1.1.2.- De l'étude du rapport entre langage et société

Les rapports entre le langage, d'une part, et la société, la culture, d'autre part ont fait l'objet de nombreuses recherches. Pour citer à nouveau les analyses de [Ducrot et Todorov 1979] :

"La perspective choisie la plupart du temps est la suivante : on pose l'existence de deux entités séparées, langage et société et on étudie l'une à travers l'autre. On considère l'un des termes comme cause, l'autre comme effet, et on étudie l'effet en vue d'une connaissance de la cause, ou, inversement, suivant que l'un ou que l'autre se prête mieux à une analyse rigoureuse.

La plupart du temps, c'est la société (ou l'un de ses substituts) qui est le but de la connaissance, et le langage, l'intermédiaire facile à manier qui y mène.(...) Cette perspective est résolument sociologique et on pourrait lui réserver le nom de sociolinguistique.(...)

Beaucoup moins fréquente est l'attitude inverse, qui consiste à éclairer les propriétés du langage par la connaissance que l'on a de la société : soit parce qu'on ne trouve, dans ce cas qu'un déterminisme assez lâche ; soit parce que les catégories sociologiques sont par trop imprécises pour pouvoir servir de critères linguistiques. On peut citer ici des distinctions telles que "style administratif" ou "scientifique" qui viennent évidemment des catégories sociales.(...)

Il existe encore une toute autre possibilité d'étudier la relation langage-société. Il est, plus exactement, possible de suspendre l'opposition des deux et d'étudier le langage comme un fait social, comme un type de comportement. Ce n'est donc plus la mise en rapport de deux ensembles séparés mais la constitution d'un objet théorique nouveau. On pourrait baptiser anthropologie linguistique (anthropologie du langage) les études qui se situent dans cette nouvelle perspective."

Dans la première de ces trois perspectives, deux tendances se sont dégagées. La première suppose que c'est la société qui détermine le langage et que, en analysant finement les variations linguistiques, on pourra déduire des classifications sociologiques. La tentative de Wilhelm Schmidt en 1926 d'établir un rapport entre l'ordre des mots (complété-complément) et les types de sociétés patriarcales ou matriarcales relève directement de cette hypothèse. Dans certains travaux reposant également sur cette idée on trouve des résultats pour le moins inquiétants. Ainsi, par exemple, en est-il de l'ouvrage de [Van Ginneken 1935] dans lequel on trouve ceci :

"L'hypothèse adoptée est que les substrats correspondent à des types physiques d'hommes différents, à des races ; chacune a une "base d'articulation" en conformité avec son type de visage et de tête. Ainsi, le type labial ou type guttural. (...) L'idée est d'étudier, par une méthode cartographique, les parler locaux, de rechercher les types physiques représentés et de voir si les particularités phonétiques observées ont leurs analogues dans d'autres régions où se trouvent les mêmes types." Les exemples sur lesquels Van Ginneken a essayé d'appuyer sa démonstration sont les groupes présumés de brachycéphales blonds descendants de gens de langue slave dont les langages germaniques locaux présenteraient des mouillures ou des vélarisations caractéristiques...

Dans la même lignée, on pourrait également citer les textes de Koppelman où l'on apprend par exemple que les Sémites ont dans leur verbe des causatifs parce qu'ils ont l'occasion de "faire faire" des ouvrages par des animaux et des esclaves, tandis que des "formes de réciprocité" conviendraient à des chasseurs démocrates habitués à l'entraide. Comme le fait remarquer [Cohen 1971], "le malheur est que la forme réciproque est un des thèmes dérivés les plus employés du verbe sémitique".

C'est Von Humboldt qui, au XIXème siècle, introduira la seconde tendance qui postule que le langage n'est pas le reflet mais la cause des transformations des structures sociales ou culturelles. Si la connaissance de la société est toujours l'objectif de la recherche, le langage prend ainsi une importance considérable puisqu'il ne sert pas à désigner une structure préexistante mais parce que c'est lui qui organise le monde.

Cette hypothèse schématisée dans le célèbre slogan "la nation c'est le style" conduira à de multiples travaux visant, à travers l'étude de la langue, à identifier des "nations". Ainsi, on cherchera à identifier, par comparaison, "l'esprit national allemand", "l'esprit national français" [Strohmeyer 1910] ou "l'esprit national chinois" [Margoulies 1943].

La seconde perspective donnée ci-dessus par Ducrot et Todorov est celle qui consiste à étudier la langue à travers les connaissances sur la société et la culture. On a pu émettre l'idée que des climats, des modes de vie peuvent avoir des effets linguistiques (par exemple, on ouvrirait moins la bouche dans les pays froids). Ainsi, [Koppelmann 1939] considère les conditions matérielles de l'existence en société et en déduit des influences directes sur le langage.

