2.2.1.- Histoires vues de l'intérieur
En juillet 1985, après un âpre conflit administratif entre la direction de la MIDIST et le Cabinet du Ministre de la Recherche, la MIDIST était dissoute et ses activités reprises par une délégation interne au Ministère de la recherche (la DIXIT). A la fois par amitié et solidarité avec mes collègues de travail et parce que je pensais très profondément que l'activité de l'Administration centrale en matière d'information scientifique et technique ne pouvait se faire que dans un cadre interministériel, je m'engageais dans la lutte administrative aux côtés de la Direction de la MIDIST. Lorsque la MIDIST fût dissoute, la nouvelle direction nomma mon remplaçant et j'allais rejoindre mon ancien directeur au sein de la Mission "Industries de la langue".
La Mission "Industries de la langue" a été créée le jour même de la dissolution de la MIDIST. C'est une mission identique à celles que je décrivais au début du chapitre 2 : le Ministre a envoyé une lettre à l'ancien Directeur de la MIDIST, lui confiant un certains nombre de tâches et lui attribuant les moyens nécessaires pour les réaliser. L'histoire de la naissance de cette mission me semble intéressante en ce qu'elle est représentative de la multiplicité des reconstructions possibles a posteriori d'un événement administratif simple. Il y aura donc ici deux histoires d'un même fait. Ensuite, je décrirai les procédures de travail utilisées dans la Mission puis je montrerai une partie des règles implicitement ou explicitement utilisées comme références dans l'élaboration d'une politique d'innovation technologique dans le domaine des industries de la langue.
2.2.1.1. - Histoire 1
naissance d'un terme, naissance d'une mission
Lorsqu'il est apparu, à la fin du mois de juin 1985, que la disparition de la MIDIST n'était plus qu'une question de jours, les personnels de cette structure se sont tous posés la question de leur avenir. Certains pensaient démissionner pour partir dans le secteur privé, d'autres préféraient rester dans l'administration mais en changeant de domaine d'activité, d'autres enfin voulaient attendre et évaluer la structure qui reprendrait les attributions de la MIDIST. Pour ma part, j'avais rencontré à deux reprises la personne qui allait certainement devenir mon supérieur hiérarchique. Egalement en position de mise à disposition, j'avais intérêt à prévoir l'éventualité d'un remplacement d'office, rendu probable par mon engagement dans le conflit. Le concept d'industries de la langue était identifié dans les axes politiques de la MIDIST depuis plusieurs mois mais, faute de temps, il n'avait pas fait l'objet de tout les approfondissements qui me semblaient nécessaires.
Nous avions inventé le terme "d'industries de la langue" au sein de mon département en août 1983, à l'occasion de réflexions sur les activités de la MIDIST dans le domaine de la TAO (traduction assistée par ordinateur), de la terminologie, de l'enseignement des langues et de la conception de langages documentaires et de thesaurii. Il nous semblait que ce terme était suffisamment générique pour pouvoir décrire un ensemble d'activités qui commençait à se structurer. L'une des preuves de cette structuration était l'organisation de salons, dont l'un des premiers avait été, au printemps 1983, EXPOLANGUES qui s'était tenu au Grand Palais à Paris. Un des chargés de mission du département avait rédigé une note de synthèse à ce sujet le 21 septembre 1983. On trouvera en [annexe 4] une copie de cette note qui constitue l'un des textes fondateurs du concept.
En décembre 1983 et en janvier 1984 était rédigé le rapport annuel d'activité de la MIDIST où apparaissait, pour la première fois dans un document public, le terme d'industries de la langue et sa définition. On verra, dans la reproduction donnée en [annexe 5] de la partie de ce rapport qui traite des industries de la langue, que le concept était encore très large, puisque les activités d'enseignement des langues, de fabrication de matériels éducatifs, d'interprétariat et de traduction humaine y étaient explicitement intégrées. L'introduction de cette partie du rapport d'activité de la MIDIST était reprise et légèrement modifiée pour paraître en avril 1984 dans le numéro 4 de la revue Brises, Bulletin de recherches sur l'information en science économiques, humaines et sociales qui est publié par le Centre de documentation en sciences humaines du CNRS [Dégremont 1984]. Cependant la définition du domaine des industries de la langue restait la même dans cette publication que dans le rapport d'activité de la MIDIST. C'est cette publication du numéro 4 de Brises qui sera citée le plus souvent par la suite comme référence première de la naissance du concept.
Comme on a pu le constater au chapitre précédent, nos activités de chargés de missions nous obligeaient à une forte dispersion en termes de secteurs d'intervention. J'avais envie, après trois ans de ce genre de travail, de me concentrer sur moins de secteurs, tout en continuant à faire de l'ingénierie administrative. Le concept d'industries de la langue me semblait particulièrement porteur, à la fois parce qu'il correspondait à ce qui était, depuis plusieurs années, une interrogation intime (quels modèles informatiques construire de l'activité langagière ?) et parce que j'avais perçu, chez de nombreux interlocuteurs, un intérêt important provoqué par la seule énonciation du terme. Cet intérêt provenait, me semblait-il, du choc entre les deux mots "langue" et "industrie" et découlait plus de la provocation dialectique que de la valeur sémantique contenue dans la composition des deux mots, mais il me paraissait intéressant d'approfondir les idées qui avaient présidé à la création du terme dans mon département.
Depuis le mois de septembre 1984, nous travaillions à la MIDIST sur l'idée de créer une mission, rattachée au Directeur de la MIDIST, qui serait plus particulièrement chargée de définir et mettre en place une politique nationale en matière d'industries de la langue. A cette occasion le concept d'industries de la langue avait été considérablement précisé par rapport aux premières définitions imaginées entre août 1983 et janvier 1984. C'est ainsi, comme on peut le constater dans la copie du projet ci-jointe en [annexe 6], que les activités de traduction (humaine) et d'interprétariat, ainsi que les activités d'enseignement des langues ne figurent plus dans la définition du concept. Le concept contient cependant encore les activités de recherche sur l'enseignement des langues, et les activités culturelles et touristiques d'échanges linguistiques. Par ailleurs, le concept est très fortement orienté vers les nouvelles technologies de l'information et de la communication. La coopération internationale dans l'aire francophone et au sein des Etats de la CEE est explicitement mentionnée comme décisive pour le développement du domaine.
Reprenant cette précédente idée de Mission, mais la détachant de la MIDIST, qui allait disparaître, une première proposition était faite, qui ressemblait trop à une recréation, sous un autre nom, de la MIDIST, pour pouvoir être acceptée : la mission aurait eu un budget autonome et aurait été formée d'une équipe de 10 anciens agents de la MIDIST... Ce fut la deuxième tentative qui fut la bonne.
