1.4.2.- Une procédure : la réalisation d'un dictionnaire.

Il m'a semblé qu'une procédure pourrait se révéler, en complément de la recherche bibliographique automatisée et de la cartographie historique, très efficace pour débroussailler ce terrain. Yves Lecerf, en d'autres circonstances m'en avait montré la puissance (à la relecture de cette phrase, je me retrouve quelques années en arrière, lorsque je souriais en lisant Castaneda qui racontait comment Don Juan lui apprenait ses "tours de magie"...). Il s'agit de la réalisation d'un dictionnaire.

Bien entendu, fabriquer un dictionnaire de concepts est une activité professionnelle extrêmement délicate (Alain Rey, le chef d'orchestre du Robert, me disait récemment que, dans sa nombreuse équipe, il n'y avait réellement que trois bons lexicographes, qui pratiquaient cette activité depuis plus de dix ans) et le travail que j'ai réalisé ne peut, en aucune manière, se comparer à celui fait en vue d'une publication destinée au public. Cependant à utiliser les mêmes procédures, j'ai pu assez rapidement organiser ma propre représentation interne de l'ethnométhodologie. Ainsi donc, j'ai tout d'abord fait un parcours de la littérature dont je disposais, indexant chaque occurrence des termes ou des concepts qui me paraissaient devoir entrer dans mon petit dictionnaire. A la fin de ce parcours, j'ai tenté un ordonnancement, puis une remise en forme (qui, bien évidemment n'a rien retiré à l'indexicalité du dictionnaire qui n'échappe pas à la règle de cette activité - voir l'article "infinitude des indexicalités") dont le résultat est ce qui suit.

Le critère principal de choix d'inclusion d'un concept dans le dictionnaire est exclusivement personnel : si je comprenais immédiatement "de quoi parlait" une expression, ou bien en quoi consistait une pensée, je ne l'incluais pas, tout simplement parce que cela ne me venait pas à l'esprit de le faire. Le critère secondaire, qui m'a amené à ajouter quelques termes/concepts, est que, les utilisant par ailleurs, il me semblait utile, pour l'homogénéité de l'ensemble, de les y inclure. Evidemment, de proche en proche, ce critère m'amenait naturellement à décrire le monde. Il a donc été pondéré d'un facteur, qui est l'image que j'ai dans la tête du lecteur de cette thèse et de ses connaissances du monde. Aussi je suppose l'existence d'un non-dit commun à lui et à moi. Je suppose également que le lecteur, connaissant l'existence de ce non-dit, appliquera ce que [Cicourel 1970] appelle la règle du "et cetera", explicitée dans le dictionnaire (article "les règles de base des procédures d'interprétation").

Le corollaire de ce choix, que les concepteurs de dictionnaires appellent généralement le "programme d'information" du dictionnaire [Amiel 1985], est que figurent ici des termes et concepts dont certains paraîtront à certains lecteurs triviaux, mal définis, voire en contradiction avec leur propre vision du monde. Nous verrons, également plus loin, que certains ethnométhodologues ont poussé ce problème de l'accord entre des visions du monde dans ses plus lointaines extrémités, puisqu'ils ne semblent plus reconnaître le droit à leurs pairs de seulement considérer leurs travaux, sans même parler de jugement de valeur. Bien entendu, je ne saurai aller si loin, puisque cela serait en contradiction totale avec l'un des objets d'une thèse, qui est d'obtenir une sorte de reconnaissance, d'agrément, de la part du milieu des ethnologues dans lequel je souhaite entrer. Que donc le lecteur considère les discordances entre sa vision et la mienne comme une expression supplémentaire de l'indexicalité de ce texte : il dépend de ma compréhension subjective et, surtout, limitée de l'ethnométhodologie.

De même que j'ai pu ajouter, dans cette tentative de dictionnaire, des termes et des thèmes qui pourraient sembler surnuméraires lors de certaines lectures (par exemple, un non informaticien pourrait trouver inutiles, voire abusivement réducteurs, quelques uns des exemples ou parallèles que je propose), certains lecteurs, à l'inverse, pourraient s'étonner de l'absence de certains autres termes, jugés par eux primordiaux pour une "bonne" compréhension des concepts de l'ethnométhodologie. Il me semble qu'une réponse à ceux-ci (mise à part celle, traditionnelle, d'une (fausse ?) humilité du rédacteur) pourrait être un renvoi à l'esprit d'ouverture qui préside à la rédaction de nombreux textes ethnométhodologiques. Chacun d'entre eux s'inscrit dans la culture commune, la construisant en même temps que la décrivant, et de ce fait même ne peut prétendre ni à l'exhaustivité, ni à l'achèvement.

