Ulysse dans la tourmente (Mel Vadeker,1999)
 

Tous cela n’est que présage, je dois d’abord survivre à cette errance quotidienne, ce périple insensé. Je regrette encore de m’être lancé dans ce piège, comme Sisyphe je n’en vois plus la fin. Je recommence toujours ma lente navigation lorsque je sens que je me rapproche de l’arrivée. Comment cela a-t-il commencé ?

Je me rappelle le désert des Tartares, de cette marche interminable, du sable brûlant, de ma peau sèche et brûlé, de mes lèvres fissurées. Je suis brûlé jusqu’aux entrailles, contournant des dunes immenses, évitant les tempêtes de sable, arpentant une piste imaginaire, des ergs à perte de vue.

Apres la sable, la pierraille, je me souviens de cette tortue dans le désert de pierre, sur le dos et complètement paralysé, le soleil desséchant sa carapace, la langue pendante. Je me voyais alors à affronter ce choix, la laisser soit à son triste sort, soit intervenir pour changer sa destinée et contrarier la loi naturelle. Comment faire pour que mon intervention ne dérègle pas l’ordre du monde, comment faire pour observer sans être impliqué ?

Pour avoir changé le cours de la vie de cet animal, je me suis condamné à l’errance, la colère de Poseidon, celui qui règne dans la mer des sables fut terrible. Pour avoir oser défier sa puissance, je fut banni de ma planète pour un monde inconnu, à cheminer sur un navire de fortune, naviguant sur les méandres de rivières infinies. Ma seule issue, tenir le cap, toujours en amont. Je dois conserver l’objectif en tête, remonter, toujours remonter vers l’origine, vers la source. Je dois traverser des mers, briser des rochers, je dois tout tenter pour me rapprocher de la fin de l'errance, pour retourner chez moi.

Je navigue le long de la rivière, remontant toujours en amont, le regard à l’horizon avec l’objectif de sortir vivant de l’Odyssée. Il faut toujours faire attention car à la fin on aura ce que l’on mérite, je n’arrête pas de me répéter cette phrase. Je ne suis même pas certain qu’elle est juste, plus je navigue et moins je crois au hasard, à moins de redéfinir le hasard comme étant cette loi encore inconnue de la conscience.

Je fais tout pour éviter la confrontation avec les animaux sauvages qui peuplent les eaux infâmes. Je sens leur souffle même la nuit, quand je suis attaqué par les moustiques je sorts sur le pont pour vérifier l’état du navire. Je scrute ensuite les rivages, je les entends ces bêtes sauvages qui longent la coque de mon bateau, ces reptiles omnivores qui n’en veulent qu’à ma carcasse. Ils aimeraient que je le lâche prise, que je me jette à l’eau comme le chante si bien les sirènes cannibales. Non, je résisterai jusqu’au bout, ma volonté n’existe plus, il ne me reste que l’espoir et l’imagination pour me maintenir en vie.

Je récolte encore les fruits de la jungle, je pèche encore avec le filet dérivant mais la vraie faim je ne l’ai pas encore assouvie. J’ai toujours cette soif, cette terrible faim de revanche. Rien ne pourra me faire plus plaisir que de sortir vivant de ce périple. Ce n’est pas une aventure, je renonce à ce terme qui à émerveiller mon enfance. Si j’avais le choix entre vivre libre chez moi ou continuer à souffrir cette quête, je n’aurais pas à hésiter. L’aventure, je la renie, je déteste cet imprévu qu’elle me jette au visage à chaque instant, à chaque seconde. Je ne veux plus entendre parler du voyage d’aventure, de rencontre inattendu. J’aspire depuis des années à ce repos tant désiré. Je rêve de retourner à Ithaque rejoindre Pénélope avant que mes forces ne m’abandonne.

J’ai confiance en mes capacités de survie, il me reste de la force pour lutter encore un moment.  La confiance peut vous tuer ou vous rendre libre, je n’ai pas d’autres alternatives, lutter jusqu'à mon dernier souffle, jusqu'au dernier espoir. Je briserai ce supplice de Tantale mais malgré tout, j’ai toujours cette impression d’être Ixion tournant dans les enfers.

L’exil, cette épopée Homérique, ce châtiment pour avoir oser défier la puissance de la nature. J’errerais dans des mondes inconnus jusqu’au royaume d’Hades où je subirais cette ultime épreuve dont je ne sais rien. Ce sera mon combat cyclopéen, mon chant du cygne.