2.2.1.2.- Histoire 2
Fin d'une guerre, naissance d'une Mission
Quand un Ministre souhaite une modification qui implique le déplacement d'un haut fonctionnaire, il est d'usage (mais non obligatoire) de proposer un autre poste à ce haut fonctionnaire avant de lui retirer son affectation (un fonctionnaire pouvant être temporairement sans affectation, ce qui fut le cas de près d'une cinquantaine d'ambassadeurs au ministère des affaires étrangères entre 1984 et 1986).
Dans le cas de la MIDIST, le conflit avec le Ministre et son cabinet avait été tellement violent que le respect de cet usage était peu probable puisque le Directeur de la MIDIST était libéré de ses obligations de professeur à l'Université et mis à disposition du ministère de la recherche. Dans ce cas, en effet, il suffisait au Ministre de ne rien faire pour que, mécaniquement, la dissolution de la MIDIST entraîne la fin du détachement et le retour du Directeur "dans son administration d'origine", l'Education Nationale. Le Directeur de la MIDIST ne souhaitait pas immédiatement reprendre ses activités à l'Université. Il avait donc intérêt à se trouver lui-même un "point de chute" qui conviendrait à chacune des parties en présence.
A la suite de discussions, en particulier avec les chargés de mission du département "information spécialisée et bases de données", le Directeur de la MIDIST rédigea un projet pour la mise en place d'un Programme de recherche appliquée et finalisée "Industries de la langue". Ce programme, reprenait un secteur entier de l'activité de la MIDIST, avec le budget afférent. Ce projet ne reçut pas l'accord du Cabinet du Ministre qui proposa alors au Directeur de la MIDIST de lui confier une mission exploratoire de durée limitée sur les industries de la langue. Ainsi, le Ministre ne pourrait être accusé de "liquider" un haut fonctionnaire puisqu'il lui confiait une nouvelle mission et le Directeur de la MIDIST ne rejoignait pas immédiatement son université à la dissolution de sa structure. Ce fut cette deuxième solution qui, acceptée par les deux parties, fut mise en oeuvre car elle permettait aussi un second niveau de raisonnement :
- Pour le Ministre, à la fin de la Mission, une simple lettre de remerciements éloignerait le Directeur sans qu'il y ait matière à conflit puisque, par définition, une mission a une durée déterminée et pas d'obligation de mise en oeuvre.
- Pour le Directeur et moi-même, la fin de la mission et de ses prolongations éventuelles se produiraient peut-être après le prochain changement de ministre, avec les nouvelles possibilités qu'offrent parfois ces changements.
Le Ministre décidait donc de commander une mission à l'ancien Directeur de la MIDIST mais il y eut, tout au long de la Mission "Industries de la langue", une guerre d'escarmouches visant, pour le Cabinet, à faire se terminer la Mission et pour les membres de la Mission, à la faire survivre. Mais cette guerre et les procédures d'attaque ou de défense qui furent utilisées ne sont pas l'objet de cette thèse.
2.2.1.3.- Des règles du comportement des membres au sein de la
Mission "industries de la langue"
La création de cette Mission fut, pour moi, la résultante de deux composantes également importantes :
1- la nécessité de survie professionnelle d'un petit groupe de personnes ;
2- la perception, intuitive au départ, de la "nécessité" de mener, au niveau central de l'Etat une action en faveur du développement d'un secteur de la recherche et de l'industrie.
J'exprime ces deux composantes de façon strictement personnelle, bien que sous une forme ou sous une autre, il me semble que leur perception était commune aux membres de la Mission, ainsi que j'ai pu le constater au cours de multiples discussions au sein du groupe. Cependant la notion de "sens de l'Etat" qui apparaît clairement dans la seconde composante, comme les intérêts personnels qui apparaissent dans la première ne sont certainement pas totalement les mêmes chez chacun des individus qui composaient le groupe dont je parle. Certaines des caractéristiques de ces deux notions peuvent même paraître conflictuelles.
Ainsi en est-il, par exemple, d'une règle qui, me semble t'il, caractérise un fonctionnaire idéal dont les autres fonctionnaires diraient qu'il a le "sens de l'Etat". J'exprime cette règle de la même façon que Garfinkel exprime les règles que les jurés utilisent pour définir un "bon" juré, c'est à dire un juré idéal sur le comportement duquel ils s'efforcent de calquer le leur, les règles étant implicites entre les membres du groupe de jurés :
a.- un "bon" fonctionnaire est un fonctionnaire qui entre son intérêt strictement personnel et l'intérêt de l'Etat, choisit toujours l'intérêt de l'Etat.
Deux autres de ces règles sont celles, souvent répétées dans ma famille (de fonctionnaires), comme dans les groupes professionnels où j'ai vécu plusieurs années, mais également dans les médias et, souvent, dans les ouvrages qui traitent du statut de la fonction publique :
b.- un "bon" fonctionnaire ne fait jamais de "zèle" mais n'a jamais de défaillance professionnelle.
c.- un "bon" fonctionnaire, après avoir donné son avis, applique les décisions hiérarchiques, même si elles sont contraires à son avis.
Si ces règles étaient (implicitement) affichées à la Mission "Industries de la langue", comme dans toute administration, d'autres règles pouvaient également être appliquées et ce sont ces règles qui faisaient le ciment du non-dit entre les membres. Parmi celles-ci, on peut citer celle qui vient compléter la règle b.- énoncée précédemment :
b'.- Lorsqu'une tâche commandée par la hiérarchie (par exemple une note pour le Ministre) doit être réalisée dans un délai imparti, tous les moyens, y compris contradictoires avec les règles et procédures habituelles de l'Administration doivent être mis en oeuvre pour l'accomplir. Les moyens mis en oeuvre ne doivent cependant absolument jamais avoir un caractère illicite (au sens de contrevenant explicitement ou implicitement à la Loi).
L'application de cette règle, implicite dans les deux groupes où j'ai vécu, m'a souvent amené à travailler largement au delà des horaires réglementaires dans la Fonction Publique, ou à utiliser des moyens techniques non disponibles administrativement pour la Mission.
Ainsi, par exemple, au début de janvier 1986, il a été demandé à la Mission "Industries de la langue" de collaborer à la définition et à la rédaction des mesures qui pourraient être proposées dans le cadre du premier Sommet des pays partiellement ou entièrement francophones, les délais de réponse étaient "impossibles" à tenir, administrativement parlant, puisque nous devions concevoir, rédiger et fournir des documents prêts à diffuser en moins d'une journée. Dans une administration "normale", le simple temps de rédaction par un chargé de mission et de frappe, puis correction par une secrétaire dépassait le délai de remise des documents. Utilisant nos ordinateurs personnels et nos voitures personnelles, nous pouvions respecter les contraintes. Et il était toujours amusant (et gratifiant) de constater le sourire complice de l'Ambassadeur lorsque, dans la journée de son appel à contribution, nous livrions les textes demandés. A l'évidence "il ne voulait pas savoir" comment nous avions fait surtout quand il nous félicitait avec humour de l'efficacité de notre administration.
