2.- Trois études ethnométhodologiquesDans cette seconde partie de la thèse, constituée de trois sous-ensembles, je vais relater les faits que j'ai vécus entre février 1982 et juin 1987 au sein de deux groupes de fonctionnaires de l'administration française. Ces deux récits et les analyses ethnométhodologiques correspondantes forment les sous-chapitres 2.1 et 2.2. Au cours de cette relation, j'adopterai alternativement deux postures, celle de membre des groupes et celle de l'indifférence ethnométhodologique en vue de fournir quelques unes des règles qui, me semble t'il, constituent les ethnométhodes particulières à ces deux groupes. Dans le sous-chapitre 2.3, je montrerai comment je me suis efforcé de transposer, dans le domaine de l'élaboration d'une politique d'innovation technologique, les techniques que j'ai apprises de l'ethnométhodologie. Mon activité professionnelle, de 1982 à 1987 ne concernait pas seulement le domaine du traitement automatique des langues naturelles, ni celui des politiques d'innovations technologiques. Pratiquement, ce travail s'est déroulé dans deux structures administratives successives, la MIDIST de février 1982 à juin 1985 et la Mission "Industries de la langue" de juin 1985 à décembre 1987. Il n'est, évidemment, pas possible de retranscrire ici tous les événements de cette période particulièrement riche de ma vie, aussi j'ai choisi de concentrer ma recherche sur deux aspects particuliers de mon travail au cours de ces années.
Le premier aspect est la façon dont les membres du premier groupe de fonctionnaires, dont je faisais partie, instruisaient puis jugeaient des dossiers de demande de financement, tout en élaborant la ligne stratégique qui leur permettait de procéder à cette instruction. La réflexivité irrémédiable de cette activité m'avait fasciné en son temps.
Le second aspect est la façon dont les membres du second groupe de fonctionnaires, dont j'ai également fait partie, ont mené et expliqué à d'autres groupes (des politiciens, des chercheurs, des journalistes, etc.) une stratégie d'innovation technologique dans le domaine du traitement automatique de la langue naturelle. Ce second thème m'est apparu intéressant à plusieurs titres. Tout d'abord, à cause de l'objet même de la politique d'innovation technologique. Le traitement automatique de la langue naturelle est, me semble t'il, un domaine dont la perception (et donc la description) faite par chaque individu est révélatrice à divers titres de sa perception du langage naturel tout court. C'est, comme le dit Maurice Gross au sujet de l'orthographe, un champ au sujet duquel nul n'est insensible et chacun, à tort ou à raison, exprime des avis, des hypothèses, des prémonitions. La chance que j'ai eu a été d'être introduit et de faire partie d'un milieu où les sentiments et avis profonds des individus sur ce sujet doivent, pour des raisons professionnelles, être exprimés. Et, non seulement ils doivent être exprimés, mais en plus ce doit être le plus souvent sous forme d'écrit, puisque l'écrit est la seule forme réglementairement acceptable de l'expression dans l'administration centrale. Ayant assisté à la génération et à l'évolution des idées, aux débats, puis aux actions, je bénéficiais également de la transcription écrite, par les auteurs eux-mêmes, de l'essence de leurs discours, de l'explication de leurs actes, de leurs perceptions de ce morceau de monde.
La seconde raison de l'intérêt que j'ai eu pour ce thème est que, en tant qu'observation d'une activité de définition et de mise en oeuvre d'une politique d'innovation technologique, il permet d'examiner les procédures qui sont utilisées parles membres lorsqu'ils sont en train de négocier, puis de choisir des orientations, des champs d'actions, des projets de recherche et pour transformer ces choix en réalités dépassant par leur ampleur les individus qui les ont initialisées. La mise en oeuvre d'une politique technologique a amené, au sein de ce groupe, une réflexion sur ce qu'est une politique d'innovation technologique et donc à élaborer des ensembles de règles définissant une "bonne" politique d'innovation technologique et les "bons" comportements que doivent avoir les initiateurs de cette politique.
La troisième raison est que, en plus de connaissances sur le domaine d'action (le traitement informatique du langage naturel), et sur l'activité dans le domaine (définir et concrétiser une politique d'innovation), le groupe, pour réaliser pratiquement son activité, a dû mettre en oeuvre des connaissances en "ingénierie administrative", c'est à dire utiliser quotidiennement des méthodes, des savoir-faire et des savoir-dire sur le fonctionnement pratique, concret des comportements des membres d'autres groupes que le sien, puisque l'objet même de son action était de modifier le comportement de ces autres groupes (des industriels, des chercheurs, des décideurs administratifs).
Je n'ai, volontairement, pas toujours séparé dans la description des ethnométhodes utilisées par les deux groupes, celles que les membres du groupe avaient pu énoncer explicitement au cours de discussions et de débats de celles qui n'avaient jamais été dites et dont l'utilisation était donc implicite. Je ne me distingue pas, en ceci, des travaux de Garfinkel, puisque, dans une des Studies (le travail sur les jurés), l'ethnométhode des membres n'est pas explicitée formellement par ceux-ci, alors que dans une autre (l'ethnométhode de l'activité du groupe de chercheurs), les membres explicitent formellement leur ethnométhode. Garfinkel rappelle d'ailleurs à plusieurs reprises dans ses textes que le fait que les membres d'un groupe aient ou n'aient pas de réflexion sur leur propre activité est sans importance. Il se trouve que, dans les groupes dont je faisais partie, il y avait un débat permanent sur la façon d'agir pratiquement, ne serait-ce que parce que c'était l'une de mes préoccupations en tant qu'ethnologue (et que donc j'amenais le sujet dans les discussions).