Le moins que l'on puisse dire est que c'est une course du tonnerre! Bon sang, c'est incroyable le nombre d'arbres qu'il peut y avoir dans cette forêt! Mika bataille pour éviter d'embrasser un, surtout à la vitesse démentielle à laquelle il file. C'est vraiment ce qu'il préfère: slalom tout terrain style-libre dans une forêt, comme il dit! Devant lui, le gros Bakto s'applatit sur son engin pour esquiver une solide branche basse. Y'a pas à dire, ce gros lard est vraiment un coriace! La Vrimoto de Mika vrombit sous le coup de l'accélération. Un coup d'oeil aux cadrans indique que le corps principal du moteur chauffe un peu, mais que ça tiendra encore un moment. Tant mieux, se dit Mika, comme ça je vais pouvoir dépasser ce balourd.Il l'a rattrapé. Sa roue avant est quasiment dans le train arrière du TriSeg de Bakto, un modèle impossible à trois segments, idéal pour ce genre de terrain dense quand un maître le conduit. Les roues avant et arrière sont indépendante du châssis central, ce qui fait que le véhicule peut se plier comme un accordéon, ou bien peut se déplacer en translation latérale.
" Es-tu un maître, mon bon Bakto?" Mika sourit sous son casque. C'est la question qui se pose à chaque seconde de la vie, plus particulièrement dans ce genre de course.
Les deux gladiateurs zigzaguent entre les troncs de toutes tailles, accrochant toute sortes d'herbes au passage, le poursuivant collant impitoyablement le poursuivi. Heureusement que les gars en hélicoptère ont fait fuire les animaux en les effrayant!
Devant eux, un bosquet vraiment compact. Une fraction d'instant pour décider. À droite, à gauche? Au milieu! Mika joue le tout pour le tout, en misant sur son instinct de pilote. Bakto, lui est incertain, hésite, puis est obligé de prendre à droite, coupant la route de son poursuivant. Mika n'a pas bougé d'un poil hors de sa trajectoire. Le mur végétal n'est qu'une apparence, qu'il perce d'un coup. Un arbustre devant lui le défie de ses maigres branches. Il lui passe sur le côté. Un grand bruit! Un segment de l'engin de Bakto traverse fugitivement son champ de vision, lui apprenant que son concurrent est hors course. Il espère que ce n'est pas définitif!
Mika ne prend pas le temps de s'arrêter, car un hélicoptère papillonne quelque part au-dessus de la voûte verte. Il envoie un message court pour signaler ce qui s'est passé. "Pas de problème, lui répond-on, on s'en occupe. File tout droit, et casse-toi une jambe!". Ces types de la logistique! Ils ont parfois un humour un peu lourd...
Quelques temps plus tard, Mika est largement en tête, avec un groupe de trois autres courreurs, quand on annonce le couvre-feu. Les quatre motards décident de bivouaquer pour la nuit. Aaah, la détente après la bataille!... Cela fait déjà cinq jours que la course dure. En fait elle pourrait durer des millénaires s'il le fallait, vu que les engins n'ont pas besoin de carburant. Mika, tout en tirant sur sa cigarette, songe au temps d'avant la découverte du moteur à implosion: lorsque l'on organisait une course de longue haleine de ce type, on était obligé de trimballer toute une logistique monstrueuse, car les moteurs fonctionnaient avec un moteur à explosion. Un carburant y était aspiré, d'une manière ou d'une autre, et y était détruit, pour être transformé en chaleur pour la plupart, et en énergie, que le moteur transformait à son tour en mouvement. Le pilote tremble un court instant en évoquant cette image de destruction. Car le carburant était pour toujours détruit. Et il n'y en avait pas tant que ça sur la planète! Maintenant, ça n'a plus rien à voir. Le moteur est toujours alimenté en carburant, mais en fait on devrait le nommer catalysateur, ou quelque chose d'approchant. Car ce composé mercurique non-toxique se charge de capter l'énergie cosmique, que l'on appelle Qi, Vril, Aether... suivant l'usage que l'on en fait. Pour les motos, c'est le Vril, d'où Vrimoto. pour la médecine, c'est le Qi, encore que pas toujours. Et ainsi de suite. Pour la protection, c'est le Zheng. On l'utilise comme armure énergitique. Cela crée une coque entourant le corps, absorbant tous les chocs, à la manière d'un champ de force. Mais ça ne protège pas obligatoirement des torsions que peut subir le corps. D'ailleurs, Mika a eu des nouvelles de Bakto: ce-dernier n'a rien, à part une légère entorse au poignet. Hors-course pour un moment, mais pas pour toujours. "C'est quand même un sacré veinard", se dit Mika en revoyant la partie avant du TriSeg voler devant lui, "un choc comme celui-là aurait pu lui briser le cou!". Peut-être pour un rampant normal, mais pas pour un pilote comme Bakto. Y'a pas à dire, il est une sorte de maître.
