2.2.2.- Un autre image de l'intérieur : Eléments de réflexion sur les mécanismes du développement technologique
Dans ce second sous-ensemble de l'histoire de la Mission "Industries de la langue", je m'efforce de fournir quelques uns des éléments qui sous-tendaient notre activité, dans notre contexte de fonctionnaires de l'administration en train d'essayer d'élaborer une politique de recherche et une politique d'innovation technologique. A l'intérieur de notre contexte, et dans une vision hiérarchisée des significations du monde, ce sous-ensemble serait situé "au dessus" du sous-ensemble précédent et serait une sorte d'idéalisation de la concrétisation du premier, puisque le résultat du premier (un rapport au Ministre de la recherche) découlerait de l'utilisation des connaissances et analyses décrites dans le second (des leçons sur ce que sont une politique de la recherche et une politique de l'innovation technologique).
2.2.2.1.- Découvertes, inventions, innovations
Suivant les idées élaborées par Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff dans "La révolution de l'intelligence", partons ici du postulat que les progrès technologiques constituent des opportunités pour ceux qui savent les prévoir. Or la technique peut être considérée comme relativement prévisible, car elle obéit à une logique de système. La prévisibilité est certes relative, le catalogue des mauvaises prévisions en matière d'innovation est constellé d'exemples célèbres :
- en 1945, Vannevar Bush explique au Sénat américain qu'il ne sera pas possible de construire une fusée à longue portée d'ici longtemps : il faudrait pour cela oser construire des engins de 200 tonnes au lieu des 14 tonnes des V2. C'est pourtant ce que réalisent les soviétiques treize ans plus tard...
- Il y a quarante ans l'intérêt du cliché instantané n'est pas perçu par le spécialiste mondial de la photo, Kodak, à qui le docteur Lang propose d'acquérir ses brevets du Polaroïd. Ce refus, conseillé par l'un des plus grands cabinets de conseil et prévisions technologiques débouchera sur la création d'un concurrent puissant qui parviendra même récemment à fermer totalement la route du développement de Kodak dans ce secteur.
- dans le domaine des industries de la langue, nombreuses sont les études qui, au début des années 60, prévoyaient l'arrivée de systèmes de traduction automatique de niveau industriel avant 1990. Par contre, aucune ne prévoyait la disponibilité de petits vérificateurs orthographiques sur tous les ordinateurs personnels de la planète.
Ces erreurs ne signifient pas pour autant que toute prévision est impossible. Le BIPE (Bureau d'information et de prévision économiques) a effectué un exercice courageux en confrontant avec la réalité de 1977 toutes les prévisions technologiques effectuées par lui-même dix ans plus tôt : la majorité de celles-ci ont été raisonnablement vérifiées. Sur les 65 prévisions pour 1955 faites par Austin. C. Lescarboura en 1920 dans Scientific American, 38% étaient déjà réalisées en 1935. L'analyse des erreurs en matière de prévision montre qu'une grande part d'entre elles proviennent d'une sorte de myopie volontaire. Comme le dit le sociologue P.N. Denieul, "Dans les périodes de fort essor technologique, une bien faible place est accordée à une véritable prévision. Le présent y est trop dense, il est à lui seul l'avenir." Il y a une sorte de refus psychologique à admettre des conclusions qui seraient en contradiction avec la perception intime de l'analyste. Tout se passe comme si nous ne retenions des signaux qui nous parviennent de l'environnement que ceux qui sont à la fois conformes à nos connaissances et étayent nos convictions, justifient nos (in)-actions, rencontrent notre imaginaire. Si donc la prévision en matière d'innovation est difficile, on peut tenter de s'appuyer sur l'analyse d'autres mécanismes pour tenter d'identifier les lignes de forces du développement technologique. Quelques uns de ces mécanismes ont été mis en évidence ces dernières décennies. On peut donner aujourd'hui énoncer deux règles de base qui semblent fonctionner correctement :
- Les mutations technologiques sont des ruptures entraînant des déstabilisations. Le retour à l'équilibre, le rétablissement de la cohérence s'effectue, après chaque progrès technique important lorsque celui-ci a eu le temps de diffuser dans l'ensemble du tissu industriel.
L'exemple des microprocesseurs est ici caractéristique. Cette diffusion latérale prend du temps et peut même laisser subsister des zones hors équilibre, voire retardataires. C'est ainsi que l'industrie automobile a adopté les nouveaux matériaux avec un retard parfois considérable par rapport à l'aéronautique. Les colles structurales, intégrées depuis longtemps dans la construction des avions ne sont encore qu'à peine utilisées pour les véhicules terrestres. Dans le domaine des industries de la langue, le phénomène est particulièrement visible en ce moment : il y a, par exemple, un considérable décalage entre les technologies et les savoirs disponibles dans les entreprises qui fabriquent des logiciels de gestion de bases de données et celles qui fabriquent des dictionnaires à usage humain.
