L'HISTOIRE-BOUCLE DU DIABLE (partie 1)
 

 La pluie bruissait doucement sur le feuillage à peine renouvelé par le printemps naissant.

 La jeune fille regardait avec curiosité les ruisselets serpenter entre ses doigts de pieds. Comme il n'y avait rien d'autre à faire, c'était une occupation des plus agréables. Etait-ce l'eau ou bien elle qui décidait de la direction d'écoulement ? La pluie tombe-t-elle tout droit sur la terre ou la terre monte-t-elle à sa rencontre ?
 

Questions pouvant paraître oiseuses, mais qui promettent une intéressante soirée.
 

La jeune femme ferma les yeux. Le scintillement sonore de la nuit de son imagination dessina des arabesques mouvantes. De grotesques chevaux se pavanaient, affublés de panaches colorés, suivis de nains biscornus sautillant en sarabandes. Un cracheur de feu éructa un flamboiement muet de tirelire. Un oiseau aux bijoux déplacés jacassa aux pieds de son silence sibyllin.

- Ma Belle, n'es-tu point seule en ce monde ?" Lui lance un cousin éloigné du rat.

- Comment le pourrais-je, avec toute cette cacochromie ambulante ?

- Oh, fit le ratiforme, pensais-tu un instant que tu étais au milieu d'une foule ?

- Peut-être n'es-tu qu'une illusion, gloussa la jeune fille.

- QUOI ?... Par quelle outrecuidance oses-tu...?" Et il s'en alla.

 La demoiselle était bien trop amusée par cette réaction pour se vexer de ces manières. Elle continua son exploration sous le couvert de la pluie.

 Un couloir sans faux-airs, et pourtant des plus sombres, l'enveloppa de sa virginité d'os noircis. D'éparses notes papillonnaient çà et là, au son de bruits tendus aléatoirement dans le clapotis du suintement des murs
aveugles.

 Sans prévenir, le sol se rendit glissant en courbant le dos, un sourire narquois bondissant aux lèvres. Il se laissa à pousser quelques petits couinements suraigus de plaisir paroxystique en entendant le hurlement de terreur de sa victime. Son plaisir fut si fort que des convulsions hoquetantes le prirent. Il toussa même, puis s'étouffa en bonne et due forme pour finalement s'immobiliser, mort d'extase.

  La chute dura. Combien de temps, impossible à dire. Tout ce qu'il y a dire est que cela durait. La jeune femme contemplait ses pieds dans le vide. " Je n'aurais jamais cru que c'était aussi agréable de tomber..." Du fond improbable jaillissaient de longues spirales blanches. Des êtres tombaient à des rythmes différents, remontant le courant, ou bien l'observant un instant, puis vaquant à des occupations imaginaires. Elle se mit à penser, et avant même que les choses ne prissent forme dans sa tête, un essaim de mouches à viande passa en vrombissant à toute allure, mouvement soyeux le long de ses jambes, rugueux sous sa jupe, emportant sa culotte. Des confettis de vêtements s'égaillèrent dans le lointain.

 Brusquement l'air se figea, ce qui produisit chez elle un haut-le-coeur. Les restes de sa jupe la caressèrent érotiquement. Le mélange produisit une répulsion pour une chose inconnue, mais pourtant si familière. Autour d'elle, le paysage prit forme: une brume de fleurs éparses sur un tapis d'herbe sombre. Mais elle flottait apparemment encore entre deux mondes. Un mouvement rapide autour de son corps arracha ce qui la couvrait encore. Elle fit brusquement demi-tour, une terreur indescriptible lui glaçant le ventre. Une merveille tissée de diamants, d'écailles dorées, de poils d'une blancheur immaculée, au milieu desquels flamboyaient deux yeux perçants l'observait.
 

- Vous... m'avez " commença-t-elle

- Fait une de ces peurs..." continua la chose qui la fixait à présent.

