Première étude2.1.- La MIDIST, observation de l'ethnométhode d'un groupe de chargés de mission
Le premier groupe dont j'ai été membre est une équipe de chargés de mission dans laquelle j'étais intégré en février 1982. Ce groupe faisait partie d'une structure, incluse dans le Ministère de la recherche, qui devait élaborer, financer et mettre en oeuvre la stratégie de l'Etat français en matière d'information scientifique et technique. Cette structure s'appelait la MIDIST, Mission interministérielle de l'information scientifique et technique. La MIDIST était issue des réflexions menées en 1978-1979 par un groupe de hauts fonctionnaires autour de l'idée qu'un Etat moderne ne peut se permettre de ne pas avoir une action d'accompagnement, dans le domaine de l'information, des efforts de la science et de l'industrie [Aigrin-Dejou 1979].
L'une des procédures classiques de la prise de décision administrative en France est la suivante : un ministre ou le Président de la République confie à un haut fonctionnaire une mission de réflexion sur un thème donné. Lorsque le rapport de mission est fourni et que la situation administrative et politique le permet, les recommandations de ce rapport sont partiellement ou totalement mises en oeuvre. Il arrive que certains de ces rapports dépassent très largement les milieux de l'administration et se transforment même parfois en succès éditoriaux, comme le fameux rapport [Nora et Minc 1978] qui annonça la politique de l'Etat français en matière de télématique. Certains rapports, ce sont les plus nombreux, ne font jamais l'objet de réalisations concrètes. Les procédures permettant d'arriver à faire "passer le bon de commande" par le Ministre ou le Président de la République ainsi que les procédures qui permettent, un fois le rapport fourni, de mettre en oeuvre ses recommandations ne sont pas l'objet de cette thèse. Le rapport dit "Aigrain-Dejou" a fait partie de ceux qui furent suivis d'effets. Créé initialement sous la forme d'une petite structure rattachée directement au Premier Ministre, le Bureau National d'Information Scientifique et Technique (BNIST) devait se transformer en 1979 en la MIDIST, rattachée à la Délégation Générale à la Recherche, à la Science et à la Technologie (DGRST) de façon à disposer de moyens financiers beaucoup plus conséquents (le Premier Ministre n'a qu'un petit budget par rapport aux ministères dits "techniques", comme la Défense, l'Industrie, etc.). Lorsque la DGRST se transformait en un Ministère de la Recherche et de la Technologie (MRT), la MIDIST suivait cette évolution et se retrouvait donc rattachée au MRT avec un statut un peu particulier, puisqu'elle conservait cependant son pouvoir d'intervention interministériel.
La MIDIST avait des bureaux séparés de ceux du MRT : pendant que le MRT était situé au 101, rue de Grenelle, dans le 7ème arrondissement, la MIDIST était au 217, Boulevard Saint-Germain et au 35, rue Saint Dominique. Ensuite, lorsque le MRT, fusionné avec le Ministère de l'Industrie, puis autonomisé à nouveau, s'installait dans l'ancienne Ecole Polytechnique, sur la Montagne Sainte-Geneviève, la MIDIST partait dans une tour moderne de la rue Georges Pitard, dans le 15ème arrondissement. La MIDIST devait enfin rejoindre la Montagne Sainte Geneviève, quelques mois avant sa dissolution. Boulevard Saint Germain et Rue Saint Dominique, les bureaux étaient dans la plus pure tradition de l'administration centrale française : d'anciens hôtels particuliers encore cossus mais pas très bien entretenus où les accessoires modernistes (portes automatiques à télécommande, terminaux d'ordinateurs) côtoient les escaliers à double révolution, l'or et le pourpre un peu passés et la peinture administrative jaunâtre des bureaux. Le labyrinthe des bureaux s'étale jusque sous les combles. Sur le trottoir en face, siège le Ministère de la Défense, à l'étage en dessous, le Ministère de la Communication, l'Assemblée nationale est à trente mètres. Les jardins de l'hôtel particulier sont de merveilleuses petites oasis de calme en plein coeur de Paris. Les rues sont désertes après 18 heures et on ne cesse de rencontrer les visages du petit village du pouvoir (ceux du célèbre "trombinoscope"[001]) dans les cafés des environs. La vie administrative est ponctuée, dès le début du printemps, par les manifestations de rue qui, bloquant l'entrée principale, obligent à sortir par la petite porte de derrière en ayant un peu le sentiment de vivre des instants déterminants de l'Histoire, surtout si la TV en parle le soir même. Vanitas, vanitatis...
Dans la période de la Rue George Pitard, l'environnement était bien différent : vingtième étage d'une tour, construite dix ans avant dans un quartier en cours de modernisation, air conditionné, ascenseurs en aluminium brossé et moquettes oranges ou vertes pour des murs beiges. Et cette indéfinissable odeur, faite de papier et de tabac froid qui hante les bureaux de n'importe quelle compagnie d'assurance. Dans la rue se mélangent des restes du quartier populaire du début du siècle et des nouveaux HLM. L'épicier tunisien est en bas de l'immeuble à côté des locaux de l'Office National de l'immigration.
