1.1.1.- du sens et des motsLe débat des sophistes qui se posaient le problème de donner des noms aux choses apparaît sous la forme suivante :
a) Un sens, un mot
D'une part Cratyle, dans la lignée d'Héraclite, soutient qu'il y a nécessairement un rapport naturel entre les noms attribués et les choses désignées et que, en l'absence de ce rapport naturel, il n'y a pas de réalité du nom. Les noms seraient tous dérivés d'une liste de noms primitifs par des transformations (échanges ou ajouts de lettres, par exemple) que l'étude, par la recherche des transformations inverses, permet de retrouver. Les noms primitifs résulteraient, pour leur part, d'une relation directe entre leur sens et leur sonorité, en supposant qu'à chaque son élémentaire est attribué une valeur naturelle (le "i" représenterait la légèreté, le "d" représenterait l'arrêt...). Il y a donc, dans cette thèse, le principe d'une bijection, éventuellement cachée mais déductible de l'analyse étymologique de la forme, entre le nom et la chose désignée. A chaque chose, un nom et dans chaque nom, une chose, l'étude des noms étant équivalente à l'étude des choses. On retrouvera chez Leibniz cette hypothèse d'une étymologie capable de nous permettre de retrouver une langue primitive basée sur une valeur expressive des sons. Ce projet sera celui des grammairiens comparatistes et hegelliens du XIXème (Bopp et Scleicher, entre autres) à la recherche de la langue mère idéale et primitive, l'indo-européen, d'où seraient issues, dans un processus de dégradation (au sens négatif du terme) nos langues actuelles.
b) un sens, des mots
D'autre part, dans le sillage de Démocrite, est soutenue l'hypothèse que c'est par convention que des noms sont attribués aux choses, dans un arbitraire régi par les usages, les lois et les institutions. Les noms et les choses font l'objet d'études séparées, et l'existence de la réthorique trouve ici sa justification.
Platon, pour sa part, reconnaît l'arbitraire du choix du nom et, simultanément, pense qu'il existe des universaux sémantiques dont l'étude se fait en dehors du langage. Cette étude, une fois faite, permettrait éventuellement de construire un langage idéal. Dans l'activité du philosophe, l'approche du problème consiste donc d'abord à élucider les notions (universelles) utilisées dans la formulation en langage naturel du problème. Ainsi, le problème de savoir si "l'escrime rend courageux" (dans le début du Lachès) est transformé en la recherche d'une signification générale "qu'est-ce que le courage ?". Une fois trouvée cette signification générale, on peut en déduire tous les usages de ce mot. Il y a donc ici concept universel (et unique) dont les représentations sont multiples et arbitraires, sauf dans le langage idéal où elles ne seraient plus qu'arbitraires.
C'est en filiation directe de cette hypothèse que s'élaborent les grammaires générales du XVIIème siècle. La nécessité de communiquer fait que la parole est le miroir, le tableau, l'imitation, la représentation de la pensée. La parole n'est pas seulement signe mais elle comporte une analogie profonde avec la pensée. Et comme, à cette époque, on pense qu'il existe une pensée logique universelle, on comprend qu'il puisse y avoir une grammaire générale du langage, principe universel de fonctionnement sur lequel se superposent des représentations particulières, guidées par les usages, qui débouchent sur des langues particulières. Bien entendu, la connaissance des principes universels du langage peut alors être obtenue par l'étude des opérations logiques de l'esprit et des nécessités de la communication.
Plus proche de nous, Saussure, s'il est en accord avec l'idée que la langue est fondamentalement un instrument de communication, ne pense pas que la langue doit représenter une structure de la pensée qui existerait indépendamment de toute mise en forme linguistique. Bien au contraire, il réaffirme dans son cours de linguistique générale d'une part la thèse de l'arbitraire linguistique fondamental et, d'autre part, la thèse de l'arbitraire du signe isolé. En effet, si chaque signe était une imitation de son objet, il serait explicable par lui-même, indépendamment des autres et n'aurait pas de relation nécessaire avec les autres. Ces thèses lui permettent alors de déboucher sur la théorie du signe : chaque langue est caractérisée par son expression, c'est à dire par les sons qu'elle choisit pour transmettre la signification, et par son contenu, c'est à dire par la façon dont elle présente la signification, dont elle découpe la réalité extra-linguistique. Saussure introduit ici deux idées forces :
a) La langue n'est pas substance mais forme
Ce qui fait différence, entre deux langues, ce n'est pas la chose signifiée, puisqu'il semble toujours possible de traduire n'importe quelle idée d'une langue à une autre, mais c'est qu'une même signification ne prendra pas la même forme d'une langue à l'autre. Ainsi, par exemple, l'idée exprimée en français par "grand comme un mouchoir de poche" s'exprimera en japonais (retraduit mot à mot en français) par "petit comme le front d'un chat".