C'est ainsi qu'il propose une classification des langues. Il y aurait des "langues confidentielles" à différences d'intensité atténuées et à sons discrets, qui seraient celles des communautés où les gens doivent éviter des éclats de voix, faute de pouvoir s'isoler (les javanais qui vivent dans des maisons quasi ouvertes et proches les unes des autres), des "langues d'intérieur" à forts contrastes, parlées librement dans des murs épais (les allemands et les hollandais), des "langues de plein air" ou "langues d'appel" à ton égal et prédominance de voyelles portant loin, avec prédominance de syllabes (les polynésiens pêcheurs qui habitent au bord de la mer bruyante), etc.

[Cohen 1971] propose une description globale des compartimentages sociaux dont la prise ne compte permettrait d'identifier les caractéristiques de différentes variétés de langages. Il insiste fortement sur le fait que, suivant les sociétés, les divisions de diverses natures coïncideront ou non : "Par exemple, des métiers différents sont exercés ou non dans des habitats distincts, correspondent ou non à un niveau social plus ou moins strictement déterminé, etc. Toute description particulière de la vie d'un groupe, et par conséquent des conditions linguistiques devrait chevaucher sur les divisions établies ici. L'ordre des ces divisions est arbitraires et n'implique aucune considération de valeur. L'importance des causes de compartimentage doit être apprécié à part dans chaque société."

On en arrive évidemment à une combinatoire de grande ampleur qui, si on pousse cette idée jusque dans ses derniers retranchements, amène à considérer qu'il y a autant de langues que d'individus. Mais Cohen ne va pas jusque là et propose de distinguer comme facteurs importants de différenciation linguistique les éléments suivants :

A.- l'habitat (nomades, citadins et campagnards, avec des sous-sections qui correspondent, par exemple aux quartiers dans les villes)

B.- les niveaux sociaux (classes au sens marxiste ou castes, niveaux d'éducation)

C.- les religions (langues religieuses et langues savantes, langues religieuses et langues courantes)

D.- les professions et occupations temporaires

E.- les ségrégations temporaires ou non (soldats en campagne et en caserne, élèves des grandes écoles et universités, communautés religieuses et couvents, malfaiteurs, prostituées, prisons et bagnes, éléments en marge sédentaires ou errants, théâtre, chasseurs et pêcheurs, sourds-muets et bègues)

On voit la limite de cette perspective qui ne cessera de se trouver dans l'obligation de reformuler ses partitions afin d'incorporer tout nouveau groupe étudié et qui sera bien en peine de trouver un fondement "objectif", c'est à dire indépendant de l'appartenance sociale et de l'idéologie du chercheur, à la partition proposée.

La troisième position décrite par Ducrot et Todorov consiste à suspendre l'opposition langage-société et de considérer le langage comme un fait social, un type de comportement. Saussure avait déjà l'intuition de cette possibilité lorsqu'il disait, dans son cours de linguistique générale que "le langage a un côté individuel et un côté social, et l'on ne peut concevoir l'un sans l'autre. (...) Il est une institution actuelle et un produit du passé". Mais ce sont Durkeim, Malinowski et Meillet qui affirmeront clairement cette posture. Ainsi [Meillet 1921] dit :

"Une langue est un système rigoureusement lié de moyens d'expressions communs à un ensemble de sujets parlants : il n'a pas d'existence hors des individus qui parlent (ou qui écrivent) la langue ; néanmoins, il a une existence indépendante de chacun d'eux ; car il s'impose à eux ; sa réalité est celle d'une institution sociale, immanente aux individus, mais en même temps indépendante de chacun d'eux, ce qui répond exactement à la définition donnée par Durkeim du fait social".

Si l'on ajoute à cette première idée celle qui avait été exprimée dans la célèbre phrase "La fonction d'un fait social doit être recherchée dans sa relation avec quelque fin sociale" [Durkeim 1895], on voit que la langue est donc considérée comme un mode d'action dont l'étude s'inscrit dans le projet de connaître une société "avant tout en saisissant les buts qu'elle vise et en déterminant les moyens qu'elle emploie pour les réaliser".