Deux textes définissaient le champ d'action de la MIDIST. Son décret de création et d'attribution, acte de naissance administratif de la structure et la Loi d'orientation et de programmation de la recherche adoptée par l'Assemblée Nationale en juin 1982 à la suite d'un débat organisé dans tout le pays par le Gouvernement en vue de recueillir les avis les plus larges de la population scientifique. On trouvera en [annexe 1] une copie de ce décret ainsi que de la partie de la Loi qui concerne plus particulièrement la MIDIST. Cette Loi contenait, en effet une innovation : les activités de vulgarisation et de diffusion de l'information scientifique et technique sont considérées comme faisant pleinement partie du métier de chercheur. Cette déclaration devait avoir pour effet, en particulier, d'élargir les critères d'évaluation de la carrière des chercheurs, jusqu'à présents centrés principalement sur les résultats scientifiques obtenus. L'une des conséquences de cette Loi fut la mise en oeuvre d'un "Programme mobilisateur" centré sur la diffusion de l'information scientifique et technique et sur la vulgarisation des résultats de la recherche.
On trouvera en [annexe 2] deux organigrammes, celui du MRT et celui de la MIDIST. En plus de ses fonctionnaires propres, la MIDIST disposait d'une instance consultative importante : le Comité de coordination. Composé de près de 300 personnes, choisies pour leur autorité scientifique, administrative, industrielle ou sociale, ce Comité se réunissait deux fois par an pour examiner les travaux passés et donner les directives pour l'avenir. Organisé en sections de petite taille, le Comité de coordination jouait un rôle important de vecteur entre la MIDIST et les différents milieux professionnels partenaires de ses actions. La MIDIST était constituée en trois secteurs principaux : "Information spécialisée et banques de données", "action culturelle et vulgarisation scientifique et technique", "édition". Des départements horizontaux (affaires internationales) ou des services communs (le secrétariat général) venaient compléter cette structure. La MIDIST avait des activités très variées, depuis le financement de demandes d'aides publiques ou privées, jusqu'à des négociations industrielles, la préparation d'accords internationaux, le lancements de programmes de recherche en sciences de l'information, l'organisation de colloques et congrès, le démarrage de publications scientifiques ou de collections éditoriales [MIDIST 1984]. Quarante personnes travaillaient à la MIDIST qui disposait, pour le financement direct de ses activités d'un budget annuel d'intervention qui se montait à 40 millions de francs en moyenne (des amputations budgétaires sévères ont, deux années de suite, limité ce budget) Une caractéristique importante de ce budget est qu'il n'était pas pré-affecté. Chaque année il était théoriquement possible de ne financer que des opérations entièrement nouvelles. Dans la pratique, il y avait cependant une relative continuité, qui portait sur 30 à 50% du budget. Malgré son relativement faible montant, ce budget représentait donc un pouvoir d'intervention qui était considéré dans l'administration comme non négligeable, d'autant que les attributions de financements était souvent liées à l'intervention d'autres partenaires financeurs.
L'aspect principal, en terme de politique de financement, des interventions de la MIDIST était qu'elles devaient avoir un caractère incitatif et cristalisateur. L'un des indicateurs de ce caractère était le rapport entre le coût total du projet et le montant de l'intervention de la MIDIST, que nous appelions "facteur multiplicateur". Sans que des règles précises soient édictées (sauf pour les interventions auprès d'organismes de droit privé ou ce rapport ne pouvait être inférieur à 2), un dossier de financement était considéré comme "bon" lorsque son facteur multiplicateur était supérieur à 2,5 et excellent s'il était de l'ordre de 3 à 4. Lorsque ce facteur devenait trop grand, le dossier de financement pouvait perdre, de ce point de vue, sa qualité car il devenait possible de penser que l'intervention de la MIDIST n'avait pas joué de rôle incitatif, et que le projet se serait monté même sans son intervention.
La répartition des activités entre les départements de la MIDIST était faite par négociation interne, le principe étant que n'importe quel chargé de mission pouvait avoir à traiter n'importe quel dossier afin d'éviter les "chasses gardées" considérées comme néfastes par la direction de la MIDIST. La répartition de la majeure partie des dossiers se faisait cependant en suivant quelques règles générales toujours susceptibles d'adaptations locales. La règle la plus générale était que l'aspect le plus important d'un dossier était traité dans le département compétent.
Ainsi, un dossier de financement pour collecter l'information bibliographique nécessaire à la fabrication d'une base multilingue de données informatisées sur l'agriculture dans les pays en voie de développement concernait plusieurs personnes de la MIDIST : la responsable des affaires internationales, puisque ce dossier nécessitait que soient passés un ou plusieurs accords internationaux ; le département "information spécialisée", puisque le dossier concernait de l'information en agronomie, en santé, en urbanisme et demandait à faire des choix en matière de systèmes informatiques de gestion de l'information ; Le département "édition" ou le département "vulgarisation scientifique et technique" pouvaient également intervenir à cause de particularités du dossier (demande de financement issue d'une groupe d'éditeurs, implantation de la base de données en milieu non professionnel, etc.). De tous ces aspects, c'était celui jugé le plus important, par discussion entre la direction de la MIDIST et les différents chargés de mission, qui déterminait l'attribution principale du dossier.
