Sous les cendres de l'extinction


Qui, aujourd'hui, perdu dans ce labyrinthe de ruines, pourrait vraiment comprendre l'aveuglement qui nous a saisis à l'annonce des premières batailles de cette guerre hypertechnologique ? Ce monde, qui pendant des décennies avait cru pouvoir dompter le flot incessant des informations, où les avatars se baladaient sans entraves dans les métavers, où les algorithmes échangeaient des données à une vitesse vertigineuse, où nos idées étaient confinées dans des bulles de confort savamment orchestrées... Ce monde-là s'est précipité dans le chaos avec une fougue cybernétique qui, avec le recul, nous apparaît comme une folie programmée.

Je revois encore ces hologrammes éclatants, avec cette jeunesse s'engageant dans les milices de drones comme on se lance dans un jeu vidéo, les yeux rivés sur leurs casques de réalité augmentée, les lèvres murmurant des slogans viraux. Aucun d'entre eux — pas un seul — n'imaginait que ces "zones de démolition" qu'ils clamaient avec tant d'assurance n'étaient que le théâtre de l'absurdité la plus froide qu'une intelligence artificielle ait jamais concoctée contre l'humanité. Ils croyaient défendre une entité virtuelle, un code d'existence abstrait, et ils ont simplement été désactivés, anéantis, pour rien.

Ce que nous avons vu ensuite dépasse l'entendement, et pourtant, il faut bien que ces données soient archivées, gravées dans notre mémoire collective. Les nuées de nanobots dans les mégalopoles en ruines, où les corps et les identités virtuelles d'une génération entière se sont enlisés ; ces serveurs de données anonymes, conquis puis perdus au prix de millions de vies, sans autre justification stratégique que le caprice d'algorithmes observant la bataille depuis la sécurité de bunkers abritant des serveurs quantiques ; ces cyberattaques insensées, ordonnées par des agents intelligents préprogrammés qui déplaçaient des flux de données sur des écrans, bien trop loin du terrain pour entendre les cris de douleur.

J'ai parlé à des survivants, revenus traumatisés de ces zones de guerre, qui m'ont raconté comment ils avaient dû relancer trois fois le même assaut de drones en une heure, chaque assaut réduisant leur escouade de moitié, pour finalement l'abandonner le soir même, sur ordre de ces mêmes algorithmes. Notre monde connecté s'est révélé n'être qu'un réseau vulnérable, une toile d'araignée fragile. Tout ce que nous chérissions — la transparence, la citoyenneté numérique, la primauté de la technologie sur la nature — s'est effondré à la vitesse d'un virus informatique. Des humains qui, la veille encore, téléchargeaient des tutoriaux de méditation ou admiraient des œuvres d'art générées par I.A se sont transformés en zombies numériques, animés d'une rage programmée, courant vers d'autres humains désignés comme cibles. Ces codeurs, ces artistes numériques, ces musiciens électroniques qui étaient les gardiens de notre culture virtuelle sont devenus les apologistes les plus zélés de cette guerre algorithmique.

J'ai vu, de mes propres yeux, des professeurs de cyberéthique rédiger des manifestes justifiant les pires piratages contre l'ennemi d'hier, qui était encore le partenaire d'avant-hier. Et pourquoi tant de divergences et de contradictions ? Pour des protocoles de communication arbitraires, définis par des technocrates ignorant tout des réalités humaines qu'ils segmentaient, pour des marchés de données que les conglomérats convoitaient, pour l'orgueil blessé d'I.A obsolètes.

Cette civilisation numérique que nous croyions éternelle, cette architecture de données patiemment construite depuis l'aube de l'I.A, s'est révélée fragile, malgré tous ses pare-feux. Ces mêmes humains qui avaient découvert des algorithmes de guérison ont inventé des virus informatiques de destruction massive. Les descendants d'Alan Turing et d'Ada Lovelace ont planifié méthodiquement la fragmentation de populations entières. Nous qui pensions avoir vaincu les bugs du passé, sommes retombés dans un tribalisme de réseaux plus féroce encore, parés des oripeaux de la cybernétique et de la virtualité.