J'ai le sentiment que toute une part de la stratégie de survie des membres de la Mission a été basée sur l'application de cette règle b'- : Pour des raisons institutionnelles, ce devait parfois être impérativement un membre du Cabinet du Ministre qui allait présenter une communication sur les Industries de la Langue. Ainsi en était-il des consultations interministérielles préalables au Sommet évoqué ci-dessus. Les membres du Cabinet du Ministère de la Recherche demandaient, en vue de ces consultations, à des fonctionnaires du Ministère de leur préparer des notes. Ils ne demandaient pas ces notes à la Mission "Industries de la langue". Je donne de ce fait une interprétation personnelle : d'une part parce que les membres du Cabinet avaient le choix administratif entre demander ces notes à la Mission (dont c'était la mission explicite) ou dans des différents services du Ministère censés être compétents (ou même à l'extérieur du Ministère, s'ils le jugeaient bon) ; d'autre part parce le conflit récent entre le Chef de la Mission et le Cabinet faisait que les membres du Cabinet ne voulaient, sous aucune forme, donner officiellement la moindre impression qu'ils pouvaient avoir besoin de la Mission (ce qui aurait permis ultérieurement d'argumenter sur l'utilité de la Mission et donc sa prolongation) ; enfin parce que le Sommet, directement piloté par la Présidence de la République, était une action éminemment "sensible" au plan politique pour laquelle le capital de confiance entre les membres du Cabinet et la Mission était insuffisant.
Il n'y avait donc pas de saisie, par la voie hiérarchique, de la Mission. Mais ce droit, administrativement incontestable, qu'avaient les membres du Cabinet de demander des notes à qui bon leur semblait était également valide pour l'Ambassadeur chargé de coordonner tout le Sommet. Et, c'est pourquoi, devant l'urgence des tâches à accomplir, celui-ci, avait demandé des contributions par la voie administrative ordinaire (Ministère des Affaires Etrangères - Premier Ministre - Ministères) mais aussi par des voies plus directes. Et donc ses demandes nous parvenaient aussi. Nous lui transmettions alors notre contribution comme relaté ci-dessus mais nous informions aussi le Cabinet du fait que nous avions des documents prêts. Le Cabinet ne pouvait nous opposer la règle qui veut qu'aucun document interne ne sorte de Ministère sans son approbation car cela aurait amené immédiatement un conflit entre le Cabinet et l'Ambassadeur (émanation de la Présidence de la République), d'autant que le plus souvent, les services du ministère de la recherche n'avaient pas eu le temps matériel de préparer la note demandée. Et il est même arrivé que le Chef de la Mission ou moi-même soyons convoqués, dans la voiture qui amenait la membre du Cabinet vers sa réunion de concertation interministérielle, à faire un exposé préparatoire "express" autant qu'informel pendant lequel toute évocation de conflits passés ou en cours était soigneusement évitée.
Un texte du Chef de la Mission, écrit lorsqu'il était encore directeur de la MIDIST, exprime très bien me semble t'il, quelques unes des règles, complémentaires de b'-, qui géraient le fonctionnement et de l'activité de Mission. On trouvera ce texte en [annexe 7].
J'y ajouterai un commentaire sur ce qui me paraissait, à l'époque, être l'aspect principal de notre activité. Il me semblait que nous pouvions, dans cette Mission, jouer un rôle socialement utile de révélateurs auprès des membres des instances dirigeantes de ce qui était considéré comme socialement "bon" par les membres des instances industrielles et des instances de la recherche. Nous étions, en quelque sorte, les traducteurs dans le langage des décideurs d'une partie du langage des chercheurs et des industriels. Il me semblait que les chercheurs utilisaient, pour communiquer avec le village des décideurs, le langage qu'ils utilisent habituellement dans leur village pour se décrire entre eux leurs activités de recherche. Et que le problème principal était que ces deux villages ne se comprenaient absolument pas car leurs règles de "sens commun" étaient fondamentalement différentes. Pour le village des chercheurs, les règles étaient celles que Garfinkel donne dans les Studies comme gérant le fonctionnement du "bon" scientifique. Pour le village des décideurs, un autre jeu de règles était utilisé, extrêmement différent, par exemple en ce qui concerne les critères de décision en matière d'orientations de la recherche et de l'innovation. Je donne, plus loin dans cette thèse, une partie de ces règles.
Nous avions appris, par nos activités antérieures et au sein de la Mission "Industries de la langue", à parler un peu ces deux langages et il me semblait que notre travail principal, en tant que "bons" fonctionnaires était de faire, sans cesse, la traduction entre ces deux villages, principalement en expliquant aux décideurs les nécessités "scientifiques" et "industrielles" du lancement d'actions en matière d'industries de la langue, mais aussi en expliquant aux chercheurs et industriels les contraintes qui présidaient aux décisions dans les structures supérieures de l'administration de la recherche. Ce n'est qu'après quelques temps que j'ai pleinement mesuré ce que voulait dire Garfinkel lorsqu'il parlait de "construire le monde en même temps que le décrire". En effet, il m'est rapidement apparu que notre activité de simple traduction avait un effet beaucoup plus large qu'il n'apparaissait au premier abord. Nous n'avions pas, loin de là, la "neutralité" du traducteur idéal, disparaissant en quelque sorte derrière son texte source. Notre histoire personnelle, en tant qu'individus et en tant que groupe constitué en Mission, intervenait de façon prépondérante et permanente sur le cours des événements, comme je le montrais ci-avant par quelques exemples. Chacun des faits pratiques qui ont découlé de l'activité de la Mission est marqué, de façon indélébile, par de petits événements qu'une reconstruction de l'histoire, a posteriori, pourrait négliger. J'ai ainsi le souvenir de la façon dont a été prise l'une des décisions importantes de financement que nous avions proposé à la fin de la Mission :
Nous sommes en juin 1986, quelques semaines après les élections législatives qui ont vu un changement brutal de majorité politique dans le pays. La Mission "Industries de la langue" existe encore après avoir remis son rapport au Ministre de la Recherche en novembre 1985. Elle a obtenu d'être prolongée (à défaut de prolongation écrite, difficile à obtenir, elle a pu, en tout cas, continuer à occuper ses locaux et à fonctionner administrativement, ce qui, sans valoir vie officielle n'en est pas moins survie réelle) en raison de ses contributions au Sommet des Chefs d'Etats francophones et de son activité permanente, sans être provocatrice par rapport à la hiérarchie du Ministère. Ces élections ont provoqué un changement de Gouvernement et de nombreux cadres supérieurs dans les Ministères s'apprêtent à changer d'affectation. De l'un d'entre eux, dont l'affectation nous semble de plus en plus fragile, dépend que soit initialisée une opération de financement pluriannuelle qui nous parait importante pour les ressources de plusieurs laboratoires de recherche publics. Le chef de la Mission et moi-même avons rencontré, à deux reprises au cours des derniers mois, ce décideur, puissant et difficile d'accès, qui a lu les documents que nous lui avions transmis et qui a manifesté intérêt et attention à nos activités, faisant des remarques critiques sur notre travail, le comparant et l'insérant dans d'autres mesures en cours d'instruction. Le Chef de la Mission décide de précipiter les événements et nous allons, sans rendez-vous, dans son bureau, accompagnés de l'un de membres du Comité Scientifique de la Mission. Le haut fonctionnaire est bien évidemment occupé à autre chose. Nous nous asseyons devant sa porte et attendons qu'il sorte de son bureau. Nous aurions dûs, "normalement", être poliment reconduits à la porte par un huissier. Par chance, ce Ministère doit être trop pauvre pour avoir autant d'huissiers que d'étages et personne ne vient nous demander ce que nous faisons là. Quelques instants plus tard, le haut fonctionnaire sort de son bureau avec son visiteur et, dans l'entreporte, nous lui expliquons en quelques secondes nos soucis. Il nous reçoit alors, bien qu'il soit 14 heures et qu'il n'ait pas encore déjeuné (tiens, un autre fonctionnaire qui suit la règle b'-...) et la décision importante est prise.