Je patrouille dans la jungle, je quitte la mer pour explorer les méandres du fleuve, toujours avec cet espoir de délivrance en tête. Je survie jour après jour sur un rafiot que j'ai construit de toutes pièces et que je répare après chaque tempête. Je reste seul car toutes les recrues que j'ai eus jusque là n’ont pas supporté la dureté du voyage.

Je reste seul à progresser le long du fleuve, à longer une cote maritime, parcourant les fleuves pour sortir du labyrinthe d'eau, de chaleur, de pluie, de lianes, de végétations luxuriantes, de prédateurs. Je n'ai plus ce fil d’Ariane qui me rattachait à la vie normale. La solitude reste mon seul refuge. J'ai appris avec le temps à profiter du silence et de l’isolement pour me connaître, pour méditer et voir en moi cette blessure, ce tiraillement entre l'instinct de survie et la résignation du condamné.

Il arrive que certaine nuit soit plus pénible que d'autre, je récite alors :

Etre ou ne pas être
Telle est la question
Que le fou se pose
Je suis pour me prouver
Que j’existe même si
Le doute m’étreint
Je suis car je ne suis pas
Je suis car j'etais
Je suis car je vie
Pour me voir survivre
Pour me libérer
Pour me détacher
Etre ou ne pas être
Telle est la question
Que le génie se pose
Je suis pour me sauver
De l’étendue désertique
Même si le temps perdu
Renforce l’épreuve
Je suis car je survis
Je suis car je serai
Je suis car je vie
Pour me voir conquérir
Pour me renforcer
Pour m'enrichir
Etre ou ne pas être
ce n'est plus la question
 

Comment vas-tu sortir de l’odyssée ? Comment vas-tu faire pour en sortir vivant ? Comment vas-tu faire pour t’évader ? Une seule réponse me vient à l’esprit : j’ai entretenu l’espoir qu’il y aurait l’espoir qu’un jour je respirerai à l’air libre.

Il ne  reste plus qu’a maintenir le cap jusqu’au bout de soi. C’est la puissance de la chair qui fera de mon corps le véhicule de cette victoire spirituelle. Victoire de l’esprit sur la matière, victoire de la chaire sur l’acier, victoire de l’imagination sur la volonté. J’utilise la force que je ne connais pas, ces ressources cachées que je sens démesurées mais que j’ai peur d’appeler à chaque fois que ma vie est en danger. Me que faire ? Me reste-t-il le choix ? Comment faire autrement quand la mission n’est pas accomplie ?

Seul dans l’errance, ce dont j’ai le plus besoin, c’est de cette rigueur, de cette discipline ascétique pour m’affronter moi-même. Les dangers sont nombreux dans la confrontation avec soi-même, mais quand il y a le doute, il n'y a plus de doute. J’extermine alors sans ménagement mon reste d’hésitation, la moindre parcelle de faiblesse. Je suis alors l’exécutant, ma fonction est faite de l’action concrète.

Je ne peux plus perdre de temps maintenant car je suis déjà allé trop loin. Il y a une limite dans le cœur de tout homme, un point de rupture que j’ai franchi depuis longtemps. Je sais depuis que la limite entre le génie et la folie est aussi fine que le fil d’un rasoir à main.

J’ai rêvé d’une vie glissant sur le fil du rasoir et survivre sans une égratignure. C’est ma vie, c’est mon cauchemar. Je ne pense qu’a sortir de l’enfer où je me suis enfermé. Maintenant je sens une certaine unité, maintenant je sens un certain pouvoir. Je suis devenu un guerrier qui lutte pour sauver sa peau, intervenant au grès des courants et explorant les rivages. Je résisterai au déséquilibre moral jusqu'à la délivrance, jusqu’au retour au foyer près de ma bien-aimée.

J’ai tellement du mal à croire que j’existe dans cet enfer. J’ai tellement du mal à croire qu’elle m’attend et qu’elle m’aime encore. J’ai tellement du mal à croire en ce qui m’arrive. Il faut que cela cesse. On finit toujours par avoir ce qu’on veut, je rêve d’être avec elle et d’oublier les affres de la survie.

Je suis Ulysse qui espère revoir Pénélope. L’espérance est-elle justifié ? J’espère la revoir, un jour prochain, si le sort le permet.

C’est ainsi que se termine ce message éminent, cette véritable lettre que je mets dans une bouteille. Je la jetterai vers ces courants marins qui me sont maintenant connus. Je jette ce message en espérant qu’une bonne âme comprendra et transmette le message à Pénélope. Je suis en route vers toi, même si tu ne peux m’attendre, espère en moi, donne-moi un peu de ta foi pour que je triomphe du sort.