Mika sort de sa rêverie, et observe ses compagnons de peloton. Il y a Rashka le Hargneux, Hatato le Tricycle, et un autre qu'il ne connaît pas et qui se nomme Hatsonomotsu.
Le premier est sec d'allure, avec de petits yeux regardant dans toutes les directions. Il a les cheveux noirs, le visage allongé avec un menton quasi inexistant, un front fuyant et un nez en pointe de flêche. Il a mérité son surnom, parce qu'il s'acharne jusqu'à la dernière extrémité. Une fois on l'a vu terminer une course avec un side auquel il manquait la roue de la cabine latérale. Il s'était débrouillé pour garder l'équilibre, jusqu'au bout, alors que son partenaire faisait le singe debout sur l'axe de la roue arrière. Une autre fois, son moteur auxilliaire avait tout bonnement pété, mais ça ne l'a pas empêché de continuer, et même de se placer troisième. Un vrai Hargneux, un courreur expérimenté.
Le deuxième est plus en chair, non pas au point de l'adipeux Bakto. Il a une barbe courte, les cheveux bruns, la tête éternellement enfoncée dans le col de sa combinaison, et les membres courts. C'est en fait un fou qui se plaît à expérimenter des formes incongrues de véhicules, un peu comme Bakto. Cette fois-ci, il a opté pour un tricycle étroit, aux trois roues indépendantes, parce que c'est plus stable. Mika n'aurait quant à lui jamais songé à ce type d'engin pour un parcours en forêt. Néanmoins Hatato se débrouille toujours pour se placer dans les cinq premiers, même s'il ne fait souvent des merveilles lors des épreuves de qualifications. Rien ne sert de courir, il faut garder le rythme, telle est sa devise. Et ça marche.
Le troisième est plutôt du genre gringalet, avec de grosses incisives qui prennent tout le devant de la bouche. Il a de très longues jambes, ce qui n'est pas toujours un avantage pour un motard. C'est aussi un jeune qui a commencé il y a peu, et qui promet beaucoup. Les deux dernières courses, il est arrivé quatrième, et second, devant Rashka, après Mika. Ce Hatsonomotsu est donc à surveiller.
Les engins sont parqués côte à côte. Tout d'abord la bécane du petit, une sorte de modèle expérimental. Les jeunes n'ont pas les moyens de s'en acheter une vraie, ni de s'en payer une ancienne. Alors il faut qu'ils bidouillent quelque chose, en rassemblant une pièce par-ci, une autre par-là. C'est comme ça qu'une partie des inventions pratiques appartenant au domaine empirique ont été trouvées. Le montage de Hatsonomotsu provient d'au moins trois ou quatre engins différents. Il en a du cran de courir avec un cafouillazibule pareil... Puis le Faufileur de Rashka. Elle est bien à son image! C'est le type d'engin haut sur patte, efflanqué, qui passe partout. Efficace, rapide, hargneux. De plus, celui-là bénéficie d'une amélioration: il peut s'applatir en cas de nécessicité. Le modèle n'est pas encore breveté, parce qu'encore trop expérimental, mais Mika souhaite de tout son coeur que cela arrive un jour. À côté, l'impossible Trike de Hatato jure avec les autres bécanes. En regardant sa criarde livrée verte et jaune, Mika ne peut se retenir de sourire. Cette... Chose est posée sur trois roues, parce que son propriétaire soutient que trois appuis sont plus stables que deux. Le train avant possède une roue démesurée pour le châssis, alors qu'à l'arrière deux petites roues se serrent les fesses. Dessus, une cabine fine jette tous les éclats de ses chromes. Enfin, la propre Vrimoto de Mika flamboie de ses couleurs rouges et or dans la lumière changeante du feu de camp. Un sacré véhicule, qui malgré ses trois cent cinquante ans, en a toujours dans le ventre. Évidemment le moteur a été un peu amélioré, et une bonne partie du châssis a été remplacé, mais dans l'ensemble, elle a gardé ses courbes rétro qui font tout son charme. L'avantage des Vrimoteurs est qu'ils ne s'usent jamais ou presque, chaque génération de propriétaires y apportant ses perfectionnements. De rares pièces accusent les sept cents ans, à peu près depuis le début de la découverte des Moteurs Vril. Mais personne ne les utilisent pour des courses. Mika possède l'un des plus anciens toujours en course, le plus âgé étant vieux de quatre cent trente-huit ans, et piloté par le Jarl Hrolfki Eylifsson, plus réputé par l'ancienneté de son véhicule que par ses capacités de pilote.