Ce haut fonctionnaire, qui n'est pas "du genre" à se laisser impressionner par des forceurs de portes de ministères, aurait certainement pris la décision que nous attendions de lui sans notre intervention (et peut-être même l'avait-il déjà prise avant notre intervention). Mais la lui ayant rappelée en utilisant cette procédure pour le moins inhabituelle du point de vue des règles de fonctionnement de l'Administration, nous nous placions en situation d'être reconnus par lui comme faisant partie d'une certaine partie de l'Administration qui "veut que les choses avancent". Et il me semble que le rappel de ce repositionnement (qu'il connaissait peut-être déjà, car il était l'un de nos interlocuteurs à la MIDIST) a, lors de la mise en oeuvre de cette décision, joué un rôle important en notre faveur.
2.2.1.4.- L'activité quotidienne de la Mission
La Mission "Industries de la langue" était composée de trois fonctionnaires à plein temps : le Chef de la Mission, son adjoint (moi-même) et une assistante, qui faisait également partie de la défunte MIDIST. Il y avait, évidemment, entre les membres permanents de la Mission, une relation bien plus profonde qu'une simple relation de collègues de travail. A ce noyau s'ajoutait un second cercle, formé d'une dizaine de personnes qui, à titre scientifique, industriel ou administratif, pouvaient être généralement considérés comme importants dans le domaine. Ce second cercle était constitué en Conseil Scientifique de la Mission. Il n'y a pas eu de sélection de ce second cercle par les membres du premier, au sens où il n'y a pas eu appel aux volontaires, examen des candidatures sur des critères "objectifs" suivi de nominations. Les membres de ce second cercle sont apparus comme devant "naturellement" faire partie de l'équipe parce qu'ils exprimaient, dans leur langage, la nécessité d'une action de l'Etat dans le domaine du traitement automatique des langues naturelles. Ils n'étaient pas les seuls scientifiques à nous avoir exprimé ce besoin. Mais ce sont eux qui se sont impliqués pratiquement lors de la constitution du groupe.
En effet, la première action de la Mission a été de rédiger un document, sous forme de note de réflexion préalable, qui tentait d'exprimer notre vision du monde des industries de la langue avant de commencer les travaux proprement dits. Et, en quelques jours, s'est cristallisé autour de ce travail le groupe qui devait ensuite former les deux noyaux de la mission. Dans ce document, les industries de la langue sont à nouveau définies. Cette définition fait la distinction entre les activités qui "reposent sur une maîtrise de la langue", en tant que moyen d'expression, et celles qui reposent sur une maîtrise de savoir-faire issus des sciences du langage." Ainsi donc, l'activité de traduction ou de lexicographie étaient considérées comme faisant partie, dans ce document, des industries de la langue, cependant que l'activité de journaliste ou d'écrivain en était exclue. Bien entendu, tout ce qui concerne le traitement automatique du langage naturel faisait partie des industries de la langue, qu'il s'agisse de parole ou d'écrit et qu'il s'agisse d'activités de développement et de production de machines, ou d'activités de services et de conseil. On trouvera une copie de cette note de réflexion préalable en [annexe 8].
C'est cette définition, incluant activités de lexicographie et traduction, même quand elles sont réalisées artisanalement par des humains, qui a été le plus souvent utilisée de 1985 à ce jour, bien qu'une définition plus précise ait été fournie dans le rapport de mission de septembre 1985 [Cassen 1985] et reprise dans les actes du Colloque "Industries de la langue, des enjeux pour l'Europe" qui s'est tenu à Tours en mars 1986 [Cassen, Dégremont 1986].
On trouvera ci-après cette définition qui me parait être la forme la plus élaborée du concept à ce jour.
Une version abrégée de cette définition des industries de la langue a également été rédigée : Définition les industries de la langue, au croisement de l'informatique et de la linguistique
Les ordinateurs n'ont pas seulement considérablement augmenté notre capacité de stockage et de manipulation de l'information. Ils ont aussi déclenché un formidable effort d'analyse des tâches usuelles de l'intelligence humaine. Et à partir de là, ils ont également suscité un immense effort de recherche autour de la question, toujours ouverte, de savoir si l'intelligence humaine, sous quelque aspect qu'on veuille la considérer d'un point de vue philosophique, peut ou non être reproduite en machine, soit en simulation exacte, soit en simulation approximative. Cette dernière interrogation renvoie immédiatement du reste à la question, non moins ouverte, de savoir quelle est la différence, s'il en existe une, entre l'intelligence et l'apparence de l'intelligence, c'est-à-dire entre l'intelligence et l'ensemble des comportements induits par l'intelligence. La philosophie, la linguistique, la psychologie, la logique avaient certes, depuis très longtemps déjà, entrepris d'étudier et de décrire les activités d'acquisition, de représentation et de communication d'informations chez les humains. Il se trouve aujourd'hui que l'informatique et l'intelligence artificielle s'efforcent de modéliser ces mêmes fonctions ; ceci afin de développer des automates détenant également des capacités d'acquérir, de représenter et de communiquer des informations, non seulement entre eux, mais également avec des humains. Ces sciences anciennes et nouvelles s'interpénètrent donc, les unes à la recherche d'automates matérialisant les modèles qu'elles élaborent, les autres poussées par la complexité croissante des problèmes auxquels elles sont confrontées et par la nécessité, toujours présente, d'assurer la communication entre l'homme et la machine. Par ailleurs, plusieurs des grands axes de recherche actuels fondent leur démarche et leurs espoirs d'avancée sur l'hypothèse que la représentation des connaissances, la compréhension des mécanismes d'apprentissage et la modélisation des mécanismes du langage chez l'homme, comme dans une machine, pourraient bien n'être que des expressions différentes d'un seul et même problème fondamental.
