1.4.8.- Membre (en anglais : member).

"la notion de membre est au coeur de l'affaire. Nous n'utilisons pas ce terme pour nous référer à une personne. Il réfère plutôt à la maîtrise du langage naturel." [Garfinkel et Sacks 1970].

Le terme "membre", chez Garfinkel, ne semble donc pas être utilisé comme terme générique servant à désigner une classe, une catégorie d'individus. Confirmant ce point dans un autre texte, [Garfinkel 1985], l'auteur ajoute que ce n'est pas seulement à la maîtrise du langage naturel qu'il est fait référence pour préciser la notion de membre mais à tout un ensemble de compétences :

"Nos recherches nous renvoient immanquablement à Merleau-Ponty pour réapprendre ce qu'il nous a enseigné : notre familiarité avec la société est un miracle sans cesse renouvelé. Cette familiarité, telle que nous la concevons, recouvre l'ensemble des accomplissements de la vie quotidienne comme pratiques qui sont à la base de toute forme de collaboration et d'interaction. Il nous faut parler des aptitudes qui, en tant que compétence vulgaire, sont nécessaires aux productions constitutives du phénomène quotidien de l'ordre social. Nous résumons ces compétences en introduisant la notion de "membres". Utiliser cette notion ne va pas sans risque. Dans son acceptation la plus commune, elle est pour nous pire qu'inutile. Il en va de même pour les concepts de "personne", "personne particulière", ou "individus". Certains sociologues insistent, soi-disant en accord avec nous, qu'il nous faut concevoir des membres comme des individus collectivement organisés. Nous rejetons carrément cette allégation. Pour nous, les "personnes", "personnes particulières", et "individus" sont des aspects observables d'activités ordinaires."

Pourquoi donc les ethnométhodologues ne veulent-ils pas que le terme "membre" soit pris en son sens habituel en sociologie ? Tout repose sur une critique fondamentale que Garfinkel fait, dans les Studies, à la sociologie traditionnelle : "Les chercheurs en sciences sociales conçoivent l'homme en société comme un être dépourvu de jugement. (...) L'acteur social des sociologues est un "idiot culturel" qui produit la stabilité de la société en agissant conformément à des alternatives préétablies et légitimes que la culture lui fournit."

La sociologie, traditionnellement, accepte l'existence de l'ordre social comme une donnée de départ et, alors, s'efforce de chercher comment cet ordre est rendu possible. Ce n'est pas l'objet de la recherche qui amène la critique de Garfinkel (puisqu'il considère également que l'ordre social est effectivement observable), mais la façon dont elle est menée. Les sociologues sont amenés à attribuer un statut d'autorité à certaines catégories (normalisées et socialement observables) d'activités sociales. Considérant ces normalisations comme des réalités objectives, les activités des membres du groupe social observé sont évaluées par rapport à ces normalisations. Un éloignement de la norme est, bien entendu, interprété comme une déviance. Ce mode de travail implique que l'acteur social est considéré comme une sorte d'infirme, à double titre :

- Tout d'abord parce que le sociologue a élagué de cet acteur tout ce qui n'est pas objet de la recherche, tout comme le médecin, parlant d'un de ses patients dira "ce cancer".

- Ensuite, parce qu'il est inutile que cet acteur possède la moindre capacité d'activité spontanée puisque, lorsque le sociologue commence à l'observer, le monde par rapport auquel il va être évalué est déjà construit, en dehors de lui.

Ainsi que le souligne [Chua 1974], Garfinkel n'est pas le premier à critiquer le réductionisme de la sociologie. Il cite ainsi [Wrong 1961], [Dahrendorf 1968] qui considèrent comme indispensable de tenir compte des conflits psychologiques internes chez les individus, et les interactionistes [Strauss 1963], [Hall 1973] à cause de leur position de base sur l'aspect négocié de l'ordre social.

Mais la raison principale de la critique de Garfinkel est encore différente. Les individus, en tant que membres d'une collectivité, possèdent un ensemble de connaissances qu'ils mettent, en permanence, à contribution pour décrire, reconnaître, interpréter les faits et les actions de la vie quotidienne. Ces connaissances sont de tous ordres et, pour certaines, extraordinairement complexes. Elles servent non seulement à connaître mais également à se faire reconnaître et font l'objet d'un échange permanent, à la fois vérificatoire et constructif, entre les membres. Ce sont des expressions du langage oral, gestuel, écrit, des modes de raisonnement et d'apprentissage. C'est aussi la connaissance d'un non-dit, d'une culture caractéristique du groupe dont le membre fait partie. Cet ensemble de savoirs n'est pas énonciable, comme des tables de multiplications ou la récitation des articles d'une encyclopédie. Il a une structure immédiatement et entièrement opérationnelle : "le savoir n'a rien à voir avec ce qu'on a en tête dans une sorte de lieu secret..."savoir" consiste réellement en une structure d'activité...le savoir réside, comme Aaron (Cicourel) l'a montré, dans la capacité à générer des phrases reconnaissables".