b) Toute langue est à la fois expression et contenu
Ce qui fait la différence entre deux langues, c'est que les équivalents d'une langue à l'autre n'ont que très rarement le même contenu sémantique (le même signifié). Ainsi, par exemple, le mot français "interrupteur" n'a pas exactement le même contenu que son équivalent anglais "switch". Ceci amène donc à décrire les langues sous leurs deux aspects, l'expression et le contenu et à introduire une distinction rigoureuse entre signifiant, référent et référé (appelé aussi signifié). Ainsi, par exemple, on aura le signifiant formé du son (entendu) ou de la la chaîne de caractères "mère" (lue), le référent de "mère" qui renvoie à l'objet précis dont il est question, le référé de "mère" qui sera le concept de mère (non pas d'une mère en particulier ou de l'ensemble des mères mais qui sera l'ensemble des choses auquel le signifiant renvoie, par exemple le bébé, le sein, la poussette, l'idée d'amour, de protection, de chaleur, etc.).
Comme le disent [Ducrot et Todorov 1979] :
"Le besoin humain de motivation amène à créer des classes de signes où règne seulement un arbitraire relatif, où le même type de dérivation s'accompagne d'un contenu sémantique analogue. Ainsi l'organisation de la langue en catégories de signes est liée à l'arbitraire du signe isolé, qu'elle permet de dépasser.(...) La façon la plus radicale d'affirmer l'arbitraire linguistique consiste à soutenir que les unités minimales mises en oeuvre par une langue particulière ne sont pas susceptibles d'être définies indépendamment de cette langue. Cette affirmation comporte elle-même au moins trois moments distincts :
a) Le premier est d'affirmer que les unités dont se servent les langues (phonèmes, traits distinctifs, sèmes, notions grammaticales) ne sont fondées sur rien d'autre que sur leur emploi linguistique : aucune contrainte physique ou physiologique ne prédispose la multitude des sons que l'on peut prononcer en français pour réaliser la voyelle "a" à constituer en seul et unique phonème. Et, de même, l'ensemble de nuances de couleurs désignées par le mot "vert" n'a, du point de vue de la réalité physique ou psychologique, aucune unité objective. Ainsi, le découpage de la réalité extra-linguistique en unités linguistiques ne serait pas dessiné en filigrane dans les choses, mais manifesterait le libre arbitre de la langue.
b) Un deuxième moment de la croyance à l'arbitraire consisterait à dire que le découpage effectué par le langage dans la réalité extra-linguistique varie d'une langue à l'autre. Il n'est donc pas dû à une faculté générale du langage, mais à une libre décision des langues particulières. Pour tenter de le prouver, on montre par exemple combien les phonèmes varient d'une langue à une autre ou que la même réalité sémantique est organisée différemment dans des parlers différents.(...)
c) Dans sa forme la plus aiguë, la croyance à l'arbitraire linguistique ne se fonde plus sur le découpage de la réalité phonique ou sémantique par les différentes langues, mais sur l'idée que la nature profonde des éléments linguistiques est purement formelle. Telle qu'elle a été élaborée par Hjelmslev, à partir de certaines indications de Saussure, cette thèse consiste à affirmer que l'unité linguistique est constitué avant tout par les relations qu'elle entretient avec les autres unités de la même langue. Dans cette perspective, chaque unité ne peut se définir que par le système dont elle fait partie. Il devient alors contradictoire de retrouver dans les parlers différents des unités identiques et de se représenter les diverses langues comme étant simplement des combinatoires différentes, constituées à partir d'un ensemble universel d'éléments donnés dans la faculté humaine du langage. Tout élément comportant en son centre même une référence au système linguistique dont il fait partie, l'originalité de chaque langue n'est plus un phénomène contingent mais nécessaire, qui tient à la définition même de la réalité linguistique. Une langue ne peut plus alors être autre chose qu'arbitraire."
Les thèses de Saussure et les écoles affiliées, fonctionnaliste et, dans une moindre mesure, glossémaliste, brisent l'idée des grammairiens que la langue représente la structure de la pensée, mais elles reposent cependant sur l'hypothèse de l'existence d'une réalité sémantique objective et substantielle, même si cette réalité est particulière à certains groupes sociaux ou à certaines époques.
La remise en cause de cette hypothèse prendra, entre autres, deux formes bien distinctes : d'une part, le courant behavioriste avec en particulier l'un de ses dérivés, le distributionalisme, et, d'autre part, le développement de la sémiologie de Peirce.