L'ordinateur face à l'explosion de la complexité
La possibilité d'automatiser partiellement la manipulation, la représentation et la communication d'informations a fait naître des industries et des commerces ayant pour objet de traiter tant les contenants que les contenus, et dont la puissance ne cesse aujourd'hui de croître. Cette évolution a suscité une forte augmentation des valeurs sectorielles de financement des recherches aussi bien fondamentales qu'appliquées sur lesquelles s'appuie l'avance technique de ces industries. Jusqu'à ces dernières années, ces financements avaient été principalement orientés vers la recherche en informatique. Mais deux facteurs donnent à penser que cette situation évolue, en particulier au profit de l'informatique linguistique :
• Facteur complexité
Après avoir, le plus souvent d'abord, automatisé des processus "simples", dont la description est algorithmique, l'informatique aborde fréquemment aujourd'hui des applications plus vastes, dans lesquelles on assiste à une explosion de la complexité, soit à cause de la quantité d'informations à manipuler, soit à cause du nombre de possibilités de manipulations, soit à cause de l'absence d'algorithmes de manipulation. Les extraordinaires performances dont l'homme est capable en reconnaissance visuelle, interprétation des sons, raisonnement à partir d'informations fragmentaires, apprentissage, compréhension et génération du langage, amènent de plus en plus souvent le technicien de l'informatique à s'intéresser aux sciences humaines qui ont étudié ces phénomènes. Cette confrontation est le plus souvent fructueuse, même si les automates qui ensuite en résulteront ne sont finalement pas anthropomorphes. Parmi les tâches courantes que l'informatique se propose volontiers d'automatiser, il figure souvent des manipulations d'objets produits par des humains et pouvant, en particulier, concerner la langue écrite et parlée. La mémorisation et la restitution automatisée de textes font déjà l'objet d'industries et services importants : les bases et banques de données. Des opérations de transformations, conceptuellement simples et portant sur des textes, sont désormais aussi automatisées (par exemple : la suppression, l'insertion, la recherche, la mise en graphie de mots désignés par un humain), ouvrant d'autres marchés (la composition électronique, le traitement de texte). Il en va de même, du reste, pour la synthèse et la reconnaissance de mots parlés. Il est clair que l'évolution ainsi amorcée va dans le sens d'une automatisation plus poussée de la manipulation des écrits (correction orthographique, génération automatique, analyse pour résumés, assistance à la traduction) et des sons (synthèse de la parole incluant la prosodie, et reconnaissance de la parole continue multilocuteurs) et cette évolution passe nécessairement par la prise en compte des connaissances accumulées par la linguistique.
• Facteur "recherche de commodité de dialogue"
Mémorisant, manipulant, communiquant des informations sans cesse plus complexes, l'ordinateur ne peut plus se contenter de dialoguer avec l'homme par l'intermédiaire de codages élémentaires. Il doit désormais générer des messages qui ont l'apparence (à défaut de la réalité) du langage naturel, et interpréter (à défaut de comprendre) les messages et interrogations en provenance d'humains.Sans même donc que l'on cherche à résoudre les problèmes les plus fondamentaux évoqués plus haut, il importerait de toute manière déjà que l'informatique mobilise les connaissances accumulées par les autres sciences cognitives. Ainsi, linguistique et informatique ont été conduites à se rejoindre en une "informatique linguistique", également appelée "automatique linguistique" ou encore "linguistique computationnelle", visant à comprendre et représenter le fonctionnement du parlé et de l'écrit humain, afin d'en permettre l'interprétation et la génération par des automates. Ce phénomène remarquable de convergence de secteurs scientifiques précédemment séparés ne concerne pas seulement l'informatique et la linguistique, mais également de nombreux autres domaines, donnant naissance à des vocables (cognitique, ergonomie informatique, logique appliquée) dont la variété ne fait que traduire du mouvement de repositionnement des sciences qui est en train de se produire sous nos yeux.
La nécessité d'éliminer les angles morts de la recherche
Le moteur que représente la demande industrielle d'automates toujours plus puissants vient ici accélérer fortement des processus de recherche qui n'étaient, auparavant, que des projets intemporels de connaissance. Ainsi, des sciences qui avançaient au rythme imprévisible du projet de connaissance se trouvent en quelque sorte sommées de développer des branches avançant, elles, à la cadence des technologies dites de pointe. La linguistique est typiquement dans ce cas depuis que, dans les années 1960, les premières expériences visant à traduire automatiquement des textes d'une langue à une autre se sont soldées par des échecs retentissants. Les travaux de Chomsky, de Montagué ont été sa première réponse. Une réponse que l'on doit cependant estimer encore insuffisante, et cela pour deux raisons : L'attente ne concernait pas seulement la linguistique théorique mais également la linguistique appliquée. Aussi, le domaine se devait de repenser en conséquence ses structures de recherche et de formation, afin de fournir également des résultats tels que des descriptions systématiques des langues, des "mises à plat", pour leur usage par des automates. L'ampleur de la tâche à accomplir supposait une coordination rigoureuse entre les équipes, s'apparentant, dans sa méthode sinon dans ses budgets, à la planification mise en oeuvre, par exemple, dans les applications en physique nucléaire. De nombreux linguistes se sont lancés dans la nouvelle aventure, mais en ordre dispersé, d'où un vaste phénomène d'angle mort dans ces types de recherches, amenant à une situation aujourd'hui critique car la demande ne cesse de s'affirmer. Cette absence de réponse de la linguistique a provoqué de multiples tentatives de résolution des problèmes par les informaticiens seuls. Bien que s'étant souvent soldés par des échecs, ces essais ont amené une lente prise de conscience des butoirs chez ceux de ces informaticiens, qui, jusqu'à présent, ne remportaient que des succès dans la confrontation avec des problèmes finis dans des mondes limités. La situation est aujourd'hui arrivée à maturité pour une véritable restructuration car il existe, tant en linguistique qu'en informatique, un potentiel formé, une attente de coordination largement exprimée dans tous les pays avancés, et des noyaux autour desquels pourraient se cristalliser les nouvelles orientations.