Tout en affirmant clairement sa position, Malinowski est souvent prudent quant aux interprétations qui peuvent être faites de ses travaux. Ainsi, avant d'analyser des textes d'incantations, dans [Malinowski 1922] :

"Le but de ce chapitre est de montrer, par une analyse linguistique de deux textes magiques et par l'exposé sommaire d'un plus grand nombre d'autres, quel genre de mot est sensé exercer une influence magique. Ceci, bien entendu ne signifie pas que nous nous abusons au point de croire que ceux qui ont imaginé et combiné la magie aient possédé une théorie de l'efficacité des mots sur lesquels ils se seraient appuyés en inventant la formule. Mais, tout comme l'observation du comportement humain permet de déceler les idées et les règles morales qui, bien que non codifiées, sont en vigueur dans une société ; tout comme l'étude des us et coutumes mène aux principes fondamentaux du droit et du savoir-vivre social ; tout comme l'examen des rites révèle quelques postulats de la croyance et des dogmes - de même l'analyse des expressions verbales à l'état brut de certains modes de pensée dans les formules magiques, nous donne des raisons de croire que ceux qui les conçurent ont dû, d'une manière ou d'une autre, se laisser guider par ces schèmes. Savoir comment envisager les rapports entre, d'une part, une façon typique de penser dans une société, et, de l'autre, les formes concrètes sous lesquelles celle-ci se cristallise, est un problème qui relève de la psychologie sociale. Eu égard à cette branche de la science, nous nous trouvons, en ethnologie, dans l'obligation de rassembler les matériaux, mais nullement tenus d'empiéter sur son champ d'étude."

Malinowski est également prudent quant à l'importance qu'il convient d'accorder à la langue : "Il ne faut pas oublier que, pour très intéressants qu'ils soient, ces documents (les textes des incantations) ne constituent pas la source unique, ni même la plus importante de l'information ethnographique. L'observateur doit les interpréter en s'inspirant du contexte de la vie tribale. Et c'est l'étude personnelle et directe des réalités objectives et des bases du système social qui apportera au chercheur la connaissance nécessaire de maints usages et données sociologiques, fort rarement relatés dans les textes."

On peut remarquer qu'il introduit ici avec force l'idée très nouvelle pour l'époque, que le chercheur doit faire son enquête lui-même sur le terrain. En effet, avant Malinowski, la démarche la plus courante était d'envoyer sur le terrain des "explorateurs" qui pratiquaient une activité de récolte, d'inventaire et d'étiquetage de faits sociaux qui étaient, ensuite et hors contexte, analysés par les "savants".

Par ailleurs, on voit apparaître l'idée que les analyses faites par le chercheur doivent être séparées de la fourniture des données brutes afin de permettre ultérieurement à d'autres chercheurs de travailler dessus sans qu'elles soient "polluées" par une première interprétation :

"Nul ne songerait à apporter une contribution scientifique dans le domaine de la physique ou de la chimie sans fournir un rapport détaillé sur l'ensemble des dispositions prises lors des expériences ; un inventaire exact de l'appareillage utilisé ; un compte rendu de la manière dont les observations ont été pratiquées, de leur nombre, du laps de temps consacré, du degré d'approximation prévu pour chaque mesure.(...) En ethnographie, où un exposé honnête de telles données est peut être plus indispensable encore, on constate, hélas, que, dans le passé, on s'est en général montré avare de précisions et que, loin de s'attacher à nous dire ouvertement comment ils ont abouti, beaucoup de chercheurs ont préféré livrer leurs conclusions toutes faites, sans rien nous dévoiler de leur genèse.(...)

J'estime que seules possèdent une valeur scientifique les sources ethnographiques où il est loisible d'opérer un net départ entre, d'un côté, les résultats de l'étude directe, les données et interprétations fournies par les indigènes et, de l'autre, les déductions de l'auteur, basées sur son bon sens et son flair psychologique.(...) Il faut que le lecteur puisse évaluer avec précision la part de connaissances personnelles qui entre dans les faits rapportés par l'auteur, et se faire une idée de la façon dont les renseignements ont été obtenus des indigènes.(...)

L'ethnographe est à la fois l'historien et son propre chroniqueur.(...)

Il doit appliquer des principes méthodologiques qui peuvent se regrouper dans trois rubriques principales. Avant tout, bien entendu, le chercheur doit avoir des visées réellement scientifiques, connaître les normes et les critères de l'ethnographie moderne. En second lieu, il doit se placer lui-même en bonnes conditions de travail, c'est à dire, surtout, vivre loin d'autres blancs, au beau milieu des indigènes. Enfin, il lui faut appliquer un certain nombre de méthodes particulières en vue de rassembler, d'utiliser et d'arrêter ses preuves."

La démarche de Malinowski l'amène à proposer de classifier les actes de langage d'après leur fonction. Cette proposition sera reprise, de façon indépendante, par les linguistes de l'école fonctionnaliste et par des psycholinguistes comme Bühler. On verra ainsi apparaître l'idée d'une triple fonction de l'acte élocutoire, une fonction de représentation qui renvoie au contenu communiqué, une fonction d'appel au destinataire qui est concerné par le contenu et une fonction d'expression qui manifeste l'attitude psychologique et morale du locuteur.