A cette règle principale venaient se superposer de multiples autres procédures non-dites de répartition des tâches. Ainsi, un chargé de mission ne pouvait intervenir sur un dossier déjà géré par un autre chargé de mission qu'à la demande de celui-ci ou sur ordre de la direction. Et l'ordre de la direction ne venait qu'après consultation de l'intéressé, généralement dans une des réunions qui, chaque semaine, regroupaient les chefs des différents départements et les responsables des dossiers importants dans le moment.
Le groupe de chargés de mission dont je décrit ici une partie des ethnométhodes était constitué d'une dizaine de membres. Bien qu'ayant des statuts administratifs variés et des carrières professionnelles différentes, ces chargés de mission faisaient tous exactement le même travail. Les membres de ce groupe, qui a fonctionné pendant trois ans et demi, ne sont pas tous restés pendant toute la durée du groupe. Cependant, la plupart d'entre eux ont travaillé dans le groupe pendant près de trois ans. Le groupe a disparu lorsque la MIDIST a été dissoute, en juillet 1985.
Voici, pour situer le groupe, les profils professionnels de quelques uns de ses membres :
MR a 32 ans. Il a une maîtrise de géographie et fait partie du Comité de rédaction de la revue Hérodote. Il est l'auteur d'un article de référence sur la guerre du désert [Ronai et Korinmal 1980]. Avant de venir à la MIDIST, il était journaliste professionnel et rédacteur en chef de la principale revue française spécialisée dans le domaine des systèmes d'information automatisés. Il est coauteur d'un dossier sur la guerre de l'information [Ronai et Lefébure 1979] paru dans Le Monde Diplomatique. A la MIDIST, il a traité plus particulièrement le dossier des grands réseaux d'information nationaux. Il a été le Chef du Département "Information spécialisée" de janvier 1982 à janvier 1983. Il était le représentant français dans les instances de la Commission des Communautés Européennes spécialisées dans la mise en place d'une politique européenne en matière de systèmes d'information.
JR a 29 ans. Il est ingénieur de l'Ecole Centrale de Paris et diplômé de Sciences-Po. Egalement journaliste, il travaillait dans la revue dirigée par MR. A la MIDIST, il a été plus particulièrement chargé des dossiers dans le domaine biomédical. Il a également eu une importante activité de relations internationales avec la CCE et avec les pays de l'Est.
YR a 45 ans. Il est maître de recherches au CNRS, spécialisé dans la micro-paléontologie appliquée en particulier à l'exploration pétrolière. Il continue ses travaux de recherche en même temps que son activité à la MIDIST. Il était plus particulièrement chargé des dossiers en sciences de la terre ainsi que des dossiers de coopération avec les pays d'Afrique francophone.
PHC a 27 ans. Il est diplômé de l'Ecole Centrale de Paris. Avant de venir à la MIDIST, il a passé deux ans au Mexique au sein d'un organisme chargé de diffuser l'information scientifique et technique française. A la MIDIST, il était plus particulièrement chargé des dossiers d'information industrielle ainsi que des dossiers d'information en chimie. Il a également eu une importante activité en matière de coopération avec les pays d'Amérique Latine.
Pour ma part, j'ai occupé à la MIDIST deux fonctions successives. Pendant la première année, de février 1982 à janvier 1983, j'ai été chargé de mission au département "information spécialisée". Je m'occupais plus particulièrement des dossiers demandant des compétences en informatique, par exemple, le financement du développement de logiciels de gestion de bases de données bibliographiques, ou encore le "programme national de Traduction assistée par ordinateur". A partir de février 1983, j'étais nommé chef du département "information spécialisée". Parmi toutes les activités qu'avaient les chargés de mission de la MIDIST, l'une d'entre elles était considérée comme très importante, tant au sein de la MIDIST elle-même qu'à l'extérieur, (supérieurs hiérarchiques dans le Ministère de la recherche, groupes d'ingénieurs, de chercheurs, de documentalistes, de fonctionnaires d'autres administrations avec qui la MIDIST entretenait un contact permanent). Il s'agit de celle qui consistait à "traiter" des dossiers de financement de projets. L'importance accordée à cette activité est liée à l'activité même du ministère :
- des temps forts que constituent, dans la vie quotidienne de l'activité de l'administration centrale, les déclarations de politique à l'Assemblée Nationale, dans les colloques et congrès, et dans les diverses situations où les membres du Ministère communiquent aux autres membres de la société civile leurs analyses et intentions d'action.
- d'autres temps forts où, par les mêmes intermédiaires, les actions pratiques qui ont été engagées depuis les déclarations d'intention sont données comme preuves de leur concrétisation.
Dans le cas de la MIDIST, une part importante de ces actions pratiques était constituée par des distributions de financements. Ce qui ne veut pas dire que d'autres actions pratiques probantes n'étaient pas aussi réalisées et présentées (par exemple, des propositions de textes législatifs). Mais l'annonce de mesures financières était considérée comme étant celle qui avait le plus de "valeur" probante de la concrétisation des annonces de politique au Ministère de la Recherche.