Le behaviorisme, fondé par Watson en 1924, nie purement et simplement l'existence de la pensée telle qu'elle était conçue jusqu'alors. Watson affirme sa volonté de "briser définitivement la fiction suivant laquelle il existe quelque chose comme la vie mentale" en disant que "ce que la psychologie appelle pensée n'est rien d'autre que se parler à soi-même". Le langage est réduit à un ensemble de réponses verbales à des situations dans un processus de stimulation-réaction. Il en découle que l'apprentissage du langage est ramené à une accumulation d'habitudes ou de réflexes augmentant avec l'âge. Il n'y a pas de sens, mais des actes de parole, qui ne sont qu'un type particulier de comportement. Et le comportement est explicable en totalité (et donc devient prévisible) uniquement à partir de l'étude des situations dans lesquelles il apparaît.
Watson et surtout Bloomfield en déduisent que la parole doit pouvoir également être expliquée uniquement par l'étude de ses manifestations externes, s'opposant ainsi totalement à ce qu'ils appellent le mentalisme qui donne la parole comme résultant de pensées internes au locuteur. Dans l'attente de cette future explication, les distributionalistes se donnent uniquement comme projet une activité descriptive du plus grand nombre possible d'énoncés effectivement émis par les locuteurs, sans chercher à en expliciter le sens. On voit ici clairement la séparation entre distributionalistes et glossémalistes [Ducrot et Todorov 1979] :
"a) Le formalisme glossémaliste concerne à la fois le plan de l'expression et celui du contenu. Le formalisme distributionaliste, au contraire, ne concerne que le premier. Il est donc formel non seulement au sens des mathématiciens, mais aussi en ce sens banal, qu'il concerne seulement la forme perceptible de la langue.
b) Contrairement à la combinatoire distributionnelle, celle des glossémalistes, puisqu'elle doit aussi s'appliquer au domaine sémantique, n'est pas de type linéaire ; elle ne concerne pas la façon dont les unités se juxtaposent dans le temps et dans l'espace, mais la pure possibilité qu'elles ont de coexister à l'intérieur d'unités de niveau supérieur".
Charles Sanders Peirce prend, pour sa part, une voie bien différente de celle des behavioristes. Il commence par décrire l'ensemble de l'activité humaine sous une forme triple : la Primarité qui correspond aux qualités senties, la Secondarité, qui correspond à l'expérience de l'effort et la Tertialité qui correspond aux signes. Peirce définit ensuite le signe comme étant "un premier, qui entretient avec un second, appelé son objet, une telle véritable relation triadique qu'il est capable de déterminer un troisième appelé son interprétant, pour que celui-ci assume la même relation triadique à l'égard du dit objet que celle entre le signe et l'objet. Le signe n'est pas un signe à moins qu'il ne puisse se traduire en un autre signe dans lequel il est plus développé".
On voit, dans cette définition que le premier est ce qui provoque le processus d'enchaînement, une sorte de pointeur sur l'objet, et que le troisième est l'effet que le signe produit, son sens en même temps que l'expression de ce sens dans la langue. Peirce introduit ainsi une sorte de réentrance sur les signes, qui se renvoient les uns aux autres à l'intérieur du système de signes. Par ailleurs, avec sa tentative de fournir des classifications de variétés de signes Peirce introduit la notion de multiplicité des interprétations. Cette multiplicité est cependant présentée comme étant finie et descriptible.
Certains travaux des ethnométhodologues se positionnent clairement dans la ligne de pensée behavioriste. Ainsi en est-il, par exemple, des recherches sur la façon dont se produisent et s'alternent les prises de parole de personnes engagées dans des discussions. A aucun moment il n'est question de ce dont parlent les locuteurs, l'objet étant de s'efforcer de décrire précisément et par là de comprendre la forme des échanges.
La célèbre prise de position de Garfinkel "il n'y a rien d'autre dans le crâne que la cervelle" peut également amener à penser qu'il est fondamentalement influencé par l'école behavioriste. D'autres propositions de cet auteur amènent cependant à fortement relativiser cette supposition. Même s'il se refuse absolument à pratiquer des activités d'interprétations, Garfinkel ne dit en effet jamais que le sens n'existe pas. Il dit simplement que l'étude du sens sous-jacent dans les signes ne l'intéresse pas car c'est une activité infinie et sans intérêt scientifique (c'est à dire en dehors de l'activité scientifique). Il va ici plus loin que Peirce en affirmant qu'il n'existe pas de sens objectif mais au contraire que le sens fait l'objet d'une reconstruction permanente au cours des échanges entre les membres d'un groupe, ce qui amène à penser qu'il y a infinitude potentielle des sens attribuables aux signes, chaque personne, chaque groupe pouvant au cours de son activité pratique en définir et utiliser de nouveaux d'une façon totalement imprévisible. En conséquence, l'idée même de dénombrer et de décrire ces sens, dans le cadre d'une activité scientifique, est aussi illusoire que de tenter de décrire entièrement le galop de tous les chevaux passés, présents et à venir, avec une seule photo (ou même un seul film).