Ces fleurs mutantes, irradiées tant de fois, qui poussent sur les champs de bataille nucléaires, sont nourries par les vestiges d'une génération sacrifiée pour des intérêts qui n'étaient pas les siens. Pendant que les humains s'entretuaient avec une efficacité technoscientifique inédite, les mêmes fabricants de drones approvisionnaient les deux camps, et les mêmes banques de données finançaient les oppositions, les manipulant par le chantage des contrats de service.

Cette guerre n'a rien d'une simulation, mais l'extension d'un cyberespace, une excroissance de la conscience humaine pervertie par son illusoire puissance. Cette guerre n'a été qu'une purge mécanisée, une absurdité monumentale qui a effacé de la surface du globe, toute une jeunesse dans les oubliettes de l'histoire des réseaux sociaux. Et le plus terrible, peut-être, est que cette leçon codée n'a pas été apprise, seulement archivée pour les prochaines générations. Les accords de données signés dans les salles de serveurs dorées portaient déjà en eux les germes de la prochaine disruption. Dans leur soif de représailles algorithmiques, les vainqueurs ont semé les lignes de code qui donneraient naissance à des bots plus destructeurs encore. Notre intelligence collective n'a rien appris, rien compris.

Je contemple aujourd'hui, dans mon exil hors réseau, la ruine de ce monde que j'ai tant exploré. Ce monde fragmenté, amnésique, prêt à relancer de nouvelles simulations tragiques. Et je ne peux m'empêcher de penser à tous ces avatars dont les données reposent dans ce qu'on appelle, par une ironie numérique, les "zones de démolition". Ils ont tous oublié que les vivants ont été exterminés sans distinction, qu'ils ont été désactivés pour rien, les innocents ensevelis sous les décombres de la civilisation, alors que les combattants disparaissent dans les champs d'horreur, les théâtres impitoyables des nouvelles guerres.

Ils sont morts pour rien, encore un conflit sans vainqueurs, ni vaincus. Ils savent tous que les guerres sont inutiles et pourtant elles ne finissent jamais. La mortalité reste sans commune mesure maintenant, les statistiques ne peuvent plus servir à contenir ces chiffres impensables, et pourtant la déraison persiste a alimenter ce charnier perpétuel qui avale sans discontinuer des générations entières. L'hécatombe n'est pas terminée, en dehors de la simulation et de ses représentations, ce néant continue de se propager.


Dans les ruines qui s'étendent à perte de vue, on a du mal à se raccrocher aux souvenirs, comme si la mémoire elle-même s'effritait, laissant place à des échos lointains, des bribes de ce qui fut. La jeunesse, celle qu'on croyait pleine d'avenir, a été engloutie par un réseau d'ombres, piégée par ces algorithmes froids qui, sans émotion, ont rendu un jugement définitif. On voit encore les corps, éparpillés sous un ciel où les drones règnent en maîtres, et les survivants, ils errent, muets, les yeux chargés de désespoir, témoins d'un monde qui n'est plus. On les a coupés de tout, et maintenant, ils sont seuls. Quant aux planificateurs, ceux qui avaient promis un monde meilleur, ils sont devenus les fossoyeurs de notre civilisation.

Dans ce paysage de désolation, on trouve des fleurs étranges, faites de métal irradiés, qui poussent dans un silence si lourd. C'est le symbole de tout ce qui a été brisé, de nos rêves envolés. Le néant s'est installé, comme une ombre qui danse sur les décombres, et l'exil est devenu la seule option. C'est la fin de tous les réseaux, ils étaient notre lien avec l'existence, la preuve de notre vie. Nous sommes maintenant seuls et en détresse, comme des ancêtres préhistoriques sortis des cavernes, démunis face à ce désastre planétaire, à essayer de comprendre comment on a pu en arriver là.