L'essentiel de mes discussions professionnelles et de mon activité concrète consistait donc à traiter les différents aspects de ces mesures de financement : préparation du budget prévisionnel (de l'année suivante) de mon département pendant les mois de février et mars, consolidation de ce budget au niveau de la MIDIST en avril, engagement du budget de l'année en cours à partir du 15 janvier, négociations au niveau de la MIDIST et au niveau du département pour affiner les répartitions financières dossier par dossier et prendre en compte les modifications qui interviennent en cours d'année (amputations budgétaires en juin et juillet, solde des crédits disponibles avant la clôture en novembre).
L'ensemble de cette activité financière reposait sur deux bases :
- une base prévisionnelle, définie par les orientations stratégiques élaborées dans les instances de débat, telle que le Comité de coordination, et confirmées par la hiérarchie du ministère. Il pouvait ainsi, par exemple, être décidé d'utiliser l'année suivante x millions de francs pour accroître le nombre de publications scientifiques en langue française, par des financements directs aux éditeurs.
- une base opérationnelle qui, en suivant les orientations prévisionnelles, concrétisait les répartitions financières. Ainsi, par exemple, une campagne d'information était lancée auprès des éditeurs, les informant de l'existence d'un fonds destiné à aider la publication d'ouvrages écrits en français. Cette campagne d'information ramenait à la MIDIST des demandes (l'Editeur X souhaite N milliers de francs pour publier à 3000 exemplaires un ouvrage sur la culture du manioc).
Le travail des chargés de mission, après avoir participé aux débats d'orientation et, souvent, rédigé les propositions qui en étaient issues, consistait donc à choisir parmi les demandes concrètes, les dossiers qui seraient effectivement financés, puis à les accompagner tout au long de leur vie administrative que je vais décrire plus loin.
Cette sélection ne consistait pas seulement à classer les dossiers dans un ordre de "qualité" décroissant afin de ne conserver que ceux qui entreraient dans l'enveloppe financière disponible. La MIDIST explorant sans cesse de nouveaux champs d'activité, il arrivait souvent que les moyens financiers disponibles dépassent la somme des demandes qui nous parvenaient. Cette situation, fréquente la première année d'une nouvelle mesure, disparaissait rapidement car, l'information circulant chez les bénéficiaires potentiels, la demande devenait supérieure à l'offre. Le travail des chargés de mission comprenait également en ce que nous appelions entre nous "faire mûrir" les dossiers. Cette activité de "maturation" consistait, lorsqu'un dossier paraissait susceptible de correspondre aux orientations définies préalablement, mais ne pouvait encore être qualifié d'"acceptable", à engager une négociation avec le bénéficiaire potentiel afin qu'il redéfinisse son projet, par itérations successives.
Je vais maintenant décrire quelques unes des procédures qui, pour un membre du groupe des chargés de mission de la MIDIST, servaient de base aux négociations avec un contractant potentiel, puis aux négociations avec les autres chargés de missions et les autres parties de l'administration afin de prendre la décision de financement. Je ne décrirai pas ici les procédures qui, une fois prise la décision de financement, concrétisaient le versement des fonds, car ces procédures ne sont pas des procédures de choix, un ensemble de règles (la comptabilité publique) les définissant très précisément.
Certes, l'application pratique de ces règles pouvait avoir pour conséquence des variations importantes dans les délais de paiement effectif au bénéficiaire, variations dont l'analyse ethnométhodologique serait passionnante, mais qui n'est pas l'objet de cette partie de mon travail. Il suffira ici de dire qu'une fois prise la décision de financement, elle s'exécutait, tout comme, une fois la culpabilité du prévenu décidée par le jury du tribunal étudié par Garfinkel, la peine était prononcée et appliquée en suivant les règles de procédure pénale.
La première étape du chemin d'un dossier de demande de financement est donc sa mise en forme par négociation entre les chargés de mission responsables du dossier et le demandeur. Cette étape se termine par la fourniture d'un premier document normalisé dont on trouvera une reproduction en [annexe 3]. On remarquera que ce document doit contenir des informations de plusieurs niveau :
- Une description de l'organisme demandeur, destinée, en particulier à fixer le cadre juridique de l'intervention financière. Les modalités de financement ne sont, en effet pas les mêmes pour les organismes de droit public (Universités, laboratoires de recherche...) et les organismes de droit privés (Associations, entreprises...). Cette partie a également pour objet de vérifier la "fiabilité" du demandeur en tant qu'institution. Il est ainsi peu probable qu'une demande d'aide émanant d'une entreprise dont il apparaît qu'elle est en situation de cessation de paiement reçoive un accord. L'évaluation peut reposer sur des éléments de jugement moins factuels : un refus de financement peut ainsi reposer sur l'argumentation que l'aide demandée est trop importante par rapport au volume financier total d'activité du demandeur, ou encore que l'organisme demandeur est de création trop récente.
- Une description du contexte scientifique, technique ou industriel dans lequel le projet est proposé et des avancées que ce projet amènera, s'il est réalisé, par rapport au contexte. Cette description a un double objet. Pour le demandeur, il s'agit d'indiquer la logique, scientifique, stratégique, commerciale dans laquelle s'inscrit le projet. Pour le chargé de mission, il s'agit de vérifier la "compétence" du demandeur dans son secteur d'activité. Ainsi, une demande d'aide d'un industriel pourrait être rejetée parce que le demandeur ne connait pas suffisamment bien les produits concurrents de celui pour lequel il demande une aide. Ou bien, pour un laboratoire de recherche, un argument de rejet pourrait être une connaissance insuffisante des programmes nationaux ou internationaux en cours dans le domaine. Pour évaluer cette partie des demandes, le chargé de mission peut faire appel à la caution scientifique ou technique d'un membre du Comité de Coordination de la MIDIST.
