Ce document a été élaboré par André Gsponer, physicien nucléaire des hautes énergies. Directeur de l'ISRI (Independent Scientific Resarch Institute) à Genève.
à voir, sa participation pour un rapport technique en 1999 pour INESAP ( International Network of  Engineers and Scientists Against Proliferation ) :
[ http://www.inesap.org/ ] ,  [ http://www.fas.org/nuke/hew/News/INESAPTR1.html ] ,
[ http://nuketesting.enviroweb.org/hew/News/INESAPTR1.html ]


(ajout août 2002) : L'article qui suit a beaucoup circulé dans les forums de discussions de Usenet et par d'autres canaux d'echanges d'informations de l'internet sous cette forme.
A l'origine il s'agit d'un article publié au Colloque AMFPGN/ASCREN,  Assemblée Nationale, Paris, le 26 janvier 1996. Voir la Gazette Nucléaire de 1996 qui en donne les références et le contexte.


 

Le vrai visage de la simulation

André Gsponer
Réflexion à propos des essais nucléaires français
Janvier 1996
 
 

On peut distinguer aujourd'hui trois catégories d'arsenaux nucléaires: thermonucléaire, rustique et virtuel.

D'abord, il y a les arsenaux des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'O.N.U.: les Etats-Unis, La Russie, La Grande-Bretagne, la France et la Chine. Ces pays jouissent d'un privilège, reconnu par le droit international: la possession d'armes nucléaires. Juridiquement, ce statut découle du fait que ces cinq pays avaient procédé à des essais nucléaires avant 1967, c'est-à-dire avant la date fixée par le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP).

On peut qualifier l'arsenal des puissances nucléaires reconnues de thermonucléaire, car les armes les plus importantes dont disposent ces pays sont des bombes à hydrogène dont la puissance équivaut à des centaines, voire à des milliers, de kilotonnes de TNT. Ces armes ont pour fonction principale d'assurer la dissuasion nucléaire, c'est-à- dire de garantir l'inviolabilité du territoire national. Ce type de dissuasion crée entre les Etats une asymétrie considérable, jugée intolérable par certains d'entre eux. Pour cette raison, le TNP ne confère aux puissances nucléaires leur statut privilégié qu'à titre temporaire, et seulement en contrepartie de leur engagement à oeuvrer en faveur d'une élimination rapide et définitive de toutes les armes nucléaires.

Dans cette perspective, à l'occasion de la renégociation du TNP, qui s'est achevée à New York en mai 1995, les cinq puissances atomiques se sont engagées à renoncer définitivement à toute explosion nucléaire expérimentale, et à conclure durant l'année 1996 au plus tard un Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (CTBT). Ce traité d'interdiction est considéré comme la principale mesure pour ralentir la course aux armements nucléaires depuis l'entrée en vigueur du TNP. En effet, il a pour objectif de figer la technologie au stade actuel, afin de permettre l'ouverture de négociations en vue de l'élimination totale et définitive des armes nucléaires.

En réalité, comme cela a été abondamment répété, notamment par les Etats-Unis et la France, les cinq grandes puissances n'ont nullement l'intention de renoncer à l'arme nucléaire. Au contraire, tout démontre que ces pays se sont donnés, ou sont en train d'acquérir, les moyens nécessaires pour assurer la pérennité de leur arsenaux thermonucléaires. De ce fait, ils peuvent aujourd'hui sans dommage renoncer aux essais nucléaires en vraie grandeur.

D'autres pays, comme Israël, l'Inde ou le Pakistan, n'ont pas non plus l'intention de renoncer à la dissuasion nucléaire. Bien que ces pays ne possèdent pas d'armes thermonucléaires, ils disposent néanmoins d'un arsenal de bombes atomiques de première génération. Il est important de souligner que, contrairement aux bombes à hydrogène, la mise au point de ce type d'armement, parfois qualifié de rustique, ne nécessite pas d'essais nucléaires. On peut en donner pour preuve le fait que toutes les premières bombes atomiques, et en particulier celle qui a explosé sur Hiroshima, ont fonctionné du premier coup.

La prolifération des armes nucléaires constitue aujourd'hui encore l'un des plus grands dangers pour l'humanité. Ce danger résulte de la facilité avec laquelle on peut mettre au point et utiliser des armes nucléaires rustiques, dont la puissance se mesure tout de même en kilotonnes ou en dizaines de kilotonnes. Pour éliminer définitivement cette menace, il faudrait renoncer à la poursuite du développement de l'énergie nucléaire, contrôler la dissémination des technologies, maîtriser l'avancement de la recherche scientifique et, surtout, éliminer la dissuasion nucléaire.