- La connaissance scientifique est utile mais n'est pas toujours à l'origine des innovations.
Il est banal de rappeler que la machine à vapeur a précédé la thermodynamique, que le moteur électrique fonctionnait bien avant qu'on en connaisse les principes théoriques, que l'on savait fabriquer les alliages inoxydables avant de savoir pourquoi ils l'étaient. L'innovation se distingue clairement de la découverte scientifique et de l'invention : La découverte est la mise en évidence d'une loi naturelle (par exemple, le pompage optique), l'invention est un principe nouveau de fonctionnement imaginé pour atteindre un objectif (par exemple, le laser est l'invention utilisant la découverte du pompage optique). L'invention n'est pas nécessairement utile ni nécessairement réalisable de façon pratique. L'innovation technologique, en revanche, est l'application d'une idée nouvelle conduite jusqu'à sa réalisation industrielle, c'est la rencontre du champ du techniquement possible et celui du socio-économiquement possible.
Le champ des industries de la langue peut s'éclairer à la lumière de cette définition de l'innovation technologique :
- il n'y a pas eu, à ce jour de découverte permettant de mettre en évidence le fonctionnement de la langue naturelle, bien que de grands espoirs étaient apparus lorsqu'avaient été publiés les travaux de Z.Harris, puis de N.Chomsky sur les grammaires formelles.
- Il y a, par contre, eu de très nombreuses inventions. On peut citer de multiples cas de chercheurs ou d'entreprises qui ont annoncé ces trente dernières années qu'elles avaient réussi à mettre en oeuvre des mécanismes (souvent tenus secrets... pour cause de trop grande simplicité...) permettant d'indexer, de résumer, corriger voire traduire automatiquement des textes écrits. Ces inventions n'ont généralement pas réellement débouché : ce n'était que des inventions.
- Il y a eu, pendant cette même période, beaucoup moins d'innovations, bien que l'on puisse cependant en décompter de fort intéressantes : les vérificateurs orthographiques disponibles sur les systèmes de traitement de texte, les synthétiseurs de parole à vocabulaires limités dans les jouets, les conjugueurs de verbes dans les EAO, les gestionnaires de dialogues en interrogation de bases de données structurées.
Pour reprendre les conclusions du célèbre "Rapport sur l'état de la technique" (Sciences et Techniques-mars 1985), on peut dire que :
a.- l'innovation n'est pas linéaire comme le propose le schéma classique :
On peut complexifier ce schéma à l'infini. Une version amusante est celle du "bonhomme-recherche" de N.Danila (Stratégies technologiques - Méthodes d'évaluation et de sélection de projets de recherche, FNEGE/IDMP.Paris 1983).
b.- l'innovation est une rencontre :
2.2.2.2.- Economie de l'innovation technologique
Examinons maintenant, du point de vue de l'économie, les mécanismes du développement des technologies. La technique n'a joué, dans la réflexion des économistes, qu'un rôle marginal jusqu'à une période récente. Comme le disait Bertrand Gilles dans sa monumentale "Histoire des techniques" (La Pléïade-1978), "On a l'impression qu'après un salut rituel rendu aux techniques, les économistes se sont efforcés de se débarrasser de cet objet encombrant, difficilement intégrable à l'ensemble de leurs outils d'analyse et qui risquait de rendre aléatoire ce qui leur paraissait des modèles et des conclusions satisfaisants".
Si on attribue habituellement à Kondratyev la paternité de la prise en compte du changement technique dans les fluctuations économiques (The long Waves in Economic Life, Review of Economic Statistics-1935), ce sont principalement les analyses de Schumpeter (The Theory of Economic Development, Oxford University Press-1934 et aussi Business Cycles, MacGraw Hill- 1939) qui permettent actuellement de mettre en relation le dynamisme du système économique et celui du système technique. Ces analyses, qui reprennent la théorie des cycles longs de Kondratyev, caractérisent cependant chaque grande période par l'introduction d'une ou plusieurs nouvelles technologies essentielles : la machine à vapeur à la fin du XVIIIème siècle, les chemins de fer et l'électricité à la fin du XIXème, l'automobile et l'électricité étant les plus récents.