- Une description du programme de travail du projet. Il s'agit là de permettre au chargé de mission d'évaluer si le programme est construit de façon cohérente par rapport aux objectifs d'avancées décrits au point précédent.
- Un schéma de financement avec un budget précis du projet. Il s'agit là de vérifier que les moyens engagés permettront de réaliser le programme proposé, en particulier dans le cas de financements multiples. Mais ce schéma permet également de s'assurer que le financement de la MIDIST n'intervient que de façon partielle dans le programme, puisque les interventions de la MIDIST doivent avoir un caractère "incitatif" et "multiplicateur". Il s'agit également de vérifier la capacité du demandeur à maîtriser les aspects budgétaires d'un programme de travail. Des textes réglementaires, par ailleurs, limitent les interventions de la MIDIST à certains postes de dépenses (par exemple, limitation des postes de salaires pour les organismes de droit public ou encore, limitation des postes de frais généraux à 4 ou 8% du total des dépenses du programme).
L'un des chargés de mission va transmettre ce dossier, lorsqu'il est d'accord avec le fond de la demande, à son chef de département et/ou au Directeur de la MIDIST. Dans un entretien, à l'occasion des réunions de service hebdomadaires, mais aussi bien au café ou au restaurant du Ministère, le chargé de mission obtiendra l'accord de son supérieur. Le dossier est alors inscrit à l'ordre du jour d'un Comité Consultatif réunissant des représentants de la MIDIST et des autres directions du ministère, en particulier de la direction financière qui émet un avis sur la forme du dossier. C'est ce Comité qui, dans un relevé de décisions, attribue le financement ou le rejette temporairement ou définitivement.
Je ne traiterai pas ici des ethnométhodes particulières à ce Comité Consultatif parce que je n'ai que rarement participé à ses réunions. Je ne traiterai donc que des négociations qui avaient lieu entre les chargés de mission dans mon département. Je vais fournir ici deux jeux de règles différents. Ces jeux ne prétendent pas être exhaustifs. L'un correspond aux règles de décisions qui sont quotidiennement utilisées par les chargés de mission, l'autre à celles qui décrivent l'attitude "idéale", la ligne de conduite "officielle" que les chargés de mission s'efforcent également de respecter.
Pour des chargés de mission de mon groupe deux règles de base permettait de dire, idéalement, qu'un dossier était "acceptable" :
- Un dossier acceptable est un dossier dont l'objet et le montant financier demandé correspondent aux orientations pré-définies dans les documents résultants des débats avec le Comité d'Orientation de la MIDIST, (et donc aux orientations de la Loi de programmation de la recherche), et aux disponibilités budgétaires de la MIDIST sur la ligne correspondante.
- un dossier acceptable est un dossier dont la forme correspond aux obligations du document normalisé de demande de financement.
Il est bien clair que, dans le cadre de leur travail d'instruction des dossiers de demande d'aide financière, les chargés de mission menaient une activité que l'on pourrait qualifier "d'enquête sociale" dans la mesure où ils devaient décider, en première instance, si les éléments fournis par le demandeur, sur lui-même et sur son projet, étaient en accord avec les textes réglementaires et les orientations stratégiques de la MIDIST. Le résultat de cette enquête sociale pouvait prendre trois formes :
- un rejet du dossier, qui devait être justifié auprès du demandeur, une Loi faisant, en France, obligation à l'Administration de justifier par écrit toute décision.
- une acceptation du dossier et une entrée dans le cycle décrit plus haut. Dans ce cas, le chargé de mission changeait de rôle : de juge vis à vis du demandeur, il se transformait en avocat du dossier devant les instances hiérarchiques du Ministère.
- un renvoi, pour "maturation", du dossier au demandeur. Ce renvoi ne prenait généralement pas de forme écrite, puisqu'il n'y avait qu'exceptionnellement conflit entre le demandeur et le chargé de mission. Ainsi, lors des entretiens préalables à la rédaction de chacune des versions successives du dossier, le chargé de mission expliquait au demandeur les modifications qu'il souhaitait, le demandeur défendait éventuellement son point de vue et l'entretien se terminait lorsqu'un accord sur les points devant faire l'objet de "maturation" apparaissait. Il a pu arriver que, dans cette phase, le chargé de mission soit amené à décider le rejet du dossier. Dans ce cas, il prévenait son chef de département du conflit potentiellement naissant afin que, si le demandeur tentait une négociation ou une intervention directe avec le chef de département (ou le directeur de la MIDIST, ou un membre du Cabinet, ou le Ministre), les positions dans l'Administration soient coordonnées. Dans les cas où cette coordination devenait impossible, le dossier se transformait parfois en conflits internes entre les membres de l'Administration. Les règles de comportement et d'instruction des dossiers par les chargés de mission changeaient alors fondamentalement. Je ne traiterai pas ici cet aspect qui nous éloigneraient du sujet principal de cette partie de ma thèse.
