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Au sujet de l'indexicalité, l'ethnométhodologie et la critique du structuralisme en anthropologie.
par Charlie Nestel
 
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De :charlie nestel
Objet :Re: Internet et pedagogie (suite)
Seul article de ce fil
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Date :1999/10/18
 

Michel Thébault wrote:

> Mais pour revenir à l'essentiel de ton message, je retiendrai quelques
> thèmes.
>
> Pour Shomsky et Bar-Hillel, dont j'avoue ne connaître que le premier, il
> me semble qu'ils appartiennent tous deux à une même famille d'esprits,
> qui ont régné surtout aux XIXème et XXème siècles: ceux qui croient
> pouvoir englober toute la réalité dans un système fermé, en produisant non pas des
> réflexions isolées (dont certaines résisteront au temps) mais une pensée qui prétend
> expliquer définitivement le monde - ici celui des langues.

Malgré toute la sympathie libertaire que j'éprouve pour Noam Shomsky, il
me semble - à moins de le relire avec attention - qu'il s'inscrit
effectivement dans le positivisme du XIXème siècle et la théorie du
signe du début du XXème siècle. Quant à Bar-Hillel, je ne l'ai, pour
ainsi dire, pas lu. Il est cité dans tous les travaux comme étant celui
qui a mis en lumière le principe de l'indexicalité, mais le peu que j'ai
eu l'occasion de parcourir dans le texte original était hors de ma
portée, compte tenu de mon incapacité à saisir un discours axiomatique
décrit dans un langage mathématique, traduit de l'hébreu en anglais.

Ce que je sais de lui, c'est ce que l'on m'a transmis et rapporté, à
savoir : qu'il s'opposa à Noam Shomsky, mettant en lumière le phénomène
de l'indexicalité ; ce qui permit, par la suite, de démontrer
l'impossibilité de construire un système linguistique capable de tout
englober. C'est la raison pour laquelle existe un courant, tres proche
de l'ethnométhodologie, qualifié "d'informatique linguistique localiste"
qui est enseigné, entre autre, dans le DEA de sciences cognitives à
Orsay.

Par contre, je trouve ton point de vue tres optimiste. Il me semble,
bien au contraire, que l'idéologie sous-jacente à l'Education Nationale
reste le positivisme et l'induction. En tant que professeur de
technologie, les programmes me le recommandent explicitement. Et l'une
des disciplines qui pourrait, dans les collèges, apprendre à travailler
en groupware avec l'ordinateur est celle qui, précisément pratique le
plus la métaphore de l'outil, sans autre distanciation critique.
La mise en place des "groupes de nouvelles technologies appliquées" n'a
même pas pour origine l'inspection générale de technologie, mais le
directeur des écoles, monsieur Toulemonde, homme éclairé s'il en est...
 
 

> Ce genre de trouvaille a en général beaucoup de succès pendant 50 ans,
> puis  s'écroule en bloc. De plus, les arguments que tu rapportes me semblent
> discutables: la part des déictiques dans un texte n'est tout de même pas
> toujours très importante, même si effectivement ils plantent le discours
> dans un lieu, un moment et une culture. Nombre de ces déictiques peuvent
> d'ailleurs se rapporter à la réalité commune qu'est notre condition
> humaine: "Rien de ce qui est humain ne m'est étranger", disait déjà
> Térence (homo sum et nihil a me humanum alienum puto". La vision de ton
> chercheur ne me semble pas très humaniste...

Je me suis fait mal fait comprendre. J'appartiens à un courant qui n'a
pas pour intention d'être humaniste, ce qui pourrait constituer un
jugement de valeur et fausser les comptes rendus d'études de terrain.

Le mouvement de la sociologie interactionniste de l'école de Chicago
avait une telle intention. L'école de Chicago a été fondée par des
protestants qui souhaitaient remédier de manière pratique aux
dysfonctionnements sociaux d'une ville qui comptait quelques dizaines de
milliers d'habitants en 1840, près de deux millions soixante ans plus
tard. Ce n'est pas le cas de l'ethnométhodologie qui recommande, au nom
d'une exigence de "compétence unique", que les études soient réalisées
par le membre d'une communauté elle-même, non par un
"observateur-participant" qui pourrait porter un jugement en termes de
rectificatifs, remédiations, etc... Même si nous considérons les
ethnographes de l'école, les analystes institutionnels, etc... comme les
plus proches de nous, parmi les membres de la sociologie
professionnelle.