La jeune fille resta interdite devant l'être d'une incomparable beauté tandis que les derniers lambeaux de vêtements se consumaient dans l'air de fraîche matinée de printemps. Ceci lui rappela

- Quelque chose...", dit l'apparition.

- Qui êtes-vous ?"

- Qui suis-je... Voilà une question qui mérite d'être étudiée avec sérieux ..."

La présence aussi délicate que la plus fine des dentelles sembla un moment perdue dans une réflexion abismale.

- ce mot n'existe pas, mais que dire d'une créature qui n'existe même pas en rêve ? Ne pouvant plus supporter la tension de l'attente mêlée à celle de la peur de l'inconnu, la jeune fille explosa :

- Et bien, allez-vous parler !?" Puis face au mutisme apparemment amusé qui lui fit écho, elle poursuivit d'un ton rageur : "Et puis allez au Diable!...

- Vous êtes injuste... Vous n'avez même pas remarqué que vous étiez arrivée."

La demoiselle se retourna, et vit que la plaine fleurie s'était enfin matérialisée. Elle voulut s'excuser mais Cela avait disparu. Le gouffre dans lequel elle tombait aussi d'ailleurs...

 Un vent charmeur entreprit de lui faire la cour, une cour passionnée comme seul peut le faire un vent, composée de senteurs délicates cueillies dans la forêt, aux calices des fleurs offertes, et de tendres caresses dans les cheveux, sur le visage, le long des bras, épousant intiment chacune de ses rondeurs discrètes, une cour ardente, cependant emprunte de délicatesse et de chasteté. La femme respira profondément, sourit, puis se dirigea droit dans la forêt.

Cette dernière était nichée au fond d'une vallée pouvant passer pour la Vallée Originelle. De grands arbres espacés formaient une voûte digne d'une cathédrale en l'honneur de la Nature. Des insectes sans âge côtoyaient les plus récentes et les plus racées des orchidées, sous lesquelles rampaient des vers antédiluviens, créatures surgies des limbes glacés de la Mer Primordiale. Un lézard tentait de
passer inaperçu sur l'écorce d'un lépidodendron sombre et cuirassé. Un... animal, d'une espèce complètement étrangère, croisa son chemin dans un fracas de branches gémissantes.
 

 La demoiselle se rendit compte tout à coup qu'elle était nue : l'herbe accueillante lui chatouillait les pieds, et en se penchant elle se vit telle qu'elle était en ce moment. Un frisson, plus dû à la honte qu'à la température, lui fit se tenir les bras sur la poitrine, comme pour se réchauffer. S'ajoutant à cela, la peur lui insuffla :

"Peut-être qu'ici il y a des tigres... " Un son lointain, pouvant ressembler à un rugissement, la fit frissonner de nouveau. L'obscurité effaça rapidement les détails, favorisant l'émergence de bruits peu rassurants. "La nuit tombe vite en forêt, se rappela-t-elle en entendant à nouveau la voix de son père, "Qui sait ce qui peut vivre en ces terres inexplorées...", avait-il l'habitude de dire en tapotant les zones blanches de la carte. "Oh! pourquoi faut-il que ce soit toujours ce type de souvenirs qui remonte à la surface dans ce genre de situation angoissante, se plaignit-elle. Petite fille, elle imaginait des monstres rampant dans le noir. A présent, c'était peut-être le cas...

 La lumière paraissait celle du midi, dans la nuit éclairée par une lune morte. Au centre d'une clairière,
posée sur une stèle sans âge, tenue par deux mains momifiées, ciselée de précieuses arabesques, magnifiée par des pierres sans prix, illuminée de façon irréelle se dressa une bouteille contenant un liquide - ou un solide ?