L'analyse économique peut se comprendre comme un cadre théorique comportant deux parties ou deux forces complémentaires : le développement (ou la création) et l'ajustement (ou la régulation), l'un n'ayant pas de sens sans l'autre. Dans chaque cycle constituant l'entité élémentaire du processus de l'évolution économique, les deux forces se combinent avec prédominance des mécanismes de création pendant la phase ascendante du cycle, puis prédominance des mécanismes de l'ajustement pendant la phase descendante. Le principe de fonctionnement de la création est une forme particulière et transitoire de monopole : celui de l'exclusivité informationnelle. Elle s'exerce à un moment donné et permet à un nombre limité, puis grandissant, d'agents économiques de tirer un profit résultant d'un arbitrage opéré entre deux systèmes de prix relatifs : celui de l'innovateur et celui des autres. Au terme d'une fluctuation économique, cet arbitrage va ensuite tendre à éliminer progressivement le profit en établissant le nouveau système d'information des quantités et des prix comme une nouvelle donnée pour l'ensemble des agents. Une fois le cycle déclenché, l'expansion des affaires par les vagues d'investissements induit l'apparition de nouvelles innovations, en présentant de meilleures perspectives de profits qui attirent de plus en plus d'entrepreneurs. Il se crée alors une forme d'irrigation générale de progrès technique à la fois multiforme et intersectoriel.
Les tentatives pour représenter une nouvelle structure de marché propice à l'innovation reviennent à poser un problème dynamique de façon statique, car l'innovation est, en elle-même, un processus de création et d'évolution des structures de marchés. Pour améliorer le modèle, plusieurs théories ont été proposées qui introduisent l'analyse des mécanismes de diffusion de l'innovation.
Gerhart Mensch (Stalemate in Technology : Innovation overcomes Depression, Ballinger Mass-1979) précise cette idée en proposant de lier la pénétration massive de l'innovation dans la société aux phases de grandes dépressions. Une fois la croissance économique relancée, le rythme des innovations ralentit peu à peu, ainsi que celui des investissements. Progressivement, cela se traduit par un essoufflement de la croissance jusqu'à recréer des circonstances favorables à une nouvelle explosion des innovations. Ce modèle, s'il permet de corréler, par exemple, la crise du pétrole et l'innovation en matière d'exploitation de nouvelles ressources énergétiques, n'est pas totalement satisfaisant.
Des travaux plus récents distinguent les investissements privés des investissements publics en infrastructure ainsi que les innovations de procédés et les innovations de produits. Ainsi, selon Van Duijn (The Long Wave in Economic life, Georges Allen & Unwin, 1983) "l'explication complète des cycles longs repose sur les interactions entre les cycles d'innovation et les investissements en infrastructure".
On assiste, depuis quelques années à une floraison d'analyses des interactions entre les faits économiques et le progrès technologique qui reposent sur les concepts de "trajectoires naturelles" des technologies (Winter), de "paradigmes technologiques" (Dosi), de "systèmes techniques" incorporant plusieurs technologies fondamentales (Gille, Freeman). Une caractéristique commune à ces analyses est qu'elles s'efforcent de prendre en compte la complexification liée à la mondialisation accélérée du phénomène de progrès technique en introduisant, par exemple, la possibilité de distinguer les pays sous-développés (où l'innovation repose sur l'individu isolé faute d'infrastructures) des pays développés (où l'innovation est générée et assimilée collectivement).
Ces théories se donnent également souvent pour objet l'étude de la logique interne de la diffusion des innovations. Elles émettent l'hypothèse que l'innovation inchangée se diffuserait dans un milieu inaltéré. Elles ont ainsi parfois comparé la diffusion de l'innovation à un phénomène épidémiologique. Ainsi, l'évolution du nombre d'utilisateurs "atteints" par l'innovation exprime la réduction progressive de l'incertitude attachée à son emploi. Cette évolution découle directement de la rentabilité de l'innovation (plus elle est rentable, plus vite elle se répand) et de l'investissement nécessaire à sa mise en oeuvre (plus l'investissement est faible, plus vite elle se répand).
Ce modèle de la diffusion de l'innovation contient cependant deux faiblesses structurales : D'une part, le choix de l'implémentation d'une innovation n'est pas rationnel puisque le processus de la diffusion est médiatisé (il y a un intermédiaire entre l'usager et l'inventeur : par exemple, la presse professionnelle) et, d'autre part, la structuration du milieu des utilisateurs n'est pas prise en compte (les utilisateurs ne sont pas tous des individus mais des structures ayant des poids économiques très variés), ce qui conduit à ne pas pouvoir représenter les effets de seuil (dont on a vu, dans le domaine de la micro-informatique, la très grande importance ces dernières années : au delà d'un certain seuil de diffusion d'une innovation, cette innovation se diffuse de façon exponentielle tout en bloquant la diffusion de nouvelles d'innovations).