Mais pour l'heure, c'est la fête au camp. Les provisions mises en commun sont partagées, comme c'est la coutume. Rashka a eu la bonne idée d'emporter de la liqueur de chez lui. Et les quatre compères de fêter la victoire prochaine, un peu tôt il est vrai.
" C'est vrai que Bakto a mangé de la verdure? demande Rashka
- Pour sûr, le train avant de son TriSeg m'est passé devant le nez!
- Oah, arrête de galéjer, Mika! taquine Hatato.
- J't'assure! Y'avait un bosquet, tu sais un de ceux aux peuilles touffues, et bien j'ai décidé de passer au travers, et Bakto, lui, est passé sur la droite!
- Oh, la Flèche! Encore un de tes coups d'intuition! Et il a rien, le Bakto?
- Non, Hatato. Il a juste une foulure au poignet et quelques bleus...
- Quel veinard! émet admiratiement Rashka.
- Pourquoi vous appelez Mika, la Flèche?" dit le jeune Hatsonomotsu qui s'est contenté d'écouter la plupart du temps jusqu'à présent.
- C'est parce, vois-tu, explique posément Rashka, quand Mika fait une course, il la fait toujours en fonçant le plus droit et le plus vite possible.
- On a tous un surnom, durement gagné au cours des tournois, renchérit Hatato.
- Ah ouais? C'est parce que tu cours avec un Trike qu'on t'a surnommé le Tricycle?
- Naaan... C'est parce qu'il en a un de tricycle dans la tête!
- Oh, écrase, Rashka! houspille Hatato
- Allez, quoi, insiste Mika, 'faut être vraiment félé pour avoir choisi un Trike aussi emcombrant pour ce genre de terrain!
- Vous ne comprenez rien à l'Art!" répond Hatato en drapant dans une fausse dignité vexée.
- À l'Art?..." demande Hatsonomotsu.
- Dis donc, toi on va t'appeller le Benêt si tu continues..." ricane Rashka.
- T'étais pas mieux au début, intervient Hatato. Parce que dans le genre félé, le coup du Side à Deux Pattes, c'était pas mal non plus...
Et la soirée, sur ce beau départ continue de plus belle, aidée un peu il est vrai par la liqueur de Rashka.
Pendant que les trois autres se sont lancés dans un concours de blagues, Mika se retire, en feignant de vouloir s'isoler un moment. Il s'approche de sa Vrimoto, sort quelques câbles, déroule une sorte de détonateur et s'affaire rapidement sur sa batterie. En fait, il a dans l'idée de provoquer un court-jus "accidentel" des quatre engins, comme cela arrive rarement. Bien sûr, sa Vrimoto s'en tirera un peu surchauffée, mais suffisamment en bon état pour lui assurer le victoire. Quant aux trois autres... Il leur faudra vraisemblablement fourrager dans leur moteur pour y remettre de l'ordre.
Un sourire cruel aux lèvres, jubilant d'avance, Mika entreprend les branchements en deux temps, trois mouvements. Ce grilleur de moteurs à distance est une des bonnes idées qu'à eue l'un des précédents possesseurs inconnus de sa Vrimoto. Il se place dans un fourré, à côté de la petite source. Il assure sa position accroupie, se prépare à appuyer sur le bouton, glisse sur la pierre moussue au même instant et tombe dans la source.