L'humanisme n'est donc pas un présupposé de l'ethnométhodologie, c'est
une conséquence logique qui relève du domaine de l'éthique. Yves Lecerf
qui fonda avec l'anthropologue Robert Jaulin le DESS d'ethnométhodologie
et informatique des universités Paris 7 et Paris 8, avait à ce propos
écrit un texte, d'une limpidité des plus fines, intitulé
Ethnométhodologie et éthique, texte qu'il prononça au Cercle d'éthique
des affaires le 29/09/1993.
Pour simplifier à l'extrême il démontre l'incompatibilité logique entre
une approche ethnométhodologique d'avec toute théorie totalitaire de la
connaissance.

L'ethnométhodologie a pour ambition d'étudier les ethnométhodes ;
c'est-à-dire les connaissances des gens, liées à la manière dont elles
ont été acquises et dont on s'en sert. Ce qui peut se traduire dans un
langage savant par "connaissance de sens commun".

Et quand tu écris : " Nombre de ces déictiques peuvent d'ailleurs se
rapporter à la réalité commune qu'est notre condition humaine: "Rien de
ce qui est humain ne m'est étranger", disait déjà Térence (homo sum et
nihil a me humanum alienum puto", sans doute. Je reçois à la fois ce qui
tient lieu de face à face entre les hommes, mais je formulerai la
question des déictiques autrement : nombre de déictiques se rapportent
à des réalités communes localement partagées par les membres. Ce qui
interdit, dans l'état actuel de connaissances, apprendre une langue
autrement qu'avec un être humain.

Ce qui, réintroduit le professeur dans le cas de l'apprentissage d'une
langue étrangère à l'école. L'éthique, l'humaniste, étant des
conséquences logiques mais non déterminantes du raisonnement.

En clair, il est impossible de faire des trucs aussi triviaux avec une
machine que d'interpérter des déictiques, ce que n'importe quel être
humain partageant une langue naturelle sait spontanément faire. Il me
semble bien que certains éditeurs de produits multimedia propriétaires
mis sur le marché prétendent le contraire, puisqu'ils affirment même,
aux Etats Unis, que l'on devrait transférer les fonds du département
d'Etat consacrés à l'éducation vers l'industrie du multimedia jugée plus
performante.
Il me semble bien, entendre çà et là, dans certains discours officiels,
en France, le même type de fantasmes.

J'y vois personnellement une dimension totalitaire.

Le prof sera-t-il obligé de suivre étape par étape, afin d'opérer les
correctifs nécessaires, une arborescence ?
De ce point de vue, ce type de cédérom m'apparaît bien plus totalitaire
que l'ouvrage d'anglais archaïque qui permettait les multiples
interprétations du maître en temps réel, au fur et à mesure des
disruptions et interactions avec ses élèves.

Ce qui me gène dans les présupposés humanistes c'est qu'ils portent en
eux une réflexivité universelle qui pourrait les amener à interpréter
des réalités locales dans une méta-langue qui ne prendrait pas en compte
les catégories mêmes du terrain.
Robert Jaulin, or qu'il était considéré comme l'un des principaux
disciples de Levi-Strauss, s'est vu censuré, ignoré, exclure toute sa
vie, par les membres officiels des différentes tribus d'ethnologues qui
géraient le savoir et les carrières, tout simplement pour avoir rapporté
les propos des indiens sur les études que Levi-Strauss avait mené sur
eux. Il devint même anthropophage afin d'approcher le plus pres possible
les allants de soi du groupe humain dont il était censé rendre compte,
en tant qu'ethnologue.

Les indiens ont bien ri en entendant les théories sur les liens de la
parenté de Lévi-Strauss et lui ont dit : "ça ne sert pas à se marier,
quand on veut se marier on change la règle".

Levi-Strauss est sans doute un brillant théoricien parisien, venu
plaquer sa propre théorie humaniste de l'homme chez les indiens, mais un
tres mauvais ethnologue de terrain. Quand Robert Jaulin, à "cinq
colonnes à la une" est venu témoigner de la disparition des cultures
indiennes, créant le concept d'ethnocide, il s'est vu reprocher par
Levi-Strauss d'avoir transgressé une règle scientifique d'objectivité,
etc... C'est l'une des raisons pour laquelle je me méfie
-méthodologiquement- des positions humanistes. Je peux, en tant
qu'homme, en tant que membre d'une communauté, les partager ; "nul ne
peut faire l'économie d'être vivant" - disait Jaulin ; mais je ne peux
pas partir de ce paradigme sur un terrain d'étude. Pour ce faire, je
dois en apprendre la langue, afin de devenir membre - c'est-à-dire
partager une langue naturelle -  ce qui réduit le champ de mon étude à
une micro-société. Ce qui n'interdit pas, par le jeu des interactions,
des réseaux - Internet par exemple - de s'opérer d'une communauté à
l'autre : des réductions. Ceux qui me semblent avoir, le mieux tiré
parti de ce modèle d'organisation, sont les contributeurs de logiciels
libres.