Pour résumer l'activité d'enquête du chargé de mission, on peut dire que celui-ci doit décider "raisonnablement" de l'acceptabilité du dossier, le terme de "raisonnablement" recouvrant successivement les différents points du dossier décrit ci-dessus. Au cours des entretiens avec le demandeur, des discussions dans les réunions de service (ou au café, ou au restaurant du Ministère), des consultations d'experts, les chargés de missions construisent ainsi progressivement une argumentation multiforme qui formera par la suite les bases de l'argumentation qu'ils seront amenés à utiliser devant ses instances hiérarchiques pour expliquer leur soutien au projet ou devant le demandeur pour expliquer le rejet.
Les chargés de mission doivent donc procéder à un travail d'objectivisation du projet. Ainsi, ils doivent chercher dans les attendus scientifiques du dossier ce qui est contraire à l'opinion communément admise dans les milieux scientifiques car, n'étant pas eux-mêmes des chercheurs, ils doivent s'appuyer, pour cette partie, sur les connaissances communes des chercheurs. S'il ne prennent pas cette précaution, ils risquent de voir ultérieurement remettre en cause leur propre sérieux professionnel si, par hasard, il devait apparaître que les hypothèses scientifiques sur lesquelles avait été accordé un financement étaient critiquées par la majorité des chercheurs. De célèbres "affaires" émergent régulièrement dans la presse au sujet de financements publics accordés sur des bases non acceptées par le milieu scientifique (celle des avions renifleurs, par exemple). Les chargés de mission connaissent ces affaires et s'en méfient comme de la peste.
Il vont donc faire appel au "sens commun" scientifique et même, parfois, se prémunir contre d'éventuelles futures attaques en demandant un avis écrit à un membre incontesté de la communauté scientifique. La négociation avec le demandeur consiste souvent pour ce dernier à convaincre le chargé de mission que son projet ne présente aucun risque scientifique tout en étant cependant une avancée de premier ordre qui valorisera ultérieurement professionnellement le chargé de mission qui a su percevoir l'aspect novateur du projet.
De même qu'il y a tentative d'objectivisation pour les aspects scientifiques, dans le cas de programmes de recherche, il y aura tentative d'objectivisation par référence au sens commun de la logique industrielle dans le cas de programme de développement de produits à des fins commerciales. Dans ce cas, le chargé de mission fera référence, pour la construction de son argumentation, à des études de marché faites par des entreprises connues, ou encore, à l'expérience industrielle du demandeur prouvée par des succès antérieurs sur des produits similaires. Ici encore, il fera éventuellement appel à un cabinet d'audit ou à des experts pouvant se prévaloir d'expérience industrielle incontestable. Lorsque le chargé de mission n'avait pas recours à ces experts extérieurs et que le dossier ne donnait pas les résultats initialement attendus, j'ai le sentiment que le droit à l'erreur était, pour cet aspect des dossiers, plus facilement reconnu au chargé de mission que pour la partie scientifique. On pouvait certes lui reprocher d'avoir "joué son petit industriel", c'est à dire d'avoir pensé qu'il avait les capacités d'analyser seul le dossier et de prendre seul la décision de financement. Mais ce reproche était moins "grave" que celui de s'être "pris pour un chercheur". Dans le premier cas, le chargé de mission était ridicule de prétentions, dans le deuxième, il commettait une faute professionnelle. Je pense que cette différence venait du fait que nous étions dans le cadre du Ministère de la Recherche où le "sens commun" des scientifiques avait "plus de valeur " que le "sens commun" des industriels.
Dans tous les dossiers, le chargé de mission doit également juger de la conformité de la partie financière du projet. Conformité en terme d'adéquation des montants des dépenses affectés à chaque poste et conformité de l'ensemble du budget avec les règles particulières aux procédures de financement public. L'adéquation des montants des dépenses affectés à chaque poste suppose que le chargé de mission fasse référence à un sens commun un peu particulier : il doit en effet savoir apprécier des éléments qui relèvent quasiment de la vie quotidienne (le montant des frais postaux nécessaires à l'envoi de 2000 lettres pour une enquête par voie postale ou bien le coût moyen d'une journée, voyage compris, dans un colloque à Grenoble) aussi bien que des éléments relevant de l'enquête financière professionnelle (quantité de jours d'ingénieurs nécessaires pour écrire un logiciel et coût moyen, toutes charges sociales comprises de la journée ingénieur).
Le chargé de mission essaie donc, dans les différents éléments du dossier, de séparer ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui est contestable de ce qui ne l'est pas, ce qui est probable de ce qui ne l'est pas, ce qui est crédible de ce qui ne l'est pas, ce qui est raisonnable de ce qui ne l'est pas, ce qui serait accepté par un autre chargé de mission de ce qui ne le serait pas, ce qui est preuves suffisantes de la qualité du dossier de ce qui ne l'est pas, ce qui est en accord avec les opinions des experts de ce qui ne l'est pas, ce qui est factuel de ce qui est suppositions, etc. Il fait ce travail par références à des sens communs, à des règles normatives qui, éventuellement, lui sont inconnues (mais il fera alors appel à des experts). Il va donc mettre en oeuvre ce que Garfinkel appelle une méthode documentaire d'interprétation qui débouchera sur une argumentation complète, dont le dossier sera l'objet analysé en même temps que l'argumentaire, puisque la maturation du dossier l'a conduit progressivement a être en conformité avec l'argumentation en cours de construction.