Si l'on veut effectivement éliminer la dissuasion nucléaire, il faut encore tenir compte des arsenaux nucléaires virtuels. Ce concept fait référence à des pays comme la Suède et la Suisse, qui ont travaillé pendant de nombreuses années au développement d'une bombe atomique indigène, ou comme l'Afrique du Sud qui en a même fabriqué. Ces pays y ont finalement renoncé après avoir rejoint le TNP. Toutefois, ils conservent un savoir-faire et des équipements qui leur permettraient, s'ils le décidaient, de se constituer un arsenal nucléaire rustique dans un délai relativement bref.

Mais les arsenaux virtuels concernent surtout les grands pays technologiquement très développés comme l'Allemagne et le Japon. Grâce à leur base industrielle et à leurs ressources scientifiques considérables, notamment dans le domaine nucléaire, ils pourraient aisément et rapidement se constituer un arsenal nucléaire rustique, voire même thermonucléaire. De plus, ces pays disposent de moyens de recherche à la pointe du progrès scientifique, qui se rapprochent beaucoup des moyens dits de "simulation" que les grandes puissances utilisent pour maintenir en Etat et perfectionner leurs arsenaux thermonucléaires.

Le fait crucial, alors que les négociations pour le Traité d'interdiction des essais viennent de reprendre à Genève, c'est qu'aujourd'hui les cinq grandes puissances n'ont plus besoin d'essais nucléaires en vraie grandeur. C'est d'ailleurs ce que reconnaît un conseiller du gouvernement américain dont l'autorité sur la question ne saurait être mise en doute, dans un article publié récemment dans La Recherche, intitulé "Les essais nucléaires ne sont plus nécessaires". Dans ces conditions, quel sens faut-il alors donner au Traité d'interdiction des essais?

Pour répondre à cette question, il faut bien voir que les évolutions rapides auxquelles nous assistons depuis quelques années dans le domaine de l'armement nucléaire ne résultent pas uniquement de bouleversements politiques, tels que l'effondrement de l'URSS. Les raisons techniques sont tout aussi importantes. Ainsi, la réduction de près de la moitié du nombres des armes dans les arsenaux thermonucléaires découle principalement de la déconstruction des armes obsolètes, de l'élimination des armes destinées à des missions militairement dépassées ou douteuses, et des énormes problèmes liés au vieillissement des installations de production et d'entretien des armes nucléaires.

Les raisons techniques sont encore plus importantes pour l'évolution qualitative des armes nucléaires:

* D'une part, la maîtrise d'une technologie fondée sur plus de cinquante années de recherches et plusieurs centaines d'essais est aujourd'hui d'un niveau tel, que l'on sait qu'il n'y a plus aucun progrès majeur à attendre quant au perfectionnement des bombes A et H.
* D'autre part, cette maîtrise permet de concevoir de nouveaux types d'armes nucléaires, beaucoup plus satisfaisantes du point de vue politique et militaire. En effet, certains défauts des armes actuelles seront Eliminés, ce qui ouvre la voie à des armes nucléaires militairement utilisables, avec des puissances et des effets précisément ajustables, et surtout avec des effets radioactifs résiduels (retombées, activation du sol) réduits. Pour les petits pays il sera beaucoup plus difficile de mettre au point et de fabriquer ces armes nouvelles que les bombes A ou H: le statut privilégié des grandes puissances s'en trouvera renforcé.

Il est donc clair que les cinq grandes puissances thermonucléaires n'ont pas grand chose à gagner, sur le plan technologique, à poursuivre les essais en vraie grandeur. En revanche, les puissances qui fondent leur dissuasion sur un nombre restreint de bombes atomiques rustiques ont beaucoup à y perdre. En effet, en raison des moyens de vérification qui seront mises en places pour le CTBT, il leur sera beaucoup plus difficile de procéder à un essai le jour où elles voudront faire une expérience en vue de se doter de la bombe H. Cette conséquence est certainement désirable dans la mesure où elle freine la prolifération verticale dans ces pays. Mais on peut douter de son efficacité, dans la mesure où les progrès techniques qui mènent aux arsenaux nucléaires virtuels sont tout aussi importants dans ces pays que dans les grands pays industrialisés.

Nous l'avons déjà dit, ces techniques sont celles que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de "simulation". De quoi s'agit-il?

Pour la Direction des applications militaires du CEA, le but principal de la simulation est d'assurer la pérennité de la dissuasion. Le CEA veut ainsi se doter de moyens équivalents aux essais en vraie grandeur, sous la forme de très grands ordinateurs, et de diverses installations expérimentales très performantes.