Ces considérations ont amené certains théoriciens à distinguer deux aspects dans le phénomène innovatif : la variété du phénomène d'apparition des innovations et les mécanismes de sélection qui agissent sur cette variété.
Dans une première approche il avait été tenté d'identifier une loi unique d'apparition de l'innovation. Cette loi unique reposait évidemment sur le postulat que l'investissement en R et D entraînait une augmentation de la productivité. Le problème est que le choix des variables "représentatives" n'est pas neutre. Ainsi, on a pu montrer que l'utilisation de données portant sur l'engagement de ressources (humaines ou financières) en R et D ne conduit pas aux mêmes résultats qu'une estimation parallèle fondée sur le nombre de brevets. L'appréhension du phénomène innovatif se révèle plus complexe que prévu et dépend de caractéristiques particulières à chaque secteur industriel.
S'il est clair que l'investissement en R et D amène toujours une augmentation de productivité, cette augmentation ne peut être prévue précisément pour un secteur donné à l'aide d'une loi générale. Et surtout, il apparaît rapidement que l'investissement en R et D n'est pas, et de loin, le seul facteur de développement d'un phénomène d'innovation. Par conséquent il devient impossible de fournir une loi permettant, ayant défini un objectif d'amélioration de productivité, de calculer l'investissement nécessaire pour l'atteindre. Cette difficulté se retrouve, de façon très claire dans le secteur des industries de la langue : D'une part, il y a eu sous-estimation constante, depuis trente ans des investissements en R et D nécessaires pour atteindre des objectifs d'amélioration de productivité qui, pourtant, se sont considérablement réduits avec le temps. Et d'autre part, les innovations ne sont pas apparues là où ont eu lieu les plus lourds investissements en R et D.
Pour ce qui concerne les mécanismes de sélection qui agissent sur la variété de l'innovation, de considérables difficultés d'analyse sont également rencontrées. Des mécanismes de sélection reposant sur de simples substitutions (un nouveau produit ou procédé en remplaçant un ancien) dirigées par la rentabilité ne sont pas suffisants. Les études faites dans ce sens se bornent trop souvent à constater a posteriori la thèse de la traction par la demande sans fournir de règles de calcul stables.
Des tentatives intéressantes cependant reposent sur une approche évolutionniste du phénomène de sélection, qui incorpore la notion d'irréversibilité : le non-emploi d'une innovation cause sa disparition, et même si ultérieurement cette innovation se révélait plus rentable que celle qui a été sélectionnée, elle ne sera pas utilisée.
Cette notion, qui est finalement une règle d'accumulation, permet, en particulier de représenter l'inertie d'un système de production : une "petite" innovation portant sur un élément simple du dispositif de production a beaucoup plus de chances de s'imposer qu'une innovation remettant en cause des ensembles plus importants. Ce sont donc de "petites" innovations qui sont prioritairement mises en oeuvre et qui s'accumulent les unes aux autres cependant que les "grandes" innovations sombrent le plus souvent dans l'oubli quel que soit leur intérêt. A titre de remarque anecdotique, on peut constater que c'est ici que réside l'argument principal des "inventeurs géniaux" en matière d'industries de la langue lorsqu'ils proposent aux décideurs de financer LA grande innovation. Et le problème pour ceux-ci est de savoir s'il s'agit bien de LA grande innovation, sachant que la probabilité est quasi nulle.
On peut proposer en forme de conclusion temporaire quelques éléments permettant de décrire une partie de la complexité du fonctionnement des processus d'innovation pour lesquels, à l'évidence, la macro-économie ne permet pas aujourd'hui de disposer d'un modèle complet :
- La dynamique du développement des technologies est un processus cumulatif opérant sur toute une variété d'innovations.
- Cette dynamique est la résultante de trois composantes sur chacune desquelles on peut s'efforcer d'intervenir par des actions appropriées :
a) La première est la dynamique intrinsèque d'une technologie spécifique. Elle repose sur la capacité d'un corps (les acteurs de la R et D) à fournir des solutions techniques aux problèmes spécifiques du système productif. Le mode de fonctionnement de ce corps est, essentiellement progressif et cumulatif et le problème est donc à la fois de calculer la "faisabilité" des innovations et d'identifier les meilleures procédures à mettre en place pour provoquer l'apparition des innovations.
b) La seconde est la dynamique industrielle. Une innovation réussie accroît la rentabilité et la compétitivité des entreprises qui la mettent en oeuvre. Le problème est ici d'identifier les entreprises capables d'investir dans l'innovation et d'en tirer les meilleurs profits puis de déterminer les procédures permettant de les amener, le plus rapidement possible, sur une courbe ou l'investissement en innovation est rentable.
c) La troisième composante est la dynamique interactive qui fait qu'une technologie se développe non seulement dans le secteur qui l'a vu naître mais aussi dans les domaines connexes. Et le problème réside donc dans l'identification de ces domaines connexes et dans la mise en oeuvre de procédures qui leur permettent au moins l'accès à l'information.