Un grand Flash! Suivi d'un Néant absolu.
... Quelque chose qui flotte se rappelle vaguement de quelque chose quelque part très loin...
Un flou blanc l'emporte, puis une image se précise lentement, accompagnée de sensations diverses, et d'une impression de mouvement.
Comme débouchant d'un tunnel, le ciel émerge d'un paysage de petits points colorés. Un son rappelant un vrombissement de Vrimoteur décroit en même temps que la scène se précise. La première chose dont Mika prend conscience est le balancement régulier du plancher. Puis il voit trois formes qui se tiennent près de lui. Un moment il se demande s'il n'a pas abusé de la boisson: ce sont trois... Comment dire? Trois hommes-animaux. L'un le regarde de ses grands yeux de rongeur affolé, et semble prêt à détaler, s'il ne se trouvait pas sur un bateau ondulant au rythme des vagues paresseuses. L'autre a l'air désintéressé de la situation; c'est une sorte d'homme-tortue à la carapace colorée. Il regarde la paysage se limitant à un horizon brumeux en pleine mer. Le troisième est assez agité. Il tient de la fouine ou de la belette plus que d'autre chose. Il regarde des ses petits yeux vifs tout ce qui l'entoure sans jamais les poser plus d'une seconde et demi sur un objet.
Mika tente de se relever, mais il constate que ses mains sont vraiment abimées: elles sont brûlées et ce qui reste de doigts a fondu sous le coup d'une grosse chaleur. Il n'éprouve curieusement aucune douleur, ni panique, ni rien d'autre en contemplant le désastre de ses mains. C'est juste une observation de quelque chose qui est là. Il se relève tant bien que mal. Puis il essaie de se rappeler comment il est arrivé sur ce navire. Après de gros efforts le souvenir de la course lui revient. Comment a-t-il pu seulement l'oublier? La course-poursuite sur les monts neigeux de la haute montagne; le défilé si étroit qu'il est presque rentré en collision avec un concurrent en essayant de le doubler; le champ de pierres -là un sourire en revoyant Sarland bondir dans les airs en voulant sauter un rocher trop haut pour lui; et, bien sûr ce slalom enragé, style libre s'il vous plaît, contre Bakto. Et puis après, il y avait le bivouac, le feu allumé par Hatsonomotsu, les victuailles fournies par lui-même et Hatato et la liqueur de Rashka, et... Oui! Ça y est! La magouille avec les courts-circuits des moteurs! Il se rappele la chute dans l'eau. Ce n'avait pas été très prudent de sa part que se poster si près de l'eau.
" Hmmm... Si tout ça colle, alors je devrais être mort. Parce qu'avec la décharge de la batterie, je n'ai eu aucune chance de survivre..." Mika est à la fois très déçu et très étonné de se savoir pour ainsi dire mort.
" Alors c'est ça, l'autre monde? demande-t-il à haute voix.
- Ouais mon pote! lui répond la fouine en le pointant du museau.
- Ô Dieux! Je ne pensais pas que ça arriverait de si tôt! gémit le lapin.
- Parle pour toi! bongonne la tortue. En fait, on n'y est pas encore dans l'autre monde...
- Ah? Et on est où, là? demande Mika.
- Entre deux mondes, eh patate! lui lance la fouine, de plus en plus nerveuse.
- Patate toi-même, du Schnoque! C'est pas écrit sur le ciel!
- Qui c'est qu't'appelle du Schnoque, tronche molle?
- Je crois que ça ne résoudra rien..." intervient la tortue.
Mika et la fouine se regardent méchamment l'un l'autre. Effectivement, même en en balançant un par-dessus bord, ça ne changerait pas grand-chose pour les autres. Un statu quo est donc décidé tacitement.
- Regardez là-bas! s'exclame le lapin. On dirait un pays!
- Tu sembles content d'arriver, toi! crache la fouine.
- Je crois que je rappelle de quelque chose, murmure la tortue.
- De quoi?" lui crient les trois autres. La tension, sans qu'aucun ne puisse l'expliquer, est montée d'un cran. Se rappeler semble si primordial, et en même temps si douloureux!
