1.4.9.- Professionnel/profane(en anglais : professional/layman)
Ainsi qu'on peut le constater dans l'article "membre", les ethnométhodologues considèrent que chacun des membres de la société est, en permanence, en train de pratiquer une forme d'enquête sociologique, qui lui permet de comprendre et d'expliquer le monde qui l'entoure, afin de pouvoir agir, en même temps que d'être reconnu par les autres membres. Le membre mène ses enquêtes sociales permanentes en utilisant ce que l'ethnométhodologue appelle le "sens commun", qu'il apprend et vérifie sans cesse dans sa relation avec des autres membres.
Et l'ethnométhodologue, qui se fixe comme objectif d'étudier les différentes formes du raisonnement pratique constate donc que le membre classe, catégorise, interroge d'autres membres, construit des types et compte des éléments, qu'il procède par inductions en tentant d'identifier des modèles dans son contexte pour les appliquer dans de nouvelles occasions. Ce travail d'enquête et d'analyse sociologique est, pour l'essentiel, effectué à des fins pratiques, c'est à dire à l'occasion de la résolution de problèmes particuliers dans des situations particulières. C'est une connaissance dont la pertinence ne peut s'évaluer que dans le contexte dans lequel elle est élaborée (on imagine facilement, par exemple, que la connaissance de la réaction d'autrui à l'agression est fondamentalement différente pour le prisonnier en milieu carcéral, l'élève dans son lycée, le moine dans son couvent).
Ainsi que le dit Garfinkel, l'objectif n'est pas d'évaluer les causes, les buts ou la pertinence des actions pratiques : "...on adoptera le principe suivant comme ligne directrice : refuser de tenir compte du projet prédominant qui vise à évaluer, reconnaître, catégoriser, décrire les propriétés rationnelles des activités pratiques -ie. leur efficacité, effectivité, intelligibilité, cohérence, intentionalité, typicité, uniformité, reproductibilité- en se servant d'une règle ou d'un étalon définis en dehors des situations effectives où de telles propriétés sont reconnues, utilisées, produites et commentées par les membres qui y participent."
On remarquera qu'en refusant tout critère d'évaluation autre que ceux utilisés dans la situation même observée, les ethnométhodologues sont en opposition nette avec les choix positivistes qui amènent la sociologie à se considérer comme "au dessus" des mondes qu'elle décrit, tant en évaluant ces mondes avec des critères (par exemple la comparaison avec un modèle idéal), supposés objectifs, et en tout cas extérieurs. Suivant la célèbre recommandation de Garfinkel, les ethnométho- dologues se fixent comme idéal de ne négliger aucun des champs possibles d'étude des méthodes et des raisonnements pratiques. Or, parmi les membres de la société, certains pratiquent l'enquête sociologique à titre professionnel, c'est à dire qu'ils se fixent explicitement comme but de comprendre et de décrire l'ordre social dans lequel ils baignent. Ce sont les sociologues.
Ces derniers sont donc également un objet d'étude pour l'ethnométhodologue, l'activité du sociologue étant considérée, comme celle des autres membres, non pas en vue de juger de la pertinence des buts recherchés ou de la validité des résultats obtenus, mais comme activité pratique. Il en sera d'ailleurs de même non seulement pour l'ensemble des activités qui disent se baser sur le raisonnement scientifique (voir cet article), mais aussi de toutes activités ayant pour objet ou pour base une vision du monde, une voie de connaissance. Ainsi, le balayeur en train de balayer, l'astrologue ou le chaman en train de deviner, le sociologue en train d'enquêter, le prêtre en train d'officier sont des phénomènes que l'ethnométhodologue étudiera en les plaçant sur le même plan épistémologique : ils mettent en oeuvre des méthodes, font des raisonnements, générent des explications sur leurs activités pratiques c'est cela qui est étudié et non une absence ou une présence de rationalité scientifique dans leurs buts ou dans leur vision du monde.
On remarquera que l'accomplissement d'un membre quelconque de la société, si elle passe par l'usage de l'enquête sociologique, n'est pas un éclaircissement, une explicitation du fait social, mais une réalisation pratique : l'obtention du jouet pour l'enfant, un pont pour l'ingénieur, un meuble pour le menuisier, un patient guéri pour le médecin, une grande communauté pour le prêtre... Cependant que l'accomplissement pour le sociologue est de décrire le fait social. C'est pour distinguer l'activité d'enquête sociologique faite par le sociologue de l'activité d'enquête sociologique faite par les autres membres que les notions de "professionnel" et de "profane" sont introduites.
Les ethnométhodologues proclament qu'il n'y a pas ou peu de différence de nature entre les méthodes de l'enquête sociologique pratique faite par les profanes et celles de l'enquête sociologique faite par le sociologue professionnel. Dans les deux cas, il y a catégorisation, classement, raisonnement par induction, recherche de modèles en vue de faire apparaître une vision "objective" du fait social. Cela ne signifie pas que les procédures mises en œuvre lors de l'élaboration du raisonnement de sens commun sont totalement identiques aux procédures mises en œuvre lors de l'élaboration du raisonnement scientifique (voir l'article "raisonnement scientifique/de sens commun) car les ethnométhodologues, et Garfinkel en particulier, font évidemment la distinction d'une part entre procédures d'enquête et théorisation (Studies p.273, note 8) et, d'autre part, entre rationalité de sens commun et rationalité scientifique.
L'un des contre sens couramment pratiqués sur les concepts de base de l'ethnométhodologie est l'affirmation que les ethnométhodologues disent que le raisonnement sociologique professionnel est identique au raisonnement sociologique de sens commun. Garfinkel est cependant tout à fait clair à ce sujet, puisqu'il fournit, dans les différents chapitres des Studies, les règles de la rationalité scientifique, ainsi que les règles d'autres rationalités de sens commun, sans les confondre le moins du monde. La raison du contre sens réside, à mon avis, dans le fait que Garfinkel affirme que les différentes rationalités sont de même nature (et non identiques) et que la mise en oeuvre de ces rationalités se fait de façon identique. Par exemple, l'opération de "breaching", qui consiste à adapter une règle de la rationalité dominante en fonction d'une situation pratique donnée, se retrouve quelle que soit la rationalité en cours dans le groupe étudié.