Sur les liens entre phénoménologie, ethnométhodologie et psychiatrie
par Charlie Nestel

archives des forums de Usenet : fil de discussion phenoménologie, 29 articles (6 avril 2002)


De :Philippe-Charles Nestel
Objet :Re: Phenomenologie 
Groupes de discussion :fr.sci.philo, fr.sci.psychologie
Date :2002-04-07 06:44:13 PST

"V.F." wrote:

> Bonjour,
> Qu'est ce que la Phénoménologie ? Quel est son intérêt en psychologie et
> en psychiatrie ?
>
> Merci,
>
> VF

A défaut d'être capable de répondre globalement à ta question, voici une
réponse partielle.

Dans "Le moi divisé", Ronald D.Laing, l'un des pères fondateurs de
l'anti-psychiatrie, se réfère explicitement  à la phénoménologie ainsi
qu'au concept de réflexivité pour fonder sa théorie.

Charlie



De :Philippe-Charles Nestel 
Objet :Re: Phenomenologie 
Groupes de discussion :fr.sci.philo, fr.sci.psychologie
Date :2002-04-08 04:28:05 PST

"François Fuchs" a écrit :

> Philippe-Charles Nestel <cnestel@club-internet.fr> wrote in
>
> > Dans "Le moi divisé", Ronald D.Laing, l'un des pères fondateurs de
> > l'anti-psychiatrie, se réfère explicitement  à la phénoménologie ainsi
> > qu'au concept de réflexivité pour fonder sa théorie.
>
> J'ai rien compris.

Salut François,

Tu portes le prénom et le nom d'un ami dont j'ai perdu la trace... :-)

A l'origine de l'enfilade, VF a écrit :

"Bonjour, Qu'est ce que la Phénoménologie ? Quel est son intérêt en
psychologie et en psychiatrie ?"

Puis, parmi les réponses un excellent texte de Catherine Daures (que j'ai
d'ailleurs sauvegardé pour ma culture personnelle tant il m'apparut exhaustif et bien
écrit). Catherine Daures avait répondu à la première partie de la question
de VF -"qu'est-ce que la phénoménologie ?" - se limitant à l'aspect philosophique,
sans traiter de la seconde partie de la question relative à l'intérêt en
psychologie et en psychiatrie.

Parmi mes souvenirs de jeunesse, les ouvrages de Laing et Cooper (dont je
suivis certains cours à la fac de Paris 8), fondateurs de l'anti-psychiatrie qui se
référaient explicitement à la phénoménologie.

N'étant ni psychologue, ni psychiatre, je me suis bien gardé de répondre
globalement à la question de VF, en termes "d'intérêt" pour ces disciplines,
mais juste proposer un indice.

Si la question avait porté sur les sciences sociales, j'aurais davantage été
en mesure de répondre, en citant la phénoménologie sociale de Schütz qui
déclina le poste d'assistant que lui proposa Husserl, à la veille de la
prise de pouvoir des nazis en Allemagne, préférant s'exiler aux Etats-Unis où il
fonda un courant de la sociologie qui allait donner naissance à
l'ethnométhodologie.

Le concept de réflexivité - repris tardivement par Bourdieu peu de temps
avant sa mort - est l'un des axiomes de l'ethnométhodologie. Ce concept
trouve son origine dans la phénoménologie.

L'anti-psychiatrie qui était fortement en vogue après mai 68 et au début des
années 70 est un courant aujourd'hui oublié. Mais traînent encore dans
ma bibliothèque quelques ouvrages de Laing et Cooper.

J'ai notamment sous les yeux "le moi divisé" de Ronald Laing, ainsi que
"Psychiatrie et anti-psychiatie" de David Cooper. Or, s'il se réfère à
la phénoménologie, dans son avant-propos Laing met en garde le lecteur
"familiarisé avec la littérature existentielle et phénoménologique" qui
"s'avisera vite que cette étude n'est pas une application formelle de
quelque philosophie existentielle reconnue que ce soit. Il s'apercevra notamment
de l'existence d'importantes divergences entre ce qu'il lit et l'oeuvre de
Kierkegaard, Jaspers, Heidegger, Sartre, Binswanger ou Tillich".

N'étant pas philosophe, je ne suis pas en mesure de pointer ces
divergences, mais juste constater que Laing se réfère à ces auteurs,
dès l'avant-propos de son ouvrage; ce que j'interprète comme étant
significatif de quelque chose...

Puis, Laing poursuit :

"Discuter ces divergences - ou ces convergences - m'eût écarté de mon
entreprise, et ce n'en était pas le lieu. C'est pourtant à l'égard de la
tradition existentielle que je me sens la plus lourde dette".

Voilà, en premier lieu, l'indice qui pouvait éclairer partiellement la
question posée par VF et valider mes propos quant à la filiation entre
phénoménologie et anti-psychiatrie.

Avant d'aborder la réflexivité je voudrais néanmoins signaler la similitude
des propos entre l'article de Catherine Daures et les écrits de Laing et
Cooper.