La tortue esquisse le geste de repousser de la fumée ou un moustique. "je crois qu'il faut se cacher... il y a un comme un poste de garde devant nous...
- C'est quoi ces salades? éructe la fouine.
- Il y a un gardien à qui il faut échapper, sinon il faut que l'on se réincarne.
- Réincarner? Mais c'est quoi ces salsifis?
- Oh, arrête, tu me donnes faim, dit le lapin en roulant des yeux.
- Oui, se réincarner." dit la tortue, comme pour elle-même. "Vite! il faut se cacher!"
La fouine, de très mauvaise grâce, commence à fureter tout en se plaignant qu'elle n'y comprend rien. Le lapin, à présent affamé, renifle pour trouver une nourriture inexistante à bord. La tortue, philosophe, regarde le port qui se précise dans la brume blanche puis, après avoir posé un long regard sur Mika, se met en quête d'une cachette. Quant à ce-dernier, il n'y comprend pas plus grand-chose que la fouine colérique. Il avise un plat-bord à l'avant. En passant par dessous, il trouve un interstice tout à fait convenable. Il s'y enfonce le plus loin possible, dans l'ultime recoin à l'abri du navire des ombres, laissant les trois autres à leur chance.
Une secousse le prévient de l'arrivée à destination. Il entend la voix du lapin geindre qu'il n'y a rien à manger. "Quel idiot, celui-là!" se dit Mika. Des bruits de pas sur le pont suivi d'une courte altercation se font entendre. Le pilote se recroqueville plus encore dans sa cachette. Le lapin s'est fait reprendre. Il semble accepter son sort avec résignation. Le silence descend sur le bateau comme un voile de soie lâché au vent.
Puis un crachat vers l'arrière du navire déchire l'air. La fouine n'est pas du tout d'accord d'avoir été découverte, et se défend comme un beau diable. Finalement, elle se fait neutraliser d'une manière ou d'une autre, que l'imagination de Mika ne lui permet d'appréhender.
Des pas tournent en rond pendant un temps intolérable pour Mika. Il est tendu comme un câble d'accélérateur à plein pot, quand une exclamation le fait presque bondir. La tortue a fini par être découverte. Quelques félicitations à ce sujet se font entendre de la part du Gardien. La tortue n'y répond pas.
" Il y a en d'autres? demande le Gardien.
- Non, dit la tortue."
Une voix puissante commande la levée des amarres.
Mika attend... Longtemps lui semble-t-il. Mais il s'efforce d'attendre encore plus, jusqu'à ce que cela soit au-dela de sa tolérance. Puis, quand il en peut plus, il se décide à sortir. Prudemment, il risque un oeil dehors. Puis deux. Le paysage a bien changé. La brume s'est levée. La berge est couverte de prairies vertes, sur lesquelles poussent des fleurs innombrables aux couleurs chatoyantes. Des bêtes paissent çà et là. Des papillons volent au gré du vent. Mika sort tout à fait. Des bosquets, d'où il peut entendre des rires, alternent avec des constructions dont la fonction lui échappe quelque peu. Le navire dérive encore un peu. Le pilote ne peut pas faire grand-chose avec ses mains abimées, aussi laisse-t-il au courant le beau soin de l'amener à un port qu'il espère clément...
Le navire échoue sur une langue de sable. Il en sort prestement, patauge un peu dans la vase, et atteint la rive. Une fois pied à terre, il ressent un sorte de calme intérieur, comme il en avait jamais ressenti avant. "C'est où, ce pays?" Il n'a vu nulle part les formes de cet oiseau qui passe dans le ciel aux reflets argentés -et pourtant il en a fait des kilomètres! Le lieu lui rappelle des légendes au sujet de la terre des Héros et des Dieux... Il se met en chemin.
Il trouve un sentier serpentant le long de la rive du large fleuve. La promenade lui est vraiment agréable, et s'il n'y avait le problème de ses mains, ce serait assez proche de ce qu'il s'imagine être le Paradis. Devant lui une personne vient à sa rencontre. Comme il a passé la cap du Gardien, Mika se dit qu'il n'a pas grand-chose à perdre à demander sa route. Lorsqu'ils arrivent à la même hauteur, le pilote lance le bonjour à celui qui vient. La personne lui répond d'un ton plutôt amical.
