1.4.3.- Indexicalité. (n.f.; en anglais : indexicality ; syn.: contextualité)

D'après [Desclaux 1980], le terme aurait été proposé par Charles S. Pierce, pour renvoyer à la détermination, par le contexte, des significations. C'est le logicien israélien Bar Hillel qui, dans un article de 1954 [Bar Hillel 1954] et surtout dans "indexical expressions" [Bar Hillel 1970] a donné les analyses de l'indexicalité des langues naturelles qui seront, en permanence utilisées par Garfinkel.

[Garfinkel 1967], dans le premier chapitre des Studies (traduit dans [CEMS 1984]), cite Husserl, Russel et Goodman, et introduit, de façon centrale, la notion "d'expressions indexicales" :

"Husserl a parlé d'expressions dont le sens ne peut être décidé par un auditeur sans qu'il sache ou qu'il présume nécessairement quelque chose au sujet de la biographie ou des objectifs de l'utilisateur de l'expression, des circonstances de l'énonciation (utterance), du cours antérieur de la conversation, ou de la relation particulière, réelle ou potentielle, qui existe entre le locuteur et l'auditeur. Russel a observé que les descriptions qui comportaient des expressions indexicales ne s'appliquaient, dans chaque occasion d'usage qu'à une seule chose, et que ces choses auxquelles elles s'appliquent ne sont plus les mêmes dans des occasions différentes. De telles expressions, écrit Goodman, sont utilisées pour produire des affirmations non équivoques dont la valeur de vérité semble néanmoins soumise au changement. Chacun de ces énoncés constitue un mot et réfère à une certaine personne, à un certain moment, à un certain lieu. Mais ce mot nomme quelque chose qui n'est pas nommé par une réutilisation du mot."

En d'autres termes, une expression indexicale est une forme graphique de la langue naturelle, c'est à dire une suite de lettres, qui a pour caractéristique de se voir affecter, à chaque occurrence, une signification différente, fonction du contexte, ce dernier mot étant pris au sens le plus large, c'est à dire aussi bien contexte syntaxique, que sémantique, que pragmatique. On pourra remarquer que nous sommes ici forts proches de la définition que donnent les grammairiens d'un déictique.

Prenons immédiatement quelques exemples :

Exemple 1: Dans la phrase "Le chat mange une souris, il la trouve délicieuse", la signification de l'article "la", c'est à dire, l'objet qui est désigné par cet article, utilisé ici comme complément d'objet, est déterminé par la première partie de la phrase : c'est la souris. Si une seconde phrase "Quand ce chat trouve une mouche, il la poursuit.", suit la première, la seconde occurrence du mot "la", utilisé exactement dans les mêmes conditions grammaticales, ne désigne plus le même objet. Il s'agit maintenant de la mouche. Remarquons que, dans cette seconde phrase, il y a une autre forme indexicale. C'est le mot "ce", dont la signification est un rattachement contextuel à la phrase précédente, qui précise que le chat dont on parle dans la seconde phrase est le même que celui de la première et non pas un autre chat de l'ensemble des chats. Les mots "la" et "ce", pour pouvoir être compris, sont, dans notre esprit, affectés d'une sorte de flèche, qui pointe sur un autre mot, de la même phrase ou d'une phrase précédente. On peut dire que les deux formes graphiques "la" et "ce", dans la seconde phrase, indexent respectivement les mots "mouche" dans la seconde phrase et "chat" dans la première, d'où le qualificatif d'indexicales pour ces deux expressions.

L'indexicalité est donc la qualité d'être indexical.

Exemple 2 : Dans le dialogue

"- Comment se porte ton chat ?

- il va mieux, merci."

l'indexicalité est beaucoup plus large. L'expression "ton chat", qui aurait pu être remplacée par le nom du chat, fait référence au chat du second interlocuteur. Remarquons que si, il y avait eu le nom du chat à la place de la forme "ton chat", le second interlocuteur aurait parfaitement compris, mais nous, extérieurs au monde de ce dialogue, n'aurions pu savoir qu'il s'agissait d'un chat. La réponse est doublement indexicale : par rapport au chat de la question, et par rapport à une situation, connue du second locuteur, qui est que le son chat a été malade et qu'il va mieux. Remarquons que, du point de vue du lecteur, il n'est pas possible de savoir si le premier locuteur savait, en posant sa question, que le chat du second locuteur avait été malade. La question, dans l'esprit du premier locuteur, peut avoir été motivée par de la simple politesse.

On voit sur ce second exemple, pourtant élémentaire, que l'indexicalité n'est pas seulement une propriété locale de quelques expressions. [Bar Hillel 1970], repris par Garfinkel dans les Studies, propose de considérer que l'indexicalité est une propriété générale de l'ensemble de la langue naturelle (voir les articles "réflexivité" et "infinitude de l'indexicalité" pour les justifications de cette généralisation). Et cette propriété, chacun de nous l'utilise en permanence, en faisant, par exemple, une relativisation (une indexation) d'un article de journal à la situation sociale, politique, historique, de son auteur, au jour et au lieu de lecture, à l'objet traité, et, d'une façon plus générale à tout un ensemble d'avis, de connaissances et de perceptions que nous avons du monde et que nous pensons que les autres membres de la société ont, ou n'ont pas.

Garfinkel donne ainsi en exemple une formule de Durkheim ("la réalité objective des faits sociaux est le principe fondamental de la sociologie") qui, selon les occasions, sera comprise par les sociologues "comme une définition de leur activité dans le cadre de leurs associations, comme leur slogan, leur tâche, leur but, leur production, leur orgueil, ou comme une découverte, un phénomène social ou une contrainte de recherche", alors même qu'elle ne contient aucun élément indexical au sens grammatical du terme.

Dans un article ultérieur [Garfinkel et Sacks 1970], les auteurs renvoient à nouveau à Husserl, Goodman, Russel et Bar Hillel, auxquels ils ajoutent Wittgenstein : "il a traité le discours philosophique comme un phénomène indexical, et il décrit ce phénomène sans idée de remède. Ces recherches peuvent être considérées comme un important corpus d'observations sur le phénomène d'indexicalité".

Ainsi donc Garfinkel et Sacks utilisent le concept d'indexicalité, défini par les logiciens, et, à l'image de Wittgenstein, qui l'a appliqué au discours philosophique, ils tentent non pas de continuer à construire une théorie de la langue naturelle, mais d'appliquer le concept au discours de leur domaine, la sociologie.