2.2.2.3.- Politique de l'innovation technologique
Nous reprendrons dans cette section les résultats des travaux et les définitions de J.J.Salomon ("Le Gaulois, le cow-boy et le samouraï", CPE, Ministère de la Recherche et de l'Industrie, Paris, 1983 et "What is technology ? The issue of its origins and definitions", History and technology, Paris, 1984), et nous considérerons donc comme synonymes les termes de "politique technologique" et de "politique de l'innovation technologique". La technologie est l'application des savoirs scientifiques et des savoir-faire techniques à la satisfaction de besoins économiques et sociaux, réels ou imaginaires, par la création, la diffusion, l'organisation et la gestion industrielle de biens et de services. La technologie est un processus social qui se réalise à travers des innovations techniques.
Il faut bien distinguer une politique scientifique et une politique technologique. La première a pour objet de stimuler la découverte scientifique et s'applique plus particulièrement aux activités de R et D. Elle a principalement pour but la promotion de la recherche fondamentale et appliquée et se soucie donc en premier lieu de l'enseignement supérieur, de la formation et de l'utilisation des chercheurs, de l'équipement des laboratoires et des problèmes posés par l'orientation des efforts de recherche dans telle ou telle direction prioritaire. La seconde vise à stimuler l'innovation technique, s'applique plus particulièrement aux activités industrielles, a essentiellement en vue le rythme et la direction du changement technique, se soucie donc en priorité des entreprises, des conditions propres à renforcer la prise de risque par les entrepreneurs et des problèmes posés par la compétitivité et la restructuration industrielle.
En matière d'industries de la langue, il peut être difficile de distinguer l'aspect "politique de recherche" de l'aspect "politique technologique". En effet, ce sont encore aujourd'hui les Etats qui financent la majeure partie de recherches fondamentales comme appliquées en informatique linguistique. Et les structures qui bénéficient de ces financements sont bien souvent mixtes, ayant à la fois des activités de recherche, d'enseignement et parfois même de développement pré-industriel. Il semble cependant possible de distinguer les deux facettes d'une activité de politique en matière d'industries de la langue. Par exemple, en considérant les objets et les bénéficiaires des financements (ou, d'une façon plus large, les groupes et sous-groupes d'agents sur lesquels s'applique une action de cette politique, qu'il s'agisse d'un financement ou d'une activité autre). Et les critères posés ci-dessus sont suffisamment clairs pour permettre de classifier les actions constatées dans les différents Etats européens.
Bien entendu, il restera toujours des actions qui relèvent aussi bien d'une politique de la recherche que d'une politique de l'innovation. Par exemple, un financement pluriannuel de 200 KF accordé à un laboratoire public pour qu'il organise régulièrement des réunions ouvertes aux professionnels (étudiants, chercheurs, industriels, consultants), sans autre objet que de faire se rencontrer autours d'un thème (la TAO, les dictionnaires électroniques, les traitements communs en parole et en écrit...) peut aussi bien être considéré comme une action de politique de la recherche qu'une action de politique de l'innovation. Et d'une façon plus générale, la majeure partie de actions de "communication" seront mixtes. Mais cela ne concerne qu'une faible partie des financements accordés, car la majeure partie des subventions ont des objets, des programmes de travail et des bénéficiaires qui permettent un classement aisé.
On a souvent tendance à confondre financement en R et D d'une part et aide à l'innovation d'autre part. Même si une bonne partie des innovations techniques est aujourd'hui liée aux activités de R et D, on ne peut en conclure ni qu'il y a entre celles-ci et celles-là des liens linéaires de causalité, ni surtout, comme nous l'avons vu en examinant l'économie de l'innovation, que les innovations industrielles résultent exclusivement des activités de R et D. En fait, l'innovation technique est le fruit d'une multitude de facteurs où la R et D peut jouer un rôle important, mais est loin de jouer un rôle exclusif et peut même, à l'occasion, devenir tout à fait secondaire.
