1.4.16.- Distance culturelle.Je me suis souvent demandé quelles étaient les raisons pour lesquelles Garfinkel avait situé son terrain si près de lui, culturellement parlant. Je pensais initialement que, en choisissant d'observer le juré, le policier, l'universitaire américain, à moins de 20 kilomètres de son domicile (c'est une image), Garfinkel affirmait implicitement l'impossibilité de la démarche purement ethnométhodologique (au sens d'une intégration complète du sociologue dans le groupe étudié) sur des sociétés distantes de celle du sociologue. Mais Garfinkel a accepté de participer au jury de thèse de Castaneda et a joué un rôle important dans l'élaboration de ce travail, pour lequel il a demandé trois réécritures successives [Noël 1981] : "Je n'ai pas besoin d'explications. Présente moi simplement les faits bruts, tels qu'ils se sont produits. La richesse du détail, voilà l'essentiel".
Si on ne peut être certain que Garfinkel reconnaisse entièrement le travail de Castaneda, car il ne l'a, par la suite, jamais cité (ce qui n'est pas le cas de Zimmerman, qui cite Castaneda dans la fameuse réponse à Coser [Zimmerman 1975]), d'autres ethnologues sont, incontestablement reconnus par Garfinkel. Il en est ainsi, par exemple des africanistes Benetta Jules-Rosette et Berryl Bellman.
J'en suis donc venu à me demander si la notion de distance culturelle existait chez Garfinkel et quel sens elle pouvait avoir. Il me semble qu'elle s'exprime dans la notion de "membre" par une simple alternative : Un individu est reconnu comme membre par les personnes du groupe considéré, ou bien ne l'est pas. La distance serait donc nulle ou infinie, sans valeurs intermédiaires. Mais la réponse "zéro" ne peut être explicitement obtenue, car celui qui l'énonce quitterait alors instantanément le champ des allant-de-soi du groupe en se projetant dans un contexte extérieur, dans une position d'observateur rétrospectif. Cette réponse explicite, en effet, ne peut pas reposer sur une enquête sociale professionnelle, qui ferait demander par le sociologue à chacun des membres du groupe s'il reconnaît comme membre la personne proposée, lui même par exemple. Elle ne peut pas reposer non plus sur une enquête sociale profane explicite, qui ferait qu'un individu demanderait à chacun des individus de son entourage s'ils le considèrent comme un de leurs membres (dites-moi si vous m'aimez...).
Ces enquêtes sont évidemment impossibles à réaliser car elles supposeraient, entre autres, que les membres du groupe soient tous d'accord sur la définition d'un membre. Le membre n'est reconnu comme membre que par le fait qu'il met en oeuvre au sein du groupe des raisonnements et des actions pratiques qui sont compris par le groupe. Cette reconnaissance est instantanée et éphémère. Et on retrouve bien ici la notion de "partage" élaborée par Robert Jaulin et dont il était question dans l'article précédent. Le groupe s'élabore à chaque instant dans le partage concret d'objets matériels ou immatériels au cours d'une activité pratique (l'utilisation de la langue pouvant être partie de cette activité).
Cette reconnaissance instantanée et éphémère des membres entre eux repose sur une pratique-compréhension commune et non dite, dont l'explicitation-explication-description n'est que irrémédiablement postérieure. C'est bien pour cela que l'enquête sociale n'a pas ici de sens, car malgré une intégration du membre candidat dans l'action et la compréhension communes, dès que l'action d'enquête est entamée, elle amène chacun des informateurs à construire une image idéale du groupe qui était précédemment non dite car allant-de-soi. Cette image idéale est construite a posteriori, tout comme le sociologue construit ses classes sociales. Elle ne sert qu'à répondre à la question pratiquement posée, pour comparer le candidat à cette image idéale, tâche de comparaison infinie puisque la construction de l'image idéale est elle-même une tâche infinie. Il me semble que l'on peut utiliser ce qui vient d'être dit pour proposer une forme nouvelle de réponse au célèbre test de Türing destiné à vérifier si une machine peut penser. Rappelons que, sous sa forme généralisée, ce test se présente de la façon suivante, reprise ici de [Felden 1987] :
"Un expérimentateur isolé dans une pièce communique uniquement par écrit, donc sans autre information, avec deux correspondants : un être humain et une machine, censés répondre à ses questions. A la seule lecture des réponses fournies, il doit identifier leur auteur et donc, distinguer l'homme de la machine. Selon Türing, du moment où il en deviendrait incapable, et ceci quelle que soit la question posée, on pourrait en inférer que la machine se comporte comme un être humain et tout se passerait effectivement comme si elle pensait !"