Catherine Daures écrit :

" Au plan psychologique la phénoménologie permet d'examiner sans
préjugés chacun des "états" qui peuvent être vécus, de
caractériser leur structure avec rigueur y compris les structures
fonctionnelles ou opérationnelles de la vie mentale. Elle permet
aussi de considérer dans leur suite temporelle chacun des "états"
vécus par un individu et de prendre en compte son histoire
personnelle dans sa totalité. telle qu'elle est vécue par lui et
en partie constituée par  lui, par ses choix. "

Je n'entrerai pas dans les détails - encore une fois n'étant ni philosophe,
ni psychologue - même si, d'après mes souvenirs, dans " la crise des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale ", Husserl
démolit la psychologie, ce que ne relate pas Catherine Daures, en
retenant le fait "d'examiner sans préjugés".

Or, pour simplifier, de quels préjugés veulent se démarquer Laing et
Cooper ?

Principalement de ce qu'ils qualifient  "d'approche nosologique" dans
ce que l'on appelle la schizophrénie. Pour carricaturer à l'extrême
(je ne peux pas aisément résumer les nombreuses pages de leurs
bouquins), l'approche nosologique consiste à se référer à des
catagories pré-existentes, répertoriées dans des bouquins de
médecine psychiatrique, à traiter le patient comme un objet
d'observation, donc à l'abstraire de son environnement humain pour
les besoins d'une telle observation, et dégager les symptômes et
signes observables qui induisent un diagnostic.

Etant personnellement proche du courant ethnométhodologique,
j'ai donc relu Laing et Cooper (en me débarassant du fratras d'idées
gauchistes de l'époque) à la lumière de l'ethnométhodologie.

Parmi les différentes sources de l'ethnométhodologie, les écrits de
Karl Popper qui, influencé par Einstein, régla ses comptes au
raisonnement par induction; tout préjugé - pour en revenir à la
phénoménologie - étant également une induction.

Pour remettre en cause l'approche inductive de la psychologie et
de la psychiatrie traditionnelles, Laing et Cooper s'appuient sur
le concept de réflexivité, tout en se référant également à
Wittgenstein pour lequel "un vocabulaire technique est simplement
un langage à l'intérieur d'un langage, de telle sorte qu'examiner
ce vocabulaire revient à essayer de découvrir la réalité que les
mots dévoilent ou cachent".

A noter qu'Yves Lecerf, fondateur du courant radical français de
l'ethnométhodologie dans "L'affaire Tchernobyl, la guerre des
rumeurs" définit également la réflexivité en s'appuyant sur
le terme informatique de "pointeur" :

"Lorsque je pointe mon doigt en direction d'un immeuble, rien
de l'immeuble n'est contenu dans mon doigt; mais l'immeuble
tout entier est désigné, et mon doigt a été choisi pour obtenir
ce résultat ; alors que je n'aurais pas réussi aussi bien à désigner
l'immeuble entier en adoptant une stratégie d'énumération de portes,
de fenêtres, de marches d'escalier, de lignes électriques, bref
d'éléments qui sont vraiment des constituants de l'immeuble. Mon
doigt, pointé dans la bonne direction a suffi.
Une thèse centrale de l'ethnométhodologie consiste dans l'affirmation
que le phénomène de parole fonctionne pour l'essentiel à la manière
d'un pointeur. Pour rendre compte d'une réalité constituée par un
objet, un événement, etc... on s'abstiendra dit cette thèse, d'en
énumérer tous les détails, pour ne retenir que ceux qui ont un pouvoir
de suggestion, un pouvoir d'image. Les phrases que nous prononçons
doivent-être en quelque sorte des moroirs produisant un reflet de
la réalité. Et de ce mot de "reflet", on tire réflexivité qui est le terme
ethnométhodologique consacré pour évoquer ce rôle de pointeur".

De même, dans "Le moi divisé" Laing, pour reprendre à son compte
le concept de réflexivité écrit :

"L'être de l'homme peut être considéré de différents points de vue
et tel ou tel aspect peut en être objet d'étude. L'homme peut,
par exemple, être vu comme une personne ou comme une chose.
Cela dit, une même chose, vue de différents points de vue, peut
donner lieu à deux descriptions entièrement différentes, ces deux
descriptions à deux théories entièrement différentes et ces théories,
à leur tour, à deux modes d'action entièrement différents. La manière
initiale selon laquelle nous voyons une chose détermine tous nos
rapports ultérieurs avec elle. Prenons le cas de cette figure
équivoque ou ambigüe :

[là une figure représentant représentant soit un vase, soit deux
visages de profil qui se font face, selon la manière initiale que
l'observateur aura vu la figure...

On retrouve le même figure dans la thèse de Jean-François
Degremont intitulée "Ethnométhodologie et innovation technologique :
Le cas du traitement automatique des langues naturelles" dans
son article sur la réflexivité.

http://perso.club-internet.fr/vadeker/corpus/degremont/1-4-06.htm

Note perso : Degremont étant informaticien, je ne pense pas qu'il
se soit inspiré du livre de Laing, mais leurs démonstrations s'inscrivent
tous deux dans la phénoménologie]

Ce graphisme - poursuit Laing - peut être interprété comme le
contour d'un vase, soit comme deux visages tournés l'un vers
l'autre. Il n'y a qu'une seule chose sur le papier mais nous pouvons y
voir deux objets différents. "

etc...