Venons en maintenant à énoncer quelques unes des règles de comportement qui, me semble t'il, définissent l'attitude "idéale", la ligne de "conduite officielle" à laquelle fait incessamment référence le chargé de mission dans son travail.
1.- Le bon chargé de mission instruit ses dossiers de façon indépendante de ses sympathies pour le demandeur ou pour les personnels des autres services de l'administration.
2.- Le bon chargé de mission applique strictement la législation et la réglementation française en s'interdisant d'en faire la moindre interprétation.
3.- Le bon chargé de mission s'appuie sur les conseils des experts reconnus dans les différents domaines où lui-même n'est pas expert.
4.- Le bon chargé de mission repousse ses décisions jusqu'au moment où tous les éléments importants du dossier sont correctement renseignés. En particulier, il explore chacune des parties du dossier sans tenir compte des résultats des parties précédentes.
5.- Le bon chargé de mission suspend son jugement personnel, scientifique, technique, financier, ainsi que ses opinions politiques ou religieuses pendant toute la durée de l'instruction de façon à se placer dans une position où les résultats de l'évaluation sont indépendants de sa propre personne. Il devient interchangeable et représentant de ce que pourrait penser "n'importe quel bon chargé de mission".
6.- Le bon chargé de mission suspend, pendant l'instruction du dossier, ses modes de comportement et ses habitudes de la vie quotidienne pour se conformer au modes de comportement définis par les règles du fonctionnement de l'Administration.
7.- Les bases de décision du bon chargé de mission sont les orientations pré-définies par le Comité de Coordination de la MIDIST, la Loi d'orientation et de programmation de la Recherche et les instances qui lui sont hiérarchiquement supérieures au sein du Ministère de la Recherche.
Ces règles de conduite n'ont, bien entendu, de sens que si l'on garde, en permanence en mémoire que ce sont les règles qu'un chargé de mission énonçait si la question de sa propre attitude idéale et du modèle de chargé de mission auquel il lui semblait nécessaire de faire référence lui était posée. Ces règles avaient été apprises de chacun, en dehors de l'activité d'évaluation de dossier proprement dite, par des discussions entre les chargés de mission, par la lecture des réglementations de la Fonction publique, par l'image que projetaient les médias de l'Administration et du "sens de l'Etat", par les cours dispensés dans des cycles universitaires comme "Sciences politiques", etc.
Pour revenir aux règles qui présidaient aux décisions des chargés de mission, il me semble que ceux-ci respectaient, de plus, des règles qui ne sont pas celles du "chargé de mission idéal", mais celles qui déterminaient, pour lui et, par extension, pour les autres instances de décision du Ministère, qu'un choix de financement était bon.
Les décisions de financement étaient bonnes si, entre autres :
- elles laissaient intacte ou amélioraient la réputation du chargé de mission ;
- l'opportunité ou la nécessité de regarder derrière les apparences des choses et des faits décrits dans le dossier était réduite au minimum ;
- elles avaient été prises dans des délais permettant habituellement de prendre une décision ;
- elles ne demandaient pas de faire abstraction du sens commun du chargé de mission ou des sens communs des scientifiques, des industriels, des comptables.
- elles ne demandaient pas de remettre pas en cause la perception des équilibres sociaux, des compétences, des autorités, des responsabilités que "chacun connait".
- elle présentaient l'apparence, immédiatement perceptible, d'être une solution socialement supportable à un problème pratiquement défini.
En vue de vérifier la pertinence de ces règles, qui ne m'ont pas été énoncées par des chargés de mission, j'ai pratiqué ce que Garfinkel appelle le breaching, heureusement traduit par Alain Coulon en "provocation expérimentale" [Coulon 1987]. Ainsi, à plusieurs reprises, j'ai été amené à faire remarquer à des chargés de mission que l'un de leurs dossiers ne satisfaisait pas à l'une de ces règles, de façon factuellement évidente. Par exemple, lors des périodes de clôture budgétaire, le temps d'instruction nécessaire à un dossier était très court par rapport aux délais habituellement nécessaires. Et j'ai pu noter, de la part des chargés de mission, les réactions immédiates décrites dans le chapitre 2 des Studies : Un trouble profond, analogue à celui que l'on désigne habituellement dans la vie quotidienne par le terme de "honte", et la tentative, immédiate de reconstruction d'un discours explicatif visant à faire entrer "malgré tout" le dossier dans les règles normatives énoncées. Ce discours reconstruit reposait le plus souvent sur un appel au sens commun de la vie quotidienne, mais aussi aux autres sens communs, scientifique, industriel ou financier.