Lorsque donc on se demande si telle action en R et D relève d'une politique de la recherche ou d'une politique de l'innovation, on peut s'aider utilement de l'examen des bénéficiaires et des acteurs.
Une politique scientifique met en jeu des acteurs, des institutions et des problèmes qui relèvent d'une politique de formation et d'enseignement supérieur, alors qu'une politique de la technologie met en jeu des acteurs, des institutions et des problèmes qui relèvent plus traditionnellement d'une politique industrielle. Si, dans un pays idéal, on imagine facilement que politique de la recherche et politique de l'innovation technologique devraient être menées en étroite concertation, la pratique de l'observation montre que cette coordination n'est réellement assurée nulle part, même dans les pays "modèles" d'organisation administrative comme le Japon.
Les raisons de cette absence de coordination sont nombreuses : inertie des systèmes d'enseignements par rapport aux systèmes industriels, lourdeurs et rivalités bureaucratiques, mais surtout, complexité des mécanismes de l'innovation. Ces mécanismes ne sont étudiés que depuis une cinquantaine d'années et nous ne disposons pas encore d'un recul suffisant. Aucune discipline ne détient un savoir complet sur le domaine. Les économistes qui sont les chercheurs ayant le plus travaillé sur l'innovation sont, comme nous l'avons vu, très loin d'en donner une description complète. Ils commencent seulement à percevoir l'ampleur de la complexité du problème et ce n'est pas suffisant pour donner aux décideurs des formules immédiatement opérationnelles. Il faut donc bien que ceux-ci se contentent encore pour quelques temps de recettes et de leçons approximatives. Il nous semble qu'une assez bonne façon de les résumer est de reprendre l'expression d'un rapport de l'OCDE : "Maximiser les probabilités d'occurrence des combinaisons heureuses est l'objectif des politiques gouvernementales en matière d'innovation" (La politique scientifique et technologique pour les années 1980, OCDE-1981).
Nous verrons un peu plus loin quelques unes de ces recettes. Il en est une cependant qui nous semblerait particulièrement devoir être respectée dans notre secteur des industries de la langue, c'est celle qui a présidé à la mise en place au MITI du programme 1981-1991 de développement des technologies de base : Il n'y a aucune raison d'utiliser des fonds publics pour quelque chose que l'industrie privée ferait de toute façon ; en revanche, de petites doses de fonds publics peuvent avoir un effet catalyseur déterminant.
Ce programme japonais a donné lieu a des actions de coopération entre l'Etat, les entreprises et les universités ; il a fourni des ressources pour des contrats de recherche dans douze domaines et non pas pour un quelconque soutien aux entreprises. Les domaines ont été retenus sur la base d'une analyse approfondie de la demande industrielle et de l'offre technologique (le market-push et le technology-pull que les japonais traduisent par needs and seeds : besoins et semences). Ce programme s'est préoccupé uniquement de recherche appliquée et non pas de recherche fondamentale. Les travaux subventionnés ne l'ont pas été gratuitement, pour eux mêmes, mais parce qu'ils étaient nécessaires pour atteindre des objectifs précisément fixés. Dans le secteur des industries de la langue, se pose de façon claire le problème de la distinction entre recherche appliquée et recherche fondamentale. Dans un rapport que Lord Rothschild avait préparé en 1971 à la demande du Premier Ministre britannique de l'époque, un effort de clarification avait été fait, qui avait débouché sur des remarques et des définitions d'une grande simplicité en introduisant la notion de "client" :
La question préalable, une question que l'on n'a pas à se poser en matière de recherche fondamentales, est de savoir qui est le client réel ou potentiel de la recherche que l'on subventionne ou, en d'autres termes, à quoi elle doit servir. Ce qui distingue la recherche appliquée de la recherche fondamentale, ce n'est pas la manière dont elle est menée, mais la raison pour laquelle elle est menée et donc qui veut qu'elle soit menée.
Traiter une recherche appliquée comme une recherche fondamentale, c'est tout simplement ignorer les coûts d'opportunité et s'adresser à un fournisseur sans savoir pourquoi on est son client. Dans le long terme, une recherche fondamentale peut toujours avoir une retombée utile mais son propos supposé n'est pas là. Ce qu'elle vise, c'est l'avancement de la connaissance pour elle-même. Dans ces conditions, ce qui importe, ce sont avant tout l'aptitude et la qualité des chercheurs qui s'y consacrent. En revanche, ce qui importe d'abord en matière de recherche appliquée et de développement, ce sont l'objectif poursuivi et les délais dans lequel celui-ci pourra être atteint.