[Cohen 1971], à la place des fonctions de Malinowski ou de Bülher, parlera de "puissances du langage" et propose une autre structuration également fonctionnelle :

A.- La parole et les forces extra-humaines (cérémonies totémiques, conciliation des esprits, magie, sorcellerie, divination, religion, noms d'êtres, noms de lieux)

B.- Les formules efficaces dans les rapports entre les hommes (rencontre et séparation, demande et remerciement, intronisation et exclusion, félicitations, souhait, blâme, condoléances, dédicace, engagement, serment, hostilité et pacification, prescriptions codifiées)

C.- La persuasion et l'instruction (joutes oratoires, plaidoiries, discours dans les assemblées délibérantes, édification et exaltation, propagande religieuse et politique, réclame, enseignement, enquête et suggestion, raisonnement en forme et analyse des termes)

D.- Le divertissement (Littérature, théâtre, radio et télévision, jeux de mots)

Faisons ici un retour au paragraphe précédent (du sens et des mots) en allant du côté de la philosophie. Depuis le début du siècle, des philosophes anglais, qui s'intitulent eux-mêmes "philosophes du langage" et appellent leur recherche la "philosophie analytique" soutiennent que la plus grande partie de ce qui a été écrit en philosophie est non pas faux, mais dépourvu de sens, et ne tire son apparente profondeur que d'une mauvaise utilisation du langage ordinaire. Les prétendus problèmes de la philosophie morale apparaîtront sans objet dès que l'on aura éclairci le sens que possèdent, dans le langage ordinaire, des mots comme "bon", "mauvais", "devoir", etc.

Leur thèse principale [Wittgenstein 1920], puis, plus récemment, [Austin 1961] est que les problèmes philosophiques viendraient de ce que les mots ordinaires sont utilisés hors de propos, ce qui les amène à proclamer que "le sens c'est l'emploi" et à se donner comme projet, en vue de décrire le sens des mots, d'en indiquer le mode d'emploi, c'est à dire quels sont les actes de langage qu'ils permettent d'accomplir. On rejoint ici les préoccupations de l'anthropologie linguistique dans une activité minutieuse de classification des différents emplois possibles du langage et des différents emplois possibles de chacune des expressions particulières du langage.

L'ethnométhodologie se situe dans la continuité de la troisième proposition de Ducrot et Todorov (on suspend l'opposition entre langage et société) mais émet de nouvelles hypothèses. En voici, parmi d'autres, trois qui me semblent importantes car elles dépassent très largement les frontières de l'ethnométhodologie.

On retrouvera tout d'abord dans l'ethnométhodologie une transposition aux sociologues de la critique des philosophes du langage aux philosophes. Pour Garfinkel, la sociologie est une glose sans intérêt car elle ne sait pas définir les mots qu'elle utilise alors même qu'elle les emprunte au langage ordinaire tout en transformant leur sens. Et la sociologie ne sait pas, du fait même qu'elle utilise le langage naturel, ce qu'elle est en train de faire.

Comme cet argument est utilisable en retour à l'encontre des ethnométhodologues eux-mêmes, une réponse double est faite : Toutes les sciences qui utilisent le langage naturel ne savent pas ce qu'elles font et pratiquent une glose sans intérêt sauf si, comme l'ethnométhodologie, elles informent en permanence le lecteur de ce fait et contextualisent en permanence leur discours.

Une seconde avancée de l'ethnométhodologie, en particulier par rapport à la sociologie durkeimienne mais aussi à l'ethnologie malinowskienne et à l'anthropologie structurale, consiste en la réintroduction du sujet dans l'étude (avec un slogan : l'homme n'est pas un idiot culturel) et le refus de considérer que le fait social existe indépendamment des membres du groupe. En particulier, pour la langue, également considérée comme un fait social, l'affirmation que les membres du groupe réinventent la langue à chaque instant de leur pratique de groupe et ne sont soumis en aucune sorte au diktat d'un objet hypothétique appelé langue.

Une troisième avancée de l'ethnométhodologie est la prise en compte de l'existence de l'observateur et du rédacteur. S'il veut effectivement fournir une description réutilisable des faits observés (avant, d'en faire par ailleurs son analyse personnelle), comme le préconise à juste titre Malinowski, l'ethnologue doit acquérir ce que Garfinkel appelle la compétence unique, c'est à dire qu'il doit devenir pleinement membre de la communauté étudiée et non pas rester observateur car, dans ce cas, il n'a aucune chance de réellement comprendre ce qu'il voit (car il ne partage pas l'action et donc le langage de l'action) et, par conséquent, aucune chance de pouvoir le décrire. D'une certaine façon, l'ethnométhodologie organise une communication : étudier, c'est être membre.