- animé d'obscurs spasmes intermittents. Cette scène lui coupa momentanément le souffle. Elle s'approcha timidement, butant presque sur un cercle de pierres blanches. Un instinct encore sur le qui-vive lui fit signe de ne pas avancer d'un pas de plus: la chose l'avait peut être déjà remarquée. En effet, cela se mit à remuer, là-dedans, apportant de nouvelles couleurs à la surface bleutée du
verre. La demoiselle se sentit complètement déshabillée, en admettant que ce soit possible, par un regard inhumain. Son malaise s'accrut davantage lorsqu'une voix désincarnée lui souffla à l' oreille :
 

- Quel plaisir de rencontrer quelqu'un après un si long temps enfermé dans un si petit espace!" Elle ne répondit rien, ne remua pas un cil.
 

- Quelle malchance ! ... Serais-tu muette ?" Et devant le silence effrayé, la voix poursuivit : "C'est vraiment de la guigne ! Pour une fois qu'une créature un peu évoluée se présente à moi, il faut qu'elle soit muette ! Va-t-en, je n'ai que faire de toi !" Craignant elle ne sût quelle sorcellerie, elle répondit soudain :
 

- Non, je ne suis pas muette !" Puis inquiète d'avoir commis une erreur irréparable, elle se recula lentement, se mettant de côté pour mieux fuir en cas de danger.

- Ah... Je préfère ça. Approche donc, n'aies crainte, ce n'est qu'un petit cercle magique de rien du tout, ca ne te fera aucun mal... Mais viens donc!...
 

La voix s'exclama plus fort, lui commandant de franchir le cercle en question. Elle se fit tour à tour câline, enjouée, enthousiaste, ferme, autoritaire, impérative, puis à nouveau douce, mielleuse, tentatrice, compréhensive, pour finir par exploser d'une impatience incommensurable devant l'immobilité surprise de son auditrice, car tout ceci eut lieu en quelques minutes seulement. Finalement lassée, la voix se tut. Au bout d'un moment, elle reprit:
 

- Pourquoi ne dis-tu rien ? J'attends depuis des siècles dans ce flacon maudit que quelqu'un vienne me tenir compagnie. Dis quelque chose ! Si cela était possible, je serais déjà mort d'ennui à l'heure qu'il est."
 

Puis la voix sanglota misérablement dans sa fiole étriquée. Une pitié s'empara de la demoiselle, qui laissa aller ses bras le long du corps en un geste typique d'impuissance. Un soupir marqua son visage, et son regard exprima une franche compassion à l'égard de cette chose, quelle qu'elle soit.

- Je veux bien rester un peu ici, pour vous écouter, si vous le voulez. Quant au cercle,  je ne le franchirai pas, et si vous me suppliez encore, je m'en irai...

- Non, non, ne t'en va pas ! Tout mais pas ça! Je ne le supporterais pas ! La jeune fille s'assit, les jambes repliées sous elle de côté, faisant ondoyer sa chevelure châtaine sur sa poitrine. Elle ramassa une fleur blanche qu'elle mit à
l'oreille gauche.
 

- Tu es si belle, lui dit la voix.

- Je n'ai rien d'extraordinaire, je ne suis qu'une jeune fille comme tant d'autres...

- Oui, mais ici tu es unique. Donc belle." Un instant de gêne passa.

- Qui es-tu ? demanda la demoiselle.

- Un démon dans une bouteille, semble-t-il... Et toi ?

- Une fille perdue dans le rêve de quelque démon dans une bouteille, fit-elle narquoisement.

- C'est pas de jeu ! Enfin, tu as peut-être raison..." Ils conversèrent ainsi un moment, couple étrange dans la forêt. Les insectes géants ne leur prêtaient qu'une attention limitée par leur cerveau rudimentaire. Les fleurs s'épanouissaient et se refermaient selon un rythme indépendant de la lumière ambiante. Chacune respirait à sa manière. La demoiselle eut un léger bâillement.

- Il faut que je parte, dit-elle légèrement ennuyée.

- Reste ! Lui cria une imploration déchirante. Reste, pitié, ne me laisse pas seul à nouveau!... Je te raconterai une histoire, que j'ai eu l'occasion d'entendre avant de me retrouver enfermé...

/ La suite /