Les financeurs n'ont, sauf exception, pris la juste mesure de cet angle mort de la recherche que depuis le début des années 1980, principalement à cause de l'énorme capital de confiance dont bénéficiait l'informatique, volant de succès en succès.
La forte représentation des techniciens de l'informatique s'ajoutant à la quasi absence de techniciens-linguistes et psychologues au sein des structures de décision n'était pas de nature à élargir le champ de vision. Aujourd'hui encore, il est exceptionnel de trouver un linguiste à la tête d'un centre de recherche privé travaillant sur des problèmes de manipulation du langage naturel, ou en position de direction d'une structure de production ou de manipulation d'informations écrites ou parlées. Peu présente sur le terrain ou dans les processus de décisions financières, divisée en écoles rivales, la corporation des chercheurs en linguistique n'a généralement pas pu faire la preuve de sa capacité à participer à un projet commun avec l'informatique. Cependant, chaque fois que l'occasion lui en a été donnée, son apport s'est avéré hautement productif : la France, avec les équipes regroupées au sein du GRECO "communication parlée" du CNRS, en fournit l'un des meilleurs exemples. Aux Etats-Unis, le rapport ALPAC de 1966, surtout connu parce qu'il recommandait l'arrêt du financement des activités de recherche en traduction automatique, insistait cependant très fortement sur la nécessité d'accroître les efforts de financement sur la linguistique-informatique. Cette recommandation a été reprise en mai 1985 par le groupe de travail de la National Science Foundation et du System Development Foundation.
Une industrie en émergence
Les industries de la langue sont celles qui fabriquent l'ensemble des produits dérivés des résultats de la recherche en informatique linguistique. Elles trouvent leur champ d'action dans un grand nombre de secteurs, car elles fournissent les éléments de base permettant d'élaborer des systèmes de dialogue homme/machine dans tout automate utilisant l'écrit ou la parole comme moyen de communication avec l'humain. Ainsi, on intègre des modèles de synthèse et/ou de reconnaissance de la parole dans les moyens de transport, les télécommunications, l'électroménager, les machines-outils. On dote de meilleures interfaces en langage naturel les systèmes de gestion de bases de données, les systèmes experts, les systèmes d'enseignement assisté par ordinateur. Ces applications supposent une technicité accrue, où la linguistique joue un rôle. Gestion de l'approximation orthographique, syntaxique, sémantique, reconnaissance des paroles émises par différents locuteurs sont quelques-uns des nombreux problèmes que la linguistique- informatique doit aider à résoudre. Les industries de la langue trouvent cependant leur principal terrain d'expansion dans le secteur tertiaire. Seul leur développement permettra d'éliminer ce qui apparaît de plus en plus dans ce secteur comme un goulot d'étranglement au niveau d'activités reposant sur la capacité de rédiger, traduire, archiver, consulter, communiquer. L'objectif est ici parfaitement clair : il s'agit de viser l'automatisation la plus complète de la manipulation de la langue écrite et parlée, de passer de la bureautique à la bureautique "intelligente". Certains "grands" de ce secteur (banques, compagnies d'assurances) en sont déjà bien conscients, et commencent précisément à consacrer une partie de leurs financements ordinaires en recherche et développement à de tels objectifs d' automatisation. La prudence est cependant de mise : on ne saurait attendre des industries de la langue des produits qui n'existent pas encore dans les laboratoires d'informatique-linguistique. Par exemple, la machine à écrire à entrée vocale (la "machine à dicter") n'existe, à ce jour, qu'à l'état de prototype aux performances totalement incompatibles avec l'usage quotidien. La fascination devant les annonces permanentes d'accroissement des performances informatiques masque la hauteur de la barrière de la complexité qu'il faudra franchir pour automatiser complètement, si toutefois cela est possible, des activités telle que la correction orthographique.
Dès les années 196O, il avait été démontré que la traduction automatique intégrale supposait que les machines disposent d'importantes connaissances non seulement en linguistique mais également dans les domaines dont traitent les textes traduits et sur l'univers en général. Cette démonstration reste également valable aujourd'hui pour toute application générale en génération et interprétation (pour résumé, correction...) de textes, synthèse et reconnaissance de la parole. Elle renvoie à la question posée d'entrée de jeu. Puisque la recherche n'est pas, pour l'instant, en mesure d'apporter de réponse, l'industrie ne peut qu'en prendre acte et se proposer des objectifs moins ambitieux : point de solution générale, mais parfois des solutions spécifiques. Ce sain réalisme permettant néanmoins de trouver des marchés solvables devrait être constamment pratiqué ; il ne l'est pas toujours et on a pu voir des publicités pour des systèmes de "traduction automatique" ou "d'interrogation de bases de données en langage totalement naturel", quand ce ne sont pas des annonces, à l'échelon gouvernemental, de projets à court et moyen terme d'ordinateurs de 5ème génération, parlant et traduisant comme tout un chacun.
Cependant, au fil des années, les milieux industriels, comme ceux de la recherche, ont déjà accumulé une certaine expérience sur le traitement automatique de la langue écrite ou parlée. Un tissu de PME innovantes est apparu sur des segments de marchés techniquement accessibles (par exemple, une dizaine d'entreprises fabriquent, en France, des cartes électroniques permettant la reconnaissance de mots isolés prononcés par un seul locuteur). Les grandes entreprises ont mis en place des structures de veille technologique et, parfois, des dispositifs de recherche et développement qui, malgré le faible nombre d'ingénieurs disponibles, s'adaptent au niveau des connaissances acquises et réalisent des applications locales (cabine téléphonique à commande vocale, dialogue en langage naturel dans un système d'exploitation d'ordinateur), aux performances limitées (synthèse de la parole sans prosodie, vérification orthographique uniquement morphologique).
Les milieux industriels ont concrètement pu vérifier que les travaux de base en informatique-linguistique conditionnaient la réalisation d'applications plus ambitieuses. En particulier, ils ont perçu la nécessité de disposer de descriptions - ou mises à plat - complètes et homogènes des langues. Ils ne se sont cependant pas engagés dans leur réalisation, reculant devant la hauteur des niveaux d'engagement financier et humain. Cela n'empêche pas le marché des industries de la langue de se développer en commercialisant des produits sur des créneaux spécialisés. On estime que les chiffres d'affaires mondiaux réalisés en 1985 par les logiciels de traitement du langage naturel et par les systèmes de reconnaissance vocale ont été respectivement de 55 et 25 millions de dollars, en progression de 1OO % par an. Parmi les applications restreintes, réalisables à court terme, l'interrogation de bases de données en langage naturel (pour que des non spécialistes puissent les utiliser), la réalisation d'outils de dialogue en langage naturel avec des progiciels (en particulier pour obtenir une assistance), la synthèse de parole à partir de textes écrits sont les produits les plus souvent cités.