- Dites-moi, l'ami, où sommes-nous?"
La personne, dont on ne saurait dire si c'est un homme ou une femme, ni si elle est jeune ou vieille, ni d'ailleurs quelle est la couleur exacte de ses cheveux, ni de ses yeux, mais dont la présence physique est indéniable, sort une réplique indistincte, assortie d'un geste vague qui peut vouloir tout et rien dire. Un peu décontenancé, Mika demande:
- Hmh! Où est-ce que je peux me faire réparer les mains?" Il y a un sentiment d'absurdité dans la situation.
- Par là, indique la personne, par là Bombrax s'occupe de ce genre de chose.
- Euh... Merci! Et au revoir l'ami!"
La personne a le même geste imprécis que précédemment. Mika s'aventure dans la direction indiquée.
Il escalade une colline douce, clairsemée de fleurs tendres et blanches. Le vent souffle en courtes bourrasques régulières, et les épis d'une espèce de blé dansent comme vagues sur la mer. L'air est agréable et la température est presque fraîche, malgré un soleil à la lumière crue. Le sommet de la colline se laisse enfin vaincre. Une petite plaine installée entre de doux reliefs forme une cuvette confortable aux dimensions réduites. Il se retourne pour apprécier le chemin parcouru: au loin, le serpent argenté de fleuve oscille paresseusement entre les bosquets aux essences inconnues, des nuages effilochés se promènent dans un ciel bleu profond. Il revoit le mini-cañion qui lui a causé quelques difficultés. Puis laissant là ces souvenirs condamnés à revenir au néant, il reprend sa marche. Un petit enfant, après avoir été questionné, lui indique la demeure de Bombrax. Pour cela il lui faut encore contourner ce groupe de roches. Ce que Mika fait. Il s'attendait à une maison, et c'est en fait une cuvette encore plus petite, tapissée de mousses tendres, et de fleurs odorantes qui s'offre à lui. Un géant à qui manque les deux jambes et le bras gauche l'accueille: c'est ici la maison à ciel ouvert de Bombrax. Le pilote se demande bien comment il va s'y prendre dans son état de diminution pour lui rafistoler les mains. N'en disant rien, Mika s'adresse au géant:
- Salut à Toi, ô Bombrax! Je suis Mika la Flèche. Je viens à toi, car on m'a indiqué ta demeure pour que je puise me faire réparer les mains.
- Salut à toi, Mika. Je ne sais ce que je puis faire, gronde le géant. Car sans payer cela ne va pas être simple."
Mika se laisse décevoir un court instant puis revient à la charge. Il insiste tant que Bombrax, malgré ses réticences, finit par accepter de faire son possible, si personne ne le dérange. Mais ce-dernier s'empresse d'ajouter que, pour bien faire, il lui faudrait s'occuper de son cerveau, parce que la décharge l'a bien endommagé. Mika lui répond que ce n'est pas grave, du moment que les mains sont remises en état. Alors le médecin chausse ses créations, se lève, s'avance sur ces deux jambes et lui prend l'épaule de la main gauche pour le mener vers un lit de mousse. Bombrax lui fait plusieurs propositions:
" Que dirais-tu de pistolets?
- Euh... et bien...
- Non, attend, j'ai une meilleure idée. Un lance-acide, peut-être? Non, ça n'a pas l'air de te plaire... Un lance-flamme avec un tube de trois mètres de long. Non plus. Ah, si tu savais comme c'est parfois difficile d'exercer sa créativité avec si peu de demandes!
Mika profite de la lacune dans le discours de Bombrax:
" En fait je veux juste retrouver mes mains...
Le médecin le regarde, puis dit:
- Et bien, qu'il en soit ainsi!"
Mika se laisse allonger par Bombrax. Ce dernier lui donne une petite pilule translucide. "C'est une drogue qu'il faut prendre avant l'opération", explique le géant.
Le pilote se sent immédiatement emporté au loin par une poigne de fer avec la délicatesse d'un gant de velours. Il ne sait plus exactement où il se trouve, qui fait quoi, qui est qui ou quoi. Tout ce qu'il sait est qu'il se trouve dans un soleil miroitant d'amour. Il plane quelque part avec des anges peut-être. L'herbe épouse confortablement ses formes, lui semble-t-il. Il voit avec une part de conscience qui ne lui est pas étrangère que Bombrax travaille vite et bien. Il comprend aussi en voyant ce qu'il fait, pourquoi il lui fallait absolument prendre cette drogue...