Dans son rapport, Lord Rothschild donne la règle, dite du "client-fournisseur" qui devrait présider à toutes la gestion de la recherche-développement relevant d'organismes publics :
"Le client dit ce qu'il souhaite ; le fournisseur le fait (s'il le peut) et le client paie". Autrement dit, un ministère ne doit soutenir une recherche appliquée que s'il sait à la réalisation de quelle activité le résultat peut contribuer. Et lorsque ce ministère, grâce aux équipes de recherche et aux laboratoires qui dépendent directement de lui doit être à lui même son propre fournisseur, c'est sur la base du principe qui veut qu'il sache de quoi et pourquoi il sera client.
Cette règle du client-fournisseur est énoncée en trois points par Lord Rothschild :
"(1) La recherche appliquée et le développement sont exécutés par quelqu'un. J'appelle ce quelqu'un le fournisseur. Mais ce fournisseur peut tout aussi bien être appelé le scientifique, l'ingénieur, le mathématicien, le chercheur ou tout autre mot ou phrase utilisé pour décrire ou identifier le fait que quelqu'un exécute une recherche et un développement.
(2) La recherche appliquée et le développement sont des activités qui ont des applications potentielles ou réelles. Sinon l'adjectif "appliquée" ne serait pas utilisé.
(3) Une application est une utilisation qui, à son tour, requiert qu'il y ait un utilisateur, qui pourrait tout aussi bien être appelé le client, un représentant du client ou de l'utilisateur, ou même un substitut du client ou de l'utilisateur."
En résumé, ces définitions visent à rappeler qu'en matière de recherche appliquée, le chercheur n'est pas seul juge des raisons pour lesquelles une recherche doit être menée. Et, réciproquement, que le client qui offre un contrat ne le fait pas par philanthropie. Ce qui implique d'ailleurs que le prix payé doit être justement évalué. On perçoit ici toute la différence avec la recherche fondamentale où la définition du projet peut relever du chercheur lui-même et où l'on n'attend pas de retour immédiat non plus qu'on ne vise un client précis.
On voit que cette règle permet de cerner précisément les activités de recherche dans le secteur qui nous intéresse. Le problème qui subsiste cependant est celui des activités descriptives. En l'état actuel des connaissances en linguistique, on ne peut prévoir le temps nécessaire pour obtenir une description exprimée, par exemple, en pourcentage de la totalité d'une langue naturelle (le terme de totalité n'est ici utilisé que pour exprimer l'idée, la notion de totalité dans une langue naturelle n'ayant, par définition pas grand sens, même si, pratiquement il est possible de décrire en totalité des phénomènes partiels d'une langue donnée).
La seule chose qu'il est possible de définir approximativement est le volume de la description attendue : on commande 10 000 verbes ou 1500 locutions adverbiales avec une liste de descripteurs à renseigner. Le problème est que l'on ne sait pas si le résultat de la commande, une fois livré, permettra de faire avancer un produit destiné à un utilisateur final : vérificateur orthographique, système de TAO, etc.
En effet, de nombreux produits ne demandent pas, pour avoir un niveau de performance acceptable, une quasi exhaustivité descriptive et mais l'on ne connaît pas le nombre total des descriptions nécessaires non plus que celui à partir duquel le système final aura un comportement acceptable même si imparfait. De plus, ces activités descriptives supposeraient idéalement qu'existe un cadre méthodologique et descriptif assez général pour pouvoir être utilisé dans la majeure partie des produits. Or ce n'est pas le cas, une trop faible partie de trop peu de langues a été à ce jour décrite et l'accroissement de la précision des descriptions se traduit encore par des refontes importantes : par exemple, une tentative de description fine des noms communs et des adjectifs en français conduit rapidement à remettre en cause les règles de catégorisation habituellement utilisées.
On voit que, pour ce qui est des activités descriptives (qui constituent la majeure partie des dépenses de R et D dans le domaine des industries de la langue) il peut y avoir discussion sur l'aspect appliqué des recherches financées, non pas en ce qu'elles ne font pas avancer un produit final (un seul mot nouveau décrit le fait avancer) mais en ce que l'on ignore la distance du but. Cette remarque doit être pondérée par le fait que de très nombreux produits ne demandent que des descriptions linguistiques limitées.
On peut alors rappeler in extenso, les quelques leçons de bon sens collectées par J.-J. Salomon au cours de ses études sur les politiques industrielles en Europe :
"- Déterminer un climat favorable à l'innovation, ce n'est pas seulement agir en aval sur l'environnement économique, fiscal et légal des entreprises, c'est aussi intervenir en amont sur tout ce qui renforce l'éducation, la formation, et la culture technique.