Il me parait intéressant de mettre en parallèle cette définition, écrite à la fin de la Mission, avec la définition de départ donnée dans la note de réflexion initiale [annexe 8]. Immédiatement après la rédaction de cette note, les travaux de la Mission ont commencé. En premier lieu, nous nous sommes donnés pour tâche de rencontrer systématiquement le plus grand nombre possibles d'acteurs dans le domaine. Le Chef de la Mission et moi-même demandions ainsi rendez-vous à des chefs de laboratoires, des enseignants, des industriels dont nous avions établi la liste en consultant deux sources principales : Les industries de la langue conçoivent, réalisent et commercialisent des automates capables de manipuler, générer ou interpréter le langage naturel humain écrit ou parlé. - pour les chercheurs, la description de tous les laboratoires publics français disponible dans la base de données LABINFO, sur le serveur QUESTEL (Cette base de donnée a, depuis, changé de nom et s'appelle actuellement TELELAB sur le serveur SUNIST). Cette liste nous a fourni environ 130 noms d'équipes de recherche qui avaient utilisé comme descripteurs de leur activité les mots "informatique" et "linguistique". Nous avons filtré cette liste d'équipes en examinant le détail de leurs descriptions pour ne conserver que celles qui nous semblaient correspondre de près à l'idée que nous nous faisions à l'époque des Industries de la langue. Le critère principal de filtrage était que les équipes retenues devaient avoir la double compétence linguistique et informatique, concrétisée par des productions d'objets dans les deux domaines (par exemple, des grammaires ou des dictionnaires, et des logiciels ou des équipements informatiques). Il fallait également que cette double production soient le fait d'équipes constituées et non d'individus isolés.
- pour les industriels, nous avons utilisé les fichiers de l'Agence de l'Informatique, qui contenaient les descripteurs "traitement du langage naturel" et "TAO" (pour Traduction assistée par ordinateur) ainsi que la collection d'articles de presse que je faisais depuis 1982. Le critère principal de filtrage était qu'il fallait que l'industriel commercialise un automate de traitement de la langue naturelle ou fasse des développements avec une équipe constituée. Nous avons également rencontré les chercheurs et industriels qui, pendant la période de la MIDIST, entre 1982 et 1985, faisaient partie du Comité Scientifique de la MIDIST ou avaient été bénéficiaires de financements du Ministère de la Recherche sur des programmes de TAO, de terminologie, de recherches et développements en informatique linguistique.
Les rendez-vous se déroulaient toujours de la même façon. Nous étions deux, le Chef de la Mission et moi-même. Parfois, l'un des membres du Conseil Scientifique se joignait à nous lorsqu'il connaissait notre interlocuteur ou lorsque nous jugions nécessaire de disposer de la présence d'une "caution" scientifique. Nous commencions par faire un exposé, reprenant les thèmes développés dans la première note écrite au début de la Mission. Puis nous engagions une discussion avec nos interlocuteurs, lui demandant des critiques et des informations complémentaires, et, surtout, le mettant en position d'être "à notre place" en train de définir une nouvelle politique d'innovation technologique. Le résultat de cet exercice était très intéressant. En effet, notre interlocuteur devait alors s'efforcer de présenter ses objectifs personnels (c'est à dire relevant de son sens commun habituel de chercheur, de fonctionnaire ou d'industriel) sous une forme compatible avec l'idée qu'il se faisait de la façon dont un fonctionnaire devait définir, dans l'idéal, une politique d'innovation technologique.
Ainsi, par exemple, un industriel qui rencontrait un problème de recrutement d'ingénieurs linguistes, nous expliquait que lorsqu'il passait une petite annonce à cette fin, il recevait 100 candidatures de débutants programmeurs ou de docteurs ayant fait leur thèse de linguistique sur les variations de la forme "ce que" au Bas Moyen-Age. Et que, dans cette avalanche de candidats, il avait le plus grand mal à trouver ceux qui seraient capables de fabriquer une liste de noms de professions ou de mots utilisés fréquemment par les métallurgistes en aéronautique, cette liste étant organisée de façon à pouvoir être utilisée par son propre système informatique. Lorsque nous lui demandions comment il pensait résoudre ce problème, il nous indiquait des procédures telles que :
- recruter des ingénieurs informaticiens et les former lui-même à la linguistique ;
- ne pas accepter de faire un travail où, à la commande, le client ne fournissait pas les dictionnaires ;
- n'accepter de faire des travaux de ce genre qu'en régie (c'est à dire payés au temps passé) et les refuser en forfait
Lorsque nous lui demandions de se mettre à notre place pour proposer, si cela était possible, des mesures permettant de résoudre son problème, notre interlocuteur fournissait alors des propositions comme, par exemple :
- mettre en place un organisme national, chargé de la collecte et de la fourniture de dictionnaires électroniques au secteur privé ;
- mettre en place une structure nationale de formation d'ingénieurs linguistes ;
- mettre en place des procédures de financement des travaux de terminologie industrielle ;
Nous entrions alors dans un jeu de rôle où chacun s'efforçait, prenant alternativement la place de l'autre, puis revenant à son statut réel, de converger vers ce qui pourraient être des mesures "socialement" acceptables. A aucun moment, dans ces entretiens, nous n'indiquions à notre interlocuteur ce qu'était pour nous une politique de la recherche ou une politique d'innovation technologique, pas plus que lui ne nous indiquait ce qu'étaient les règles de sens commun de son activité, qu'elle soit scientifique, industrielle ou administrative.
Tout se passait comme si il supposait que nous pouvions exactement nous mettre à sa place et comme si nous supposions qu'il pouvait exactement se mettre à notre place. Et, souvent, dans le cours de la conversation, nous introduisions des propositions résultantes d'entretiens récents avec d'autres interlocuteurs. Nous pouvions ainsi multiplier les points de vue et chercher les propositions le plus largement acceptées. Bien entendu, nous réintroduisions les propositions en faisant varier leurs attendus pour les adapter à la situation pratique, tentant ainsi de reconstruire a posteriori, pour chaque proposition des explications nouvelles afin de déterminer lesquelles étaient le plus largement acceptées, lesquelles provoquaient des rejets de certaines catégories d'interlocuteurs, etc.