Felden continue en expliquant que "ce test n'a pas de sens concret car le temps nécessaire pour conclure n'est pas fini ; autrement dit, le test exigerait une procédure opérationnellement exploitable de résolution qui n'existe pas puisque, si les questions successives ne permettent pas de décider, l'ensemble des questions possibles étant infini, il n'y a pas de méthode effective de choix. Donc, dans son sens le plus général, ce test fait partie des problèmes indécidables (au sens mathématique du terme). Certes, dès qu'une question permet de trancher, il le test joue son rôle de sélecteur, mais dans le cas où cette question n'est pas (encore) posée, on ne peut pas (et donc jamais) décider que le comportement de la machine est indiscernable de celui de l'homme." Felden en arrive donc à conclure que, contrairement à ce que postulait Boole, les règles de la logique et du calcul propositionnel ne coïncident pas avec celles de la pensée rationnelle. Conclusion en plein accord avec celles de [Dreyfus 1984]. On peut, du point de vue de l'ethnométhodologie, proposer une analyse qui arrive à des conclusions assez proches sans prendre les mêmes voies : L'homme qui pose les questions est exactement en train de pratiquer une enquête sociale profane comme définie ci-dessus, en vue de vérifier qui de ses deux interlocuteurs cachés est membre. C'est, encore sous une autre forme, ce que fait Alice lorsqu'elle se demande qui elle est dans le célèbre ouvrage de Lewis Caroll. Et, comme expliqué ci-dessus, la procédure d'enquête est infinie, puisque la construction de l'image idéale du membre est infinie et donc la réponse "zéro" ne peut jamais être obtenue. L'ethnométhodologie peut apporter cependant, me semble t'il, quelques éléments complémentaires à la raison "mathématique" de l'indécidabilité du test que propose Felden. Pour ce faire, je propose l'expérimentation décrite ci-après, qui n'a encore jamais été réalisée à ma connaissance.
On voit dans le test de Türing peut prendre deux formes expérimentales différentes. Dans la première, c'est un homme seul qui pose les questions et qui doit décider où est la machine. La sortie du test se fait lorsque l'humain qui pose les questions (n'importe quelle question choisie par lui en toute liberté) estime (en son for intérieur) que l'une des deux réponses fournie se distingue de l'autre par le fait qu'elle n'est pas "intelligente", pas "conforme" à l'image que l'humain se fait de ce qu'aurait dû être une réponse d'humain. Dans la seconde, c'est un groupe d'humains qui constitue, par négociation préalable ou en cours d'expérience, le corpus des questions posées et qui décide, par négociation en cours d'expérimentation, de continuer le test car il n'est pas encore probant ou bien de l'arrêter car la machine est identifiée. Je propose de modifier légèrement ces deux procédures d'expérimentation possibles dans le test de Türing. Sans le dire à l'humain ou au groupe d'humains qui pose les questions, ne mettons pas dans l'autre pièce un humain et une machine mais deux humains. Le reste de la procédure de test est inchangé.
Examinons maintenant l'expérience dans le cas où l'humain qui pose les questions est entièrement libre de choisir seul les questions (c'est à dire qu'il n'a pas près de lui, un aréopage de complices, confrères, ou autres humains en train de lui souffler des questions nouvelles) et de décider seul où est la machine. On peut remarquer que nous sommes dans une situation expérimentale complémentaire de celle proposée par Garfinkel lors des sessions de consultations psychologiques du chapitre 3 des Studies. La différence est que, dans les Studies, l'étudiant ne sait pas qu'il a une machine en face de lui, alors qu'ici, on prévient l'étudiant et on lui demande de discerner la machine. Dans les Studies, l'étudiant sortait satisfait de son entretien avec la machine et il était très déçu lorsque la supercherie lui était expliquée. Pendant l'expérience, il expliquait l'incongruité d'une réponse en attribuant des connaissances et des intentions au "conseiller", ou bien il posait de nouvelles questions dans l'attente de voir s'éclaircir l'incongruité, ou bien il réinterprétait sa situation personnelle de façon à ce que la nouvelle interprétation ne soit pas contradictoire avec l'incongruité. Si l'étudiant avait un doute et soupçonnait un "coup monté" (ce qui était effectivement le cas), il n'agissait pas en élaborant immédiatement une procédure de test destinée à vérifier cette hypothèse. Le cas de soupçon était rare et, s'il se produisait, le soupçon était, le plus souvent, abandonné rapidement et l'étudiant transformait les réponses incongrues en événements de "simple parole" ayant l'apparence d'une coïncidence. Dans le cas où le soupçon n'était pas abandonné, l'étudiant arrêtait le test. La différence fondamentale dans la procédure modifiée du test de Türing que je propose réside dans le fait que l'objet même du test a changé. Il ne s'agit plus pour le poseur de question de prendre conseil, mais de pratiquer un test de doute systématique. Et la supercherie est inverse, puisque, dans les Studies, une machine remplace le conseiller sans que l'étudiant questionneur soit prévenu, alors que dans le test que je propose, c'est un homme qui prend la place de la machine sans que le questionneur soit prévenu.
Pour faire ce test, il faut prendre, me semble t'il, quelques précautions méthodologiques importantes :
- la précaution de choisir, dans le rôle du poseur de questions, des humains qui ne sont pas très précisément au fait des capacités actuelles des ordinateurs en matière de traitement des connaissances et du traitement des langues naturelles. C'est à dire par exemple, éviter de prendre comme poseurs de question des étudiants en intelligence artificielle ou en linguistique computationnelle.
- la précaution de ne pas indiquer l'objet véritable du test aux deux humains qui répondent aux questions afin qu'ils n'aient pas de comportements modifiés parce qu'ils "joueraient" à être des machines. Je propose de leur expliquer simplement que l'expérimentation a pour objet de fournir des d'exemples de dialogues ordinaires entre des gens choisis au hasard, que ces dialogues doivent être présentés sous la forme de questions et de réponses et qu'il ne doit pas y avoir d'autre communication que par écrit afin de neutraliser les effets de la communication non parlée dans une discussion. Ils doivent donc répondre, "en toute simplicité" mais "comme bon leur semble" aux questions posées.
En prenant les mêmes précautions, la seconde forme expérimentale du test de Türing pourra également être mise en oeuvre.