Au bout d'un temps inestimable, Mika se réveille. Il regarde ses mains, et s'aperçoit que le travail est à moitié fait. Bombrax lui explique qu'il a été dérangé dans son oeuvre.
" D'accord, mais ne peux-tu reprendre là où tu t'en es arrêté?
- Non. Il te faut partir. Le Dieu des Dieux m'a interdit d'en faire plus...
Après un moment, le pilote dit:
- Sois remercié pour ce que tu as fait pour moi. Si je peux t'aider en retour, fais-moi signe!" Mika le pense vraiment, mais le géant se contente de sourire de cette naïveté.
- Va maintenant, petit pilote!"
" Si le Dieu des Dieux a interdit à Bombrax de continuer son oeuvre, se dit Mika en contemplant ses mains presque reconnaissables, c'est qu'il est au courant de quelque chose. Il me recherche probablement... Il faut donc que je me cache à nouveau."
Sachant à présent la marche à suivre, le téméraire bonhomme se met en quête de trouver un lieu loin et profond ou il pourra se dissimuler. Il trouve une porte. Il l'ouvre, et descend dans la cave ouvragée qui s'offre à lui. La pénombre est si dense qu'il éprouve des difficultés à se répérer. Il attend.
Soudain, après un temps qu'il estime trop court, une lueur troue l'obscurité. Cela n'illumine pas vraiment, mais en même temps, chaque détail est remarquablement visible. Mika se cache comme il peut derrière une pile de vieilles caisses. Inexorablement la lueur se rapproche. Soudain, le pilote voit le Gardien au Regard Terrible! Il voit deux grands disques convexes blancs entourés d'une brume spectrale sur lesquels deux iris sombres enserrent deux pupilles de noir impénétrables, découpant la pénombre tels deux lasers!
" On ne me rejoue pas deux fois le même coup!" dit une terrifiante voix désincarnée. Mika ne peut que déposer les armes.
Dns une pièce que le captif a choisi de voir comme étant un riche cabinet de potentat, un haut dignitaire accorde une audience à l'humain. Celui-ci essaie de plaider sa cause en invoquant le fait d'avoir déjà échapper une fois au regard du terrible Gardien. Mais cela ne sert à rien, car la sentence tombe très haut. Il lui faut quitter ce lieu au plus vite. Il est amené jusqu'à une porte. On l'ouvre, il est poussé sans ménagement, mais sans violence non plus.
Dehors, Mika cherche la porte en vain. Autour de lui s'étalent des champs fleuris à perte de vue. Le ciel s'est couvert entre temps d'une grisaille quelque peu déprimante après les splendeurs qu'il a vues avant. Ses yeux se portent soudain sur Brombax.
" Comment?... Toi aussi?..."
Aux côtés du géant apparaît lentement une femme livide, à qui apparemment il manque la peau. Ce spectacle choque l'homme, mais il ne détourne pas les yeux. La question informulée reçoit sa réponse.
" C'est ma femme, explique le médecin, je veux la retrouver...
- Est-ce que je peux t'aider?
- Non. Va-t-en..."
Mika s'éloigne donc. Devant lui, se tient une porte de jardin magnifiquement scupltée, parée des charmes d'une époque suranée. Il la passe. Il se retourne, et voit une maison qui s'efface. Il veut dire quelque chose à Brombax, mais ce dernier ne l'entend pas, comme si deux mondes les séparaient déjà. Tout s'évapore. Le pilote est propulsé brusquement dans un endroit étrange.
Soudain Mika se secoue violemment. Comment a-t-il pu seulement se déconcentrer un instant? Est-ce à cause de la tension qu'il a accumulée ces derniers jours? Voilà qu'il s'est quasiment assoupi, alors que le moment ne s'y prête guère! Autour de lui rugissent les moteurs de différents véhicules au départ de l'une des courses les plus exitantes et les plus amusantes à laquelle il n'ait jamais participé: un rallye amateur dans la ville de Montpellier!