Ce dictionnaire, comme de nombreux autres ouvrages du même type, ne prétend, à aucun moment, donner des définitions totalement objectives, c'est à dire qui seraient indépendantes, en particulier, de tout contexte de lecture. Il me faut donc définir, même approximativement, le "public" auquel se destine ce travail. L'école d'ethnologie pariseptiste, à cause de sa position de principe d'un refus aussi total que possible des universaux et des raisonnements par induction converge avec cette option et exige que tout travail réalisé en son sein définisse explicitement un ou des "villages" de référence pendant la recherche. Le public, ou le village de référence dans lequel je me situe lors de la rédaction de ce dictionnaire est donc "le milieu universitaire parisien qui, vers 1988, s'intéresse à l'ethnométhodologie".

L'ordre de présentation des concepts n'est pas alphabétique, parce que cela n'aurait aucun intérêt : leur nombre est faible et donc le temps passé à un simple parcours de la table des matières, qui joue ici le rôle d'index, pour retrouver l'adresse (la première page) de l'un d'entre eux est très rapide. Ce n'est pas, non plus l'ordre dans lequel, j'ai "découvert" chacun d'entre eux pour la première fois. Cet ordonnancement n'aurait de valeur strictement que pour moi, d'un point de vue historique, car le poids d'importance que j'ai attribué à chacun d'entre eux a constamment évolué au fur et à mesure de l'avancement du travail.

De même que le choix des termes/concepts inclus dans le dictionnaire, l'ordre de présentation est dépendant de l'image que j'ai du lecteur de la thèse. Cette image a, en permanence, évolué tout au long de mon travail de recherche et de rédaction. Je rencontrai, dans des colloques, dans des cours, chez des amis de nouvelles "têtes" d'ethnométhodologues qui chacune, au cours de débats modifiait imperceptiblement ou de façon fondamentale ma perception de l'ethnométhodologie à Paris, en 1986, et donc redéfinissait sans cesse mon image interne du lecteur. Le critère d'ordonnancement n'est donc plus ici dicté par une recherche d'homogénéité (Ce facteur s'appliquant préférentiellement au contenu plutôt qu'à la forme de ce contenu), mais par une recherche de clarté dans l'exposé. Il est bien clair, que chacun des termes/concepts faisant référence, de proche en proche ou directement, à l'ensemble des autres, le point d'entrée n'a pas d'importance, puisque je pourrai supposer que le lecteur appliquera la règle du "sens compris rétrospectivement/ ultérieurement d'une occurrence" [Cicourel 1970], également explicitée dans le dictionnaire. Cependant, l'application de cette règle suppose une mémorisation, jusqu'à occurrence de l'élément déclencheur de la compréhension, de tous les éléments précédents. J'ai donc cherché à optimiser l'usage par le lecteur de cette fonction en minimisant, autant que je pouvais le concevoir, la taille des segments d'information à mémoriser.

Je fais ici une incidente : On peut remarquer, qu'en termes informatiques, la réalisation d'un automate capable d'appliquer cette stratégie d'interprétation, est devenue chose courante. C'est l'un des principes de fonctionnement de ce que l'on nomme un moteur d'inférence, capable de faire du "back and forward tracking" dans l'application de règles de compréhension d'une situation. En second lieu, il me semble que l'on pourrait penser que la réalisation d'un dictionnaire en ethnométhodologie s'apparente, par certains aspects à une procédure de dérécursivisation. En effet la lecture des Studies amène rapidement à l'idée que Garfinkel, en rédigeant cet ouvrage, a appliqué les procédures et méthodes qu'il décrit dans l'ouvrage. C'est à dire que, d'une part, les Studies semblent être conçues comme un texte infiniment polysémique et dont les compréhensions seront fortement (si ce n'est totalement) dépendantes des contextes de lecture et que, d'autre part, l'interprétation de toute phrase, expression, définition de l'ouvrage renvoie à l'ensemble de l'ouvrage, dans une sorte de récursivité permanente et généralisée. Mais cette récursivité ne contient pas de test d'arrêt qui permettrait d'en sortir. Et donc, bien que la lecture de cette thèse puisse faire penser, tant à cause de la forme (dictionnaire) que du mode de rédaction (plus ou moins "pédagogique"), que le discours vise à objectiviser (dérécursiviser) certains de textes en ethnométhodologie, il n'en est rien, et cette thèse est un commentaire proprement indexical également.