En fait, le terme de "modélisation" conviendrait mieux que celui de "simulation". Car il s'agit moins de simuler des explosions nucléaires, que de développer des modèles mathématiques et physiques décrivant les phénomènes qui se produisent lors d'une explosion. En effet, la représentation théorique de certains phénomènes qui se déroulent dans les bombes H est encore incomplète, malgré cinquante ans d'expérimentation nucléaire, et malgré plus de deux milles explosions au total. De toute manière, la poursuite des expérimentations en vraie grandeur n'aurait probablement jamais pu changer cette situation, Etant donné le grand nombre de phénomènes complexes qui se produisent simultanément dans la fraction de microseconde que dure l'explosion d'une bombe H.

Pour mieux comprendre ces phénomènes, on envisage notamment de recourir à des microexplosions thermonucléairesen laboratoire, qui ne tomberont pas sous le coup du CTBT. En France, ces microexplosions seront réalisées à l'aide du grand laser dont la construction est prévue au centre du CEA-Cesta, près de Bordeaux.

Jusqu'à présent, le développement et le maintien en état des armes thermonucléaires reposait sur une base empirique, tributaire d'un grand nombre d'essais en vraie grandeur. Les essais en laboratoire et la simulation permettront de passer à un stade où ces opérations seront fondées sur une base scientifique rigoureuse. Cette évolution entre doublement en contradiction avec l'objectif du CTBT. Premièrement, une meilleure compréhension de la physique des explosions thermonucléaires empêchera la désintégration progressive souhaitée des arsenaux thermonucléaires. Deuxièmement, elle favorisera la conception de nouveau types d'armes nucléaires.

Il s'agit d'une évolution paradoxale car elle ne riposte pas à une menace, et réponds encore moins à un besoin. La menace, si elle existait, ne pourrait provenir que de l'ex-URSS ou de la Chine. Or ces deux pays ne possèdent aujourd'hui pas d'installation laser vraiment significative; et ils n'ont pour l'instant aucun projet concret comparable au "Laser Mégajoule" de Bordeaux, ou à l'installation équivalente dont la construction est prévue à Livermore aux Etats-Unis. Pour ce qui est du besoin, à savoir la nécessité de reconstruire à l'identique les armes vieillies lorsqu'il faudra les remplacer, les experts occidentaux, ainsi que les russes, estiment qu'on peut le faire sans installations telles que le Laser Mégajoule.

La France attribue une importance considérable à la simulation. Ainsi, pour le CEA, les résultats des essais en cours à Mururoa sont indispensables pour calibrer la simulation. D'autre part, le Président Chirac a pris un risque politique important en décidant la reprise des essais peu après la conférence de New York sur le TNP.

Il s'agit maintenant de comprendre quelles possibilités offrent les installations de simulation pour la conception de nouveaux types d'armes nucléaires. Mais il faut d'abord préciser que les Etats-Unis, comme la France, se sont formellement engagés à ne plus développer d'armes nucléaires nouvelles. Comme l'a rappelé fin janvier le représentant américain à la Conférence du désarmement à Genève, les Etats-Unis renoncent définitivement à la mise au point des armes nucléaires de troisième génération, c'est-à-dire les armes thermonucléaires miniatures, ou celles à effets renforcés, ainsi que les armes à énergie dirigée actionnées par des bombes atomiques.

Cependant, la définition juridique actuelle des armes atomiques ne recouvre explicitement que les engins à base de fission nucléaire. De même, le Traité d'interdiction dans sa formulation actuelle n'interdira que les explosions de fission. Cette interdiction n'affectera donc que les essais destinées au perfectionnement des bombes A, ou à la mise au point des amorces servant à l'allumage des bombes H, ou encore au développement des armes nucléaires de troisième génération.

En revanche, le CTBT ne prévoit pas de restreindre les expériences concernant la fusion thermonucléaire, ou d'autres processus nucléaires tels que l'annihilation matière-antimatière. Il en résulte la possibilité de concevoir une quatrième génération d'armes nucléaires, dont l'une des particularité essentielle sera l'avènement d'armements militairement utilisables, qui brouilleront la distinction qualitative entre les armes nucléaires actuelles (propres à la dissuasion) et les armes conventionnelles (destinées au combat).

Considérons deux exemples de développements qui conduisent à de telles armes, et qui tous deux entretiennent un lien direct avec les technologies de perfectionnement des armes nucléaires telles que le Laser Mégajoule.

Premier exemple, l'antimatière. Des atomes d'antimatière ont été fabriqués pour la première fois il y a quelques mois. La presse en a abondamment parlé ces dernières semaines, tout en indiquant l'existence d'un intérêt soutenu de la part des militaires. En fait, les recherches actuelles sur l'antimatière démontrent que les applications militaires réalistes impliquent l'utilisation de très petites quantités d'antimatière, de l'ordre du microgramme. En effet, une telle quantité serait suffisante pour allumer une bombe H, ce qui permettrait de se passer du plutonium, et de réaliser une arme nucléaire "propre", c'est-à-dire sans radioactivité résiduelle.