Ainsi donc, pour Garfinkel, l'ensemble de ces connaissances semble pouvoir se ramener à une compétence linguistique : celle de décrire, d'expliquer aux autres membres du groupe (en étant compris et coopté par eux) la rationalité de ses actions pratiques et celle des actions pratiques des autres membres. Nous verrons plus loin que cette position au sujet de ce qu'est la connaissance a nettement évolué dans les textes ultérieurs de Garfinkel.

Donc le "membre" dont parle Garfinkel est considéré comme un homme entier, doté de l'ensemble de ses facultés, résumées en la faculté de générer des phrases reconnaissables. Et c'est parce qu'il est considéré ainsi qu'il est possible à l'ethnométhodologue d'étudier ses raisonnements pratiques, ses actions pratiques, ses descriptions du monde. Le considérer autrement rendrait impossible le travail de l'ethnométhodologue. La position de Garfinkel, me semble t'il, n'est donc pas morale mais simplement pragmatique.

En effet, si l'on reprend la proclamation initiale (troisième phrase) des Studies : "leur recommandation (celle des études ethnométhodologiques rapportées dans l'ouvrage) est que les activités par lesquelles les membres organisent et gèrent les situations de leur vie courante sont identiques aux procédures utilisées pour rendre ces situations descriptibles. Le caractère "réflexif" et "incarné" des pratiques de description et des descriptions constitue le noeud de cette recommandation." Ainsi donc, il parait clair que l'objet même de l'ethnométhodologie (étudier les activités pratiques, les circonstances pratiques, et le raisonnement sociologique pratique) serait incohérent si la coupure entre le fait social et l'acteur du fait social, commune en sociologie traditionnelle, était maintenue.

On peut d'ailleurs faire un rapprochement entre la position de Garfinkel et la position, de plus en plus fréquente en recherche médicale [Poitevin 1985], qui consiste à considérer certaines "maladies" comme résultantes de causes multiples et donc nécessitant de considérer le patient non plus comme un milieu de culture de virus, le support d'un organe atteint, mais comme un lieu d'interactions complexes provenant non seulement de l'extérieur mais également originaires du patient lui-même, lorsqu'il "gère" sa maladie, le terme de gestion étant pris au sens le plus large du terme (physiologique, psychologique et social). Il y a longtemps, par ailleurs, que l'ethnologie, en tout cas pariseptiste, a abandonné l'image de "l'indien" passivement soumis à la loi du clan, pour lui substituer celle d'un membre construisant en même temps que construit par son contexte.

Cette notion de "membre" ne contient, en aucune manière, l'idée que l'individu "maîtrise", ni même "comprend" les faits sociaux dont il est acteur, tels qu'ils pourraient être considérés ou "compris" par le sociologue. Les capacités de maîtrise et de compréhension dont parle Garfinkel ne portent que sur les actions pratiques et les méthodes pratiques de la vie quotidienne, et non pas sur les raisons et les objectifs de ces actions pratiques et de ces raisonnements pratiques. Comme le dit cet auteur, dans le premier chapitre des Studies : "En aucun cas l'investigation des actions pratiques n'est entreprise de façon à ce que (les membres) qui les mènent soient capables de reconnaître et de décrire ce qu'ils sont vraiment en train de faire. Les actions pratiques ne sont surtout pas étudiées dans le but d'expliquer aux praticiens leur propre discours à propos de ce qu'ils sont en train de faire."

Lorsque les jurés expliquent, décrivent, analysent le cas qui leur est soumis, ils utilisent leurs compétences "à toutes fins pratiques", en vue d'une décision de tribunal, ils ne sont pas en train, ni n'ont pour objectif de discuter du rôle du juré, des méthodes du juré dans la société (ce qui ne veut pas dire qu'ils sont incapables de recul, de rationalité, ou de théorisation sociologique). "Ils ne sont simplement "pas intéressés" et considèrent comme allant de soi qu'un membre doit connaître, dès le début le contexte dans lequel il a à agir, sinon ses pratiques ne permettraient pas de décrire, de manière reconnaissable, les éléments particuliers et localisés de ce contexte" (Studies, p.8).