L'entretien se terminait lorsqu'un accord avait été trouvé sur quelques mesures pouvant être intégrés dans nos propositions. Bien entendu, nous ne nous engagions jamais à faire apparaître ces propositions dans notre rapport final. En effet, nous avions l'intime conviction que, bien souvent, après quelques jours de réflexion et des tests systématiques par réinjection de ces propositions dans des conversations ultérieures, bien peu sortiraient finalement de notre travail.
Nous n'appliquions pas cette stratégie de façon volontaire et réfléchie. C'est à dire que nous n'avions pas discuté entre nous du fait que nous allions exactement faire ceci ou cela. Simplement, quelques instants avant le début d'un entretien, nous nous mettions d'accord sur qui allait commencer à parler. Puis, en cours d'entretien, nous prenions la parole en fonction des circonstances pratiques.
Je me souviens avoir, à l'occasion de cette longue série d'entretiens (plus de 100 rencontres en trois mois, chacune durant deux heures en moyenne), avoir ressenti très intimement un phénomène de séparation entre la forme de mon discours et la réalité pratique qu'il devait recouvrir. A force de répéter, plusieurs fois par jour, les mêmes introductions, puis d'introduire des arguments toujours identiques bien que chaque fois présenté différemment, puis de conduire des discussions souvent très voisines les unes des autres, je ressentais une sorte d'usure des mots.
De représentant une situation pratique et des problèmes pratiques auxquels il fallait trouver des solutions pratiques, mon discours me paraissait parfois se transformer en une sorte de longue incantation, de mélopée monotone, de messe en petit comité à la technologie et à la science. Je me comparais à ces adeptes de Krishna que l'on rencontrait il y a dix ans, balançant la tête en cadence sur les marchés municipaux en psalmodiant des versets sans cesse répétés. Et j'avais le sentiment d'une immense inutilité, d'être en train de tenter de construire par le verbe une réalité totalement artificielle, de cacher sous la dialectique la pauvreté de ma pensée et mon incapacité à faire autre chose que de participer à la survie imbécile d'une bureaucratie. Et ce ne fut pas l'attitude de nos commanditaires au Ministère de la Recherche qui me fit changer d'opinion.
A la fin de cette phase de concertation, nous étions à quinze jours de la remise du rapport au Ministre. Nous avons donc demandé aux membres du groupe de rédiger des segments de textes reprenant ou enrichissant la note faite trois mois avant. Puis, dans l'atmosphère fiévreuse des bouclages journalistiques, nous avons repris ces contributions pour les intégrer en un seul rapport. Nous rédigeâmes une nouvelle définition du concept d'industries de la langue ainsi qu'une liste des mesures qu'il nous semblait important de prendre dans le cadre d'une politique nationale de la recherche dans le domaine. Nous étions conscients de la nécessité, après le plongeon que nous venions de faire pendant trois mois dans la "société civile", de prendre du recul et d'engager, en tant que témoins et traducteurs d'une attente sociale, un second débat, mené cette fois ci avec le groupe des décideurs.
Si le débat eu bien lieu, ce fut dans un contexte curieux car, la Mission pouvant être considérée comme terminée, en tout cas du point de vue des termes de la lettre de commande, ce fut la seconde histoire qui continua de se dérouler au sein du ministère de la recherche, cependant que la première se développait à l'extérieur. D'un côté, le silence absolu jusqu'à un courrier de remerciements envoyé par le Ministre sur le papier à en-tête de son université plusieurs mois après la fin de son mandat. De l'autre, une effervescence permanente, le terme d'industries de la langue et les idées du rapport étant repris dans les discours du Président de la République, du Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, du Secrétaire Général du Conseil de l'Europe. Des luttes de pouvoir commencèrent autour du pilotage du domaine dans les Ministères français et dans plusieurs organismes internationaux.
Mais comment tenir une position dont l'objet central est la mise en place d'une politique de recherche et d'innovation sans le soutien actif de la direction du principal ministère concerné ?
Nous avons décliné les différentes logiques qui présidaient à notre rapport. Ainsi, la logique de développement du volet culturel du concept était basée sur le nécessaire multilinguisme dans l'Europe de demain et la logique de développement du volet francophone était basée sur la nécessaire solidarité entre Etats parlant une même langue dont le "marché" est étroit. Des notes, adaptées à chaque logique, furent rédigées et distribuées dans les sphères correspondantes, initialisant des processus dont certains courent encore aujourd'hui. Ces déclinaisons et les processus qui en découlèrent furent apparemment sans grande importance du point de vue pratique, c'est à dire du point de vue de la mise en oeuvre concrète des propositions contenues dans le rapport de la Mission. En réalité, ils jouèrent un rôle important de substitut au débat qui n'avait pas eu lieu. Plusieurs centaines de personnes, fonctionnaires français et étrangers, journalistes, industriels et chercheurs s'emparèrent du terme d'industries de la langue et commencèrent à l'utiliser comme base conceptuelle d'explication de leurs propres actions pratiques.
Et, progressivement, le verbe se transforma en réalité. Les mesures que nous avions proposées évoluèrent et se transformèrent pour déboucher sur des actions concrètes : financements d'un programme de formation de jeunes ingénieurs par la recherche, création d'un nouveau laboratoire, renforcement des financements publics à plusieurs structures de recherche, mise en place d'un réseau européen de laboratoires, etc.
Certes la ligne, idéale, que nous avions fixée, n'a pas été suivie car il lui a manqué, dans les instants décisifs, la puissance de son institution d'origine. Mais je pense cependant que l'effort, moins visible, n'en fut pas moins efficace du point de vue de ce qui me semblait être, ainsi que je le décrivais au début de ce chapitre, l'intérêt de l'Etat. De ce point de vue, cependant, le recul est encore loin d'être suffisant et les avenirs possibles du traitement automatique des langues naturelles (et surtout, de la langue française) restent encore variés.
En particulier, je ne peux m'empêcher de me demander quelle langue parleront mes lointains descendants. Non que je craigne, comme certains hystériques de la pureté francophone, une disparition de ma langue qui n'aurait de sens qu'accompagnée d'une extermination culturelle et peut-être même physique des individus. Mais je me demande quel sera l'impact sur l'évolution à long terme du français que je parle aujourd'hui des décisions prises (ou pas prises) en faveur de recherches sur lesquelles sont basés les automates "parleurs", sans cesse plus présents dans notre vie quotidienne. J'aimerais être transporté dans cent ou deux cent ans, accompagné des membres du groupe, en train de vérifier nos hypothèses actuelles sur les impérialismes linguistiques véhiculés par les automates. Il semble que, théoriquement du moins, ce voyage ne soit plus impossible grâce à la possibilité d'existence des "trous de vers" que nous offre une des interprétations des théories de Monsieur Einstein...