Cependant, pour fabriquer une quantité même très petite d'antimatière, les procédés actuels demeurent largement inefficaces. C'est ici qu'intervient le Laser Mégajoule: en effet, il permettra de tester des méthodes théoriquement beaucoup plus performantes de production d'antimatière.

Deuxième exemple, l'hydrogène métallique. Tout le monde sait que l'hydrogène ordinaire est un gaz inflammable de densité très ténue. Cependant, si on comprime très fortement l'hydrogène, la théorie prédit qu'il se transforme en métal, et il se pourrait que cette phase métallique soit stable à température ordinaire. En fait, tout comme l'antimatière, l'hydrogène métallique constitue un sujet de recherches important au sein des laboratoires militaires depuis très longtemps. L'une des raisons concrètes de cet intérêt réside dans le fait que l'hydrogène métallique est probablement l'explosif chimique le plus puissant qu'il soit possible de concevoir.

La synthèse de l'hydrogène métallique n'a pas encore été réalisée à ce jour. Toutefois, la théorie indique qu'une telle synthèse sera possible avec des équipements tels que le Laser Mégajoule.

Le Laser Mégajoule a d'autres applications militaires prévisibles. Par exemple, la simulation des effets des armes nucléaires, la mise au point du laser à rayons X, la production d'impulsions électromagnétiques de très forte puissance, etc.

La justification officielle de la construction du laser de Bordeaux est donc hautement contestable. En effet, tout porte à croire que la reconstruction des armes nucléaires vieillies, même dans un avenir lointain, demeurera possible sans le Laser Mégajoule, à condition que l'on prenne les mesures nécessaires pour conserver la technologie permettant la reconstruction des bombes. D'ailleurs, un des buts explicites de la série d'essais actuelle vise à tester un concept "robuste", c'est-à-dire un type d'arme qui ne devrait pas poser de problème en cas de reconstruction future.

Il est essentiel de prendre conscience que derrière l'ultime série d'essais effectuée à Mururoa se profile un danger encore plus grand: la construction à Bordeaux d'un laser permettant de réaliser des micro-explosions thermonucléaires. Vu son potentiel militaire, la simple mise en fonctionnement de cette installation annulera tous les espoirs de ralentissement de la course aux armements nucléaires.

Si la course aux armements nucléaires venait de la sorte à prendre un nouvel élan, il faut bien réaliser qu'il en résultera un effet d'entraînement considérable sur d'autres pays. Le Japon, et dans une moindre mesure l'Allemagne, disposent aujourd'hui déjà d'installations de fusion par micro-explosion de qualité comparables à celles de la France et des Etats-Unis.

Ces pays ne manqueront pas d'augmenter la puissance de leurs lasers (1), ce qui aura pour effet de renforcer leurs arsenaux nucléaires virtuels. L'Inde et Israël leur emboîteront le pas. Le monde courra le risque que certains pays se dotent d'armes nucléaires de quatrième génération en ayant pu sauter l'étape de la réalisation des générations d'armes précédentes.

En conclusion, pour que le Traité d'interdiction complète des essais devienne un traité réellement efficace en vue d'une élimination définitive des armes nucléaires, il est indispensable que sa portée soit étendue. Il faudrait notamment interdire toute expérimentation, fondamentale ou appliquée, qui mette en jeu des réactions de fission nucléaire ainsi que de fusion thermonucléaire, à quelque niveau de puissance explosive que ce soit. Dans ces conditions, les installations telles que le Laser Mégajoule prévu à Bordeaux, ou son équivalent américain à Livermore, ne devront pas être construites.

Cette extension du CTBT suppose une formulation englobant aussi bien les aspects civils que militaires de la recherche nucléaire. Ceci nécessiterait d'agir au niveau le plus élevé des politiques de la science, de la juridiction internationale, et de la diplomatie. Sur ce plan, les Etats-Unis et la France ont une responsabilité particulière, car ils sont de loin aujourd'hui les pays les plus avancés en ce qui concerne la qualité de l'armement nucléaire.
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(1) La puissance des installations de fusion par micro-explosion peut être caractérisée par l'énergie que les lasers sont capables de délivrer sur la cible à la fréquence la plus élevée. A l'heure actuelle, l'énergie des lasers les plus puissants atteint approximativement 30 kJ pour les Etats-Unis, 10 kJ pour le Japon, 6 kJ pour la France, 3 kJ pour la Russie et la Chine, et environ 1 kJ pour l'Allemagne et l'Angleterre. L'énergie nominale du Laser Mégajoule de Bordeaux sera en principe la même que celle du nouveau laser en construction aux Etats-Unis, soit 1800 kJ, ce qui correspond à une énergie de l'ordre 600 kJ à la fréquence la plus élevée.