- En créant des stimulants ou en supprimant des obstacles au processus de l'innovation, les mesures indirectes peuvent avoir une influence plus profonde que les mesures de soutien direct.
- L'innovation technique n'est jamais suffisante en elle-même ; on doit l'appuyer sur un support socio-organisationnel pour assurer sa diffusion et son adoption : seule l'entreprise connaissant son marché potentiel est en mesure de créer, d'entretenir et de renouveler ce support.
- Plus de recherche-développement ne se traduit pas nécessairement par plus d'innovation : des idées liées à l'organisation, au design, au marketing peuvent être plus décisives que les plus séduisantes solutions de la science et de l'ingénierie.
- Les gouvernements peuvent soutenir et améliorer le potentiel d'innovation des entreprises, ils ne peuvent en aucun cas se substituer à elles.
- Le fonctionnaire a beau se prévaloir de connaissances techniques, il se trompe et trompe son monde s'il prétend mieux connaître que l'entrepreneur ce que l'entreprise doit faire pour innover.
- Faute d'une connaissance et d'une expérience réelles du marché, les organes de décision gouvernementaux ont tendance à soutenir des projets dont la sophistication technique est très élevée, mais dont les promesses de rentabilité sont très basses.
- Ils ont aussi tendance à entraîner les entreprises dans des projets que celles-ci se garderaient, dans leur propre évaluation du marché, de financer elles-mêmes.
- Il est tentant de soutenir de préférence les plus grandes entreprises, mais celles-ci ne sont pas, par nature, plus innovatrices, plus productives ou plus compétitives que les petites.
- Les politiques gouvernementales de l'innovation sont plus souvent soumises aux coups d'accordéon de changements politiques qu'elles ne répondent aux impératifs de la situation économique nationale ou internationale.
- En dehors de l'analyse du marché, toutes les raisons que l'on peut invoquer pour justifier un soutien gouvernemental massif doivent être passées au crible avant que l'on ne se résolve à accorder ce soutien.
- Le défaut de coordination, sinon de collaboration, entre les différents ministères et agences concernés par l'innovation technique conduit à des initiatives dispersées, contradictoires et coûteuses.
- Le caractère dynamique et aléatoire de l'innovation implique que l'on veille à préserver une grande souplesse dans les mesures de soutien ; en particulier, que l'on adapte ces mesures non seulement aux différents secteurs industriels et aux différentes possibilités techniques, mais aussi à la taille et à la spécificité des entreprises.
- Il ne suffit pas d'adopter des mesures, si bonnes qu'elles soient ; il faut surtout que les entreprises en aient connaissance à temps et sachent où s'adresser pour en tirer rapidement parti.
- Le modèle pur du technology-push est aussi inexact et dangereux à suivre que le modèle pur du market-pull : ni l'existence, ni la connaissance d'un besoin social ne suffisent à garantir la naissance d'une innovation ; ni la faisabilité ni le raffinement technologique d'un produit nouveau ne justifient à eux seul de le lancer sur le marché.
- Même si être le premier à innover ouvre la perspective d'un monopole, il n'est pas établi qu'il ne vaille pas mieux arriver en second pour tirer parti des erreurs tant techniques que commerciales de l'entreprise qui a pris tous les risques pour ouvrir la voie.
- Par suite, il est souvent préférable d'acheter des brevets et des licences pour perfectionner plutôt que de refaire ce que les autres ont déjà fait.
- Les grands projets prestigieux, faute de répondre aux contraintes du marché, peuvent distraire des ressources qui auraient été plus rentables dans des projets plus modestes.
- Pour toutes ces raisons, quels que soient le coût et les difficultés de l'évaluation, il est indispensable d'associer aux politiques de l'innovation des procédures permettant d'en évaluer la mise en oeuvre et l'efficacité. Dans ce domaine, comme dans d'autres, l'évaluation peut aider à corriger les défauts des mesures adoptées à condition que les organes de décision soient résolus à faire usage des résultats : si l'évaluation n'a d'autre but que de légitimer des décisions déjà prises ou de préparer les esprits à des coupes budgétaires, mieux vaut en faire l'économie.
Ces quelques règles nous sembleraient pouvoir s'appliquer assez remarquablement aux activités des administrations nationales et internationales en matière d'industries de la langue. Il serait très aisé de trouver dans le passé récent des exemples de chacune des erreurs qu'il est ici recommandé de ne pas faire. Mais les pensées et les textes sont parfaits et bien imparfaits sont les hommes dans leur activité quotidienne...