Cher François (comme je souhaiterais que tu sois François Fuchs,
l'informaticien qui me permit de comprendre le principe du pointeur)
je suis obligé d'arrêter ce texte tapé à la volée pour reprendre
mes activités quotidiennes.

PS : je m'aperçois que j'ai totalement occulté Martin Buber qui fut
lui aussi le disciple de Husserl et dont s'est inspiré, en réalité
Ronald D. Laing.

Amicalement Charlie


De :Philippe-Charles Nestel
Objet :Re: Phenomenologie 
Groupes de discussion :fr.sci.philo, fr.sci.psychologie
Date :2002-04-09 12:04:46 PST
Constance wrote:

> JLL :
>
> >Et voient-ils la conscience comme fonction (ou produit) de l'inconscience ?
>
> Pas que je sache, mais je n'ai pas lu tout Merleau-Ponty, or sa pensée a
> évolué. Pour moi, il n'y a pas d'inconscient en phénoménologie. Mais je
> sais que je m'étais faite ramasser sur ce point ici même en disant ça...

Le concept de "vu et non remarqué" d'une certaine phénoménologie de
la perception renvoie à la notion de refoulement auquel
se réfère Anton Ehrenzweig dans "l'ordre caché dans l'art" que j'ai cité
dans une autre enfilade de fr.sci.philosophie.
Pour le feu psychanalyste Ehrenzweig, nos sens scanneraient l'environnement,
mais celui-ci serait reconstruit par les processus secondaires (conscient/
préconscient) le reste étant refoulé vers les processus primaires -
l'inconscient.

Cela dit, Psychanalyse et Phénoménologie sont deux approches disjointes.
Les liens - si liens il y a - ont été établis par les disciples de ces deux
disciplines.

De ce point de vue, s'il n'y a pas - à ma connaisance - de théorie de
l'inconscient en phénoménologie, ce qui  ne signifie pas que la
phénoménologie est en soi, opposée à l'inconscient freudien.
Certains psychanalystes, par exemple, reconnaissent volontiers que le
concept de miroir lacanien peut être interprété du point de vue
phénoménologique comme étant une réflexivité.
 
 

> Pour ce que je connais des concepts phénoménologiques, il y a un flux de
> conscience, c'est à dire que la conscience ne cesse jamais de percevoir
> (d'où la difficulté de répondre à une question du genre : à quoi tu penses
> ?), ça défile sans arrêt. Voilà l'arrière-fond en quelque sorte de la
> conscience. Tout le travail du phénoménologue est de garder la 'présence'
> de tel objet du monde à la conscience pour en donner l'essence, pour en
> entendre 'l'appel', mais là, je dois tourner heidegerrienne.

C'est précisément ce flux que nos sens ne cessent jamais de percevoir que
le psychanalyste Anton Ehrenzweig  (que je cite uniquement parce qu'il me
semble être l'un des rares psychanalystes à avoir développé une approche,
tout en restant dans le champ de la psychanalyse appliquée, très proche
d'une certaine phénoménologie de la perception) qualifie de "scanning".

D'ailleurs l'introduction de son bouquin, en français, a été rédigée par
Jean-François Lyotard...

Il y a donc des ponts entre psychanalyse et phénoménologie.
 

> Pour faire un pas en avant, j'ajoute que pour le phénoménologue, il n'y a
> pas de coupure entre le monde d'un côté et le sujet de l'autre. Aussi,
> tout ce qui de l'essence des objets du monde pourra être saisi ne pourra
> l'être que par un être au monde. Il n'y a pas d'indépendance de la
> conscience par rapport au monde. Conscience de soi et conscience du monde
> sont concomittantes. La conscience ne peut pas se désengager du monde.

Il me semble qu'il en est de même pour la psychanalyse. Les deux  approches
m'apparaissent comme étant disjointes sans pour autant s'opposer. Elles n'ont
pas le même objet.

Tralala Charlie


De :Philippe-Charles Nestel 
Objet :Re: Phenomenologie 
Groupes de discussion :fr.sci.philo, fr.sci.psychologie
Date :2002-04-08 06:48:32 PST
Philippe Alain a écrit :

>
>
> Les Sciences du langage, la Psychologie, la Psychanalyse en France ont été
> profondément marquées par la démarche phénoménologique et l'ont développé
> chacune dans son domaine. (Piaget, je crois, en Psychanalyse, confirmer
> s.v.p.).
>

Piaget bien qu'il commença une psychanalyse qu'il dut interrompre n'a,
à ma connaissance, rien à voir avec la phénoménologie.

Quant à la psychanalyse elle-même, rien chez Freud ne semble s'y référer
explicitement même s' il est toujours possible de trouver des liens a
posteriori. Par contre, effectivement, je connais personnellement des
psychanalystes contemporains qui furent influencés, entre autre,
par la phénoménologie existentielle d'un Martin Buber (cf. le je et le tu).

Cordialement Charlie