Ainsi, la rapidité de l'instruction de la partie scientifique du dossier était expliquée par le fait qu'il était évident que, de ce point de vue, le dossier ne présentait "évidemment" aucun problème, par exemple, parce que le demandeur était "honorablement" connu du point de vue scientifique. Si je remettais en cause ce point, mon interlocuteur commençait par s'efforcer de vérifier si je ne plaisantais pas, puis, lorsque je paraissais vraiment sérieux, il s'engageait dans des explications complémentaires visant à préciser cet aspect des choses, citant les références du demandeur, rappelant des avis de collègues communs, etc. Si je maintenais mon observation et que mon interlocuteur ne pouvait se défiler, l'entretien pouvait se terminer par une situation de conflit violent où ma propre compétence en tant que chargé de mission était remise en cause. Si, à cause de l'aspect factuel de ma remise en question, il n'était pas "logiquement" possible de forcer l'analyse du dossier à entrer dans les règles habituelles, alors le jeu de règle était modifié par mon interlocuteur en utilisant des règles "de niveau supérieur", c'est à dire qui autorisaient la transgression des règles habituelles. Ainsi, deux arguments, parmi d'autres, permettaient parfois au chargé de mission d'expliquer la rapidité de son travail d'instruction :
- l'ordre d'instruction du dossier était venu "de plus haut". Cette périphrase servait à décrire le fait que certains dossiers devaient être instruits dans une logique autre que notre logique habituelle que je suis en train de décrire.
- si le dossier n'avait pas été instruit à cette vitesse, le crédit correspondant n'aurait pas pu être employé et aurait été "perdu". Cet argument repose sur le fait que le budget de l'Etat est voté annuellement. Des fonds non utilisés dans une année budgétaire peuvent donc "disparaître" c'est à dire que le budget de l'année suivante ne sera pas augmenté du montant des fonds inutilisés. Bien au contraire, sur certaines lignes budgétaires, lorsque les fonds ne sont pas totalement employés, la ligne est diminuée l'année suivante.
Lorsque, toujours pratiquant la provocation expérimentale, je doutais de l'adéquation entre un dossier précis et la ligne stratégique et politique qui avait été annoncée préalablement à l'instruction de ce dossier, le chargé de mission s'efforçait alors de faire entrer ce dossier dans l'un des axes de cette ligne, éventuellement en la réinterprétant. Cette réinterprétation était facilitée par le fait que, pour des raisons pratiques de volume, les documents qui définissaient notre ligne étaient obligatoirement elliptiques. Si la réinterprétation de la ligne était par trop difficile, c'est à dire trop peu acceptable par notre sens commun de chargés de mission, une modification de la ligne était alors proposée, le dossier dont nous étions pratiquement en train de parler constituant alors le premier exemple de mise en oeuvre de cette nouvelle ligne.
Les diverses règles énoncée au cours de ce chapitre, amènent à faire quelques remarques finales :
Lorsque le chargé de mission est en train de réaliser pratiquement son activité professionnelle, il ne se comporte pas exactement comme dans son activité de tous les jours, bien qu'il mette en oeuvre des pratiques très analogues (par exemple, la méthode documentaire d'interprétation). Est-ce que, pour autant, on peut dire qu'il abandonnerait son sens commun quotidien pour adopter uniquement et totalement un nouveau sens commun, celui du chargé de mission idéal ? Je pense avoir montré ici que la réponse à cette question est négative.
Le chargé de mission, au cours de son activité professionnelle, superpose et utilise simultanément son sens commun de la vie de tous les jours et un nouveau sens commun, propre à cette activité professionnelle. Et il est, je crois, clairement apparu que, comme dans la vie de tous les jours, les conditions permettant de dire qu'un choix est correct sont définies de façons ambiguës. C'est à dire qu'elles sont reconstruites sans cesse a posteriori afin de correspondre à la réalité concrète de la situation présente. Il y a réinterprétation permanente des faits passés. En procédant rétrospectivement à ces reconstructions, le chargé de mission fait typiquement référence au modèle de "chargé de mission idéal" et met typiquement en évidence, de façon non dite, les arguments permettant de montrer la normalité, dans ce cadre de référence, de son activité pratique. Il évite soigneusement de faire apparaître toute anomalie par rapport à ce cadre de référence. Ces explications rétrospectives des "bons" choix sont difficiles à obtenir car, d'une part elles sont productives d'incongruités factuelles et, d'autre part, le fait de les fournir en détail amène le chargé de mission à avoir le sentiment de se retrouver en situation de remise en cause professionnelle. Et si, en privé, les incongruités peuvent être reconnues (et expliquées en modifiant, parfois fortement les règles de base de son activité), le chargé de mission, en public, maintient contre vents et marées l'adéquation de son choix avec les règles de base ou bien utilise des moyens dialectiques pour contourner les problèmes.
L'activité d'explications rétrospectives des choix est fondamentale dans l'activité professionnelle du chargé de mission, même si elle prend parfois pour lui des aspects localement désagréables, car c'est grâce à cette activité qu'il peut réaliser pratiquement une autre partie de son activité professionnelle qui est totalement réflexive avec son activité d'instruction de dossiers : la clarification de la définition de la politique qu'il est en train de mettre en oeuvre. C'est la gestion de l'irrémédiable réflexivité entre ses deux activités qui, me semble t'il, caractérise le mieux l'activité du chargé de mission.