Ce qui diffère, à mon avis, sur le plan du paradigme sous-jacent, un
logiciel éducatif libre d'un logiciel éducatif propriétaire, c'est le
statut de l'utilisateur. Dans le cas du logiciel éducatif propriétaire
la relation est de type client/fournisseur. La démarche qualité est
principalement axée sur une charte graphique, le cahier des charges qui
doit permettre une production planifiée dans le temps, à moindre coût
d'investissement. Le client est un consommateur dont la cible est
familiale.

Ce type de produit participe pleinement à l'idéologie éducationnelle. Il
ne s'agit plus d'enseigner, mais d'éduquer. L'élève en tant que
catégorie qui renvoyait à celle de citoyen, devient l'enfant -celui dont
on veut précisément placer au coeur du dispositif éducatif. Or, même
dans ses moments les plus totalitaires, jamais les fondateurs des droits
de l'homme et du citoyen n'eurent l'intention d'opérer une confusion
freudienne entre l'homme pris en tant qu'être générique, et le citoyen
pris en tant qu'être politique. L'enfant renvoie à une catégorie qui est
celle de l'espace privé, pas celle de l'espace public. A l'école,
l'enfant devient élève. Dans l'espace public, l'homme devient citoyen.
Tels étaient les axiomes des révolutionnaires qui fondèrent la
République.

Je n'ai rien contre les cédéroms éducatifs propriétaires à la maison,
voire dans un centre de documentation, mais j'estime qu'ils n'ont rien à
foutre dans un cours, sauf exceptions. Quand je donne un cours, que je
le veuille ou non, j'ai une classe en face de moi ; pas seulement une
somme d'enfants atomisés en tant qu'êtres privés.

Quand l'espace public et privé ne sont plus lisibles par le corps
social, il y a là perte de repères, éclatement du lien social, perte
d'une intersubjectivité qui se reconstruit par d'autres détours.

C'est un fait, les cédéroms propriétaires éducatifs sont conçus pour des
mono-utilisateurs, ils ne sont pas destinés à être utilisés dans le
contexte d'un groupe-classe. Les raisons sont nombreuses. Ils ne
tournent que sur des OS propriétaires mono-utilisateurs.

A l'opposé, les systèmes de type UNIX libres et propriétaires sont
conçus pour être utilisés en situation multi-utilisateurs. Les produits
proposés sont donc non seulement plus adaptés à la situation
contextuelle d'un groupe-classe, mais lorsqu'ils sont libres ils ne sont
jamais produits finis. Ce sont des organismes cybernétiques vivants se
modifiant au rythme des interactions entre les contributeurs ; étant
considéré comme contributeur : un simple utilisateur ne sachant pas
programmer, mais compétent dans l'énonciation de ses procédures
d'apprentissage...

Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un oeil sur le site
http://perso.magic.fr/obenassy/descriptif.html

L'auteur de ce tutoriel de mathématiques, commence déjà par exposer son
intentionnalité -démarche phénoménologique, ethnométhodologique etc...
s'il en est :

: Tutoriel de mathématiques: intentions
: En théorie, quand on fait faire des exercices de mathématiques à une classe, chacun
: devrait chercher activement la solution, la plupart devraient trouver une solution et on
: n'aurait plus qu'à confronter les résultats trouvés par chacun avec une solution-type
: donnée au tableau.

Je constate qu'Odile Benassy - l'auteur du tutorial - décrit bien sa
perception des ethnométhodes d'un prof de math. Ce qui détermine les
choix qui ont présidé - l'intentionnalité - de son propre programme.

Et lorsqu'elle écrit :

: uivant la technologie client-serveur, les élèves se voient attribuer chacun, ou par
: groupes de deux, un poste de travail sur lequel est installé un navigateur.
: Sur le serveur se trouve le matériel pédagogique, au sein d'une base de données
: relationnelle que chaque client appelle en cas de besoin.
: Le professeur peut suivre de son côté, sur son poste de travail, la progression des
: élèves, et réagir immédiatement en cas de problème.

Je prouve, dans cette localité là, que la philosophie qui préside à un
applicatif éducatif multi-utilisateurs est en adéquation avec le
groupe-classe, pas le cédérom multimedia conçu pour des consommateurs,
des enfants, pas des élèves en classe.

J'arrête là, pour aujourd'hui. La suite de la réponse demain.
 

Amicalement Charlie

PS : merci de votre mediation.