On pourrait être amené à penser que cette notion de membre risque d'entraîner l'ethnométhodologie bien loin de la sociologie. En effet, comme le dit [Mc Sweeney 1973] : "L'ethnométhodologue doit être remercié d'avoir sauvé l'homme en le distinguant de "l'idiot culturel" du fonctionalisme normatif. Mais il l'a transformé en un dieu culturel, créant la réalité sociale ex nihilo et mettant le sens du fait social à la porte de l'interaction non structurée. Comme les philosophes du langage, ils ont une vision inversée du monde qui traite la pensée créative comme une maladie et la mort comme un paradigme de la santé."

Ainsi donc l'ethnométhodologue n'aurait d'autre choix que de faire des catalogues de significations particulières à des contextes, pratiquant un empirisme phénoménologique mais sans but sociologique, dans lequel l'ordre social serait réduit à des phénomènes générés par et dépendants du cerveau de l'individu dans lequel il serait recherché. L'ethnométhodologie serait donc, au mieux, une sorte de psychologie, et au pire, une forme de "subjectivisme radical." La réponse [Zimmerman 1978] est simple : La notion d'individu, de membre, implique nécessairement un système supra-individuel, une forme ou des formes d'organisation sociale grâce auxquelles seulement la notion d'individu devient compréhensible. Un tel système est clairement réflexif. Il entraîne l'existence de procédures par lesquelles des événements particuliers sont organisés comme circonstances locales d'un système social de plus haut niveau.

En ce sens les "membres" sont des agent du système en question. Et les activités de ces membres ne sont intéressantes qu'en tant que présentant, exhibant objectivement le fonctionnement du système. C'est, peut être, [Gidden 1976] qui a le mieux exprimé cette idée, bien qu'il ne se considère pas lui-même comme ethnométhodologue : "L'ethnométhodologie place la notion d'agent au tout premier plan de la théorie sociologique...La thèse de la société humaine produite par les individus humains dans un processus réflexif et créatif doit être vue de la même façon que le phénomène créatif de l'usage d'une langue."

Comme le disent [Mehan et Wood 1976], "les ethnométhodologues proclament que les structures objectives et contraignantes du monde social sont constituées par les activités sociales structurantes (appelées, suivant les circonstances "pratiques", "méthodes", "procédures", "activités de travail"). L'ethnométhodologie dit que la sociologie ignore ces activités structurantes quand elle mesure le degré d'association entre les différents paramètres sociaux. Une façon de considérer l'ethnométhodologie est de la voir en train de tenter de réparer cette omission. L'ethnométhodologue étudie les activités sociales structurantes qui assemblent les structures sociales."

Cette notion de créativité que les ethnométhodologues "restituent" aux membres rejoint la notion de liberté de création, non pas au sens d'une sorte d'absolue liberté de faire tout et n'importe quoi sans contraintes, mais au sens d'une capacité et d'une possibilité, bien connue des linguistes lorsqu'ils parlent du caractère créatif de la compétence linguistique [Chomsky 1959], de produire et de reconnaître un nombre infini de phrases nouvelles en utilisant des combinaisons de nombres finis de règles et de termes. La créativité est possible et intervient donc dans le contexte fourni par de tels termes et règles. C'est cette notion de liberté créatrice dont j'ai fait usage, dans l'article "infinitude des indexicalités", pour montrer cette infinitude. C'est cette liberté créatrice que Garfinkel restitue à "l'idiot dépourvu de jugement". On voit bien qu'elle n'en fait pas un dieu pour autant. Et on voit bien alors l'importance pour les ethnométhodologues de la référence aux travaux des linguistes et des philosophes du langage.

Garfinkel résume sa critique de "l'idiot culturel" en décrivant le membre comme capable de comprendre, de produire et de gérer des procédures d'action (élaborées par la négociation permanente et débouchant sur un consensus), et comme capable de reconnaître la déviance comme dépendante de l'existence du consensus. (Studies p.73). On note d'ailleurs une évolution de la notion de membre chez Garfinkel. Dans les premiers textes, elle est principalement centrée sur la compétence linguistique. Par la suite, elle est élargie à une compétence plus large : c'est une maîtrise à la fois linguistique, cognitive et sociale des raisonnements et des actions pratiques dans la vie quotidienne et/ou des pratiques spécialisées qui permet de définir le membre.

Voir également l'article "Connaissance, compréhension, culture communes".