2.2.3.- Commentaire ethnométhodologique sur les deux parties précédentes

Le sous-ensemble 2.2.2. se place, par rapport au sous-ensemble 2.2.1. dans une position de discours de savoir sur le monde contenant, de façon explicite, un modèle de comportement permettant, dans une certaine mesure, de prévoir et d'agir. Ce qui m'a paru intéressant dans ce discours, écrit dans le droit fil des idées de J.J. Salomon, c'est qu'il permet de donner un exemple des critiques que formulent les fondateurs de l'ethnométhodologie sur l'activité des chercheurs en sciences sociales.

Qu'est-il dit en substance dans le sous-ensemble 2.2.2. ?

Il y est dit que les modèles économiques des mécanismes de l'innovation technologique sont, à ce jour, incapables de fournir ce qu'on serait en droit d'attendre de ce qui se prétend une science : les outils permettant de prévoir, de façon certaine, l'évolution d'un processus social. Plusieurs modèles des mécanismes de l'innovation technologique sont présentés sans que l'on puisse percevoir que l'un représente, de ce point de vue, un réel progrès par rapport aux précédents. Et on se prend ainsi à espérer qu'un jour viendra, au rythme lent du progrès des connaissances en sciences économiques, où une équation, certes complexe mais une équation tout de même, nous fournira enfin la clé du monde.

C'est là que réside le rêve que Cicourel et Garfinkel dénoncent en introduisant les notions de réflexivité et d'infinitude potentielle et irrémédiable des interprétations. Suivant ces auteurs, l'économiste est, tout comme le sociologue, plongé dans la réalité qu'il observe et non pas en dehors comme il tente de le croire et de le faire croire. Son discours n'a donc qu'une apparence d'objectivité que rien ne permet de démontrer. Et cette critique n'est, bien entendu, en aucune sorte un critique de l'honnêteté du chercheur. Simplement il ne sait pas ce qu'il fait.

Comme le dit [Coulon 1987], "L'objectivisme isole l'objet de la recherche, introduit une séparation entre observateurs et observés, relègue le chercheur dans une position d'extériorité, cette coupure épistémologique étant jugée nécessaire à "l'objectivité" de l'observation ; la subjectivité du chercheur est niée, suspendue, mise entre parenthèses, pendant le temps de la recherche. Elle est considérée, toujours au nom de l'objectivité, comme un parasite du processus de recherche ; la tradition objectiviste se donne des objets de recherche qui acceptent les contraintes des méthodes d'observation et de production qui sont le plus souvent assises sur la quantification, ou tout au moins sur l'obsession horlogère de la mesure ; la conception globale du cadre de l'analyse est fondée sur l'idée qu'un ordre pré-établi se reproduit, dans lequel l'acteur n'est pas conscient de la signification de ses actes ; c'est la "fixité", l'universalité, la stabilité relative de cet ordre qui le rend analysable."

L'économiste est, qu'il le veuille ou non, un acteur produisant des descriptions du monde, qui sont immédiatement utilisées par d'autres acteurs (par exemple, les fonctionnaires qui élaborent des politiques de l'innovation) pour modifier ce même monde. Ce phénomène irrémédiable de réflexivité entre la réalité pratique et les descriptions qui en sont faites a posteriori interdit par essence même de considérer qu'une description puisse avoir une quelconque valeur définitive. On voit ici la différence fondamentale entre les "sciences" dont les descriptions reposent sur l'utilisation du langage naturel et les sciences qui décrivent des parties du monde avec des langages artificiels où les procédures de remplacement sont possibles jusqu'à obtention d'une formulation objective.

Lorsque l'économiste amène l'argument selon lequel il fait reposer ses descriptions sur l'utilisation massive des mathématiques, il se heurte alors aux remarques de [Cicourel 1964]. Reprenons, ici encore, le résumé qu'en fait [Coulon 1987] : "L'argument principal est que les actuels dispositifs de mesure ne sont pas valides parce qu'ils représentent l'imposition de procédures numériques qui sont extérieures aussi bien au monde social observable qu'aux conceptualisations basées sur ces descriptions. Poussée à son extrême, cette réflexion pourrait suggérer que parce que les concepts sur lesquels se fondent les théories n'ont pas, par essence, de propriétés numériques, on ne peut savoir quelles propriétés numériques chercher dans la réalité. (...) Il ne s'agit pas de tenter de perfectionner les systèmes de mesure afin de les rendre "meilleurs" mais de consolider les fondations méthodologiques de la recherche."

Ce qui me parait intéressant, dans le sous-ensemble 2.2.2., c'est que, dans sa dernière partie, ayant constaté la non disponibilité de modèles du fonctionnement des mécanismes de l'innovation technologique, toute idée d'équation générale est abandonnée au profit d'un certain nombre de règles qui ne sont pas des règles permettant un "calcul" approché en l'absence d'équation générale, mais des règles de comportement idéal, des recettes que l'on peut s'efforcer de suivre lorsqu'on est plongé dans l'action concrète. L'une des règles propose même de considérer systématiquement que les deux modèles économiques les plus souvent invoqués (le technology push et le market pull) sont aussi néfastes l'un que l'autre lorsqu'ils sont utilisés. Ce jeu de règles peut donc, me semble-t'il, être considéré comme une sorte d'ethnométhode. On peut remarquer que ces règles introduisent, à plusieurs reprises, la notion de réflexivité entre la réalité pratique et le discours de la politique d'innovation technologique. Ce point est particulièrement clair dans deux règles :

"- Faute d'une connaissance et d'une expérience réelles du marché, les organes de décision gouvernementaux ont tendance à soutenir des projets dont la sophistication technique est très élevée, mais dont les promesses de rentabilité sont très basses.

- Pour toutes ces raisons, quels que soient le coût et les difficultés de l'évaluation, il est indispensable d'associer aux politiques de l'innovation des procédures permettant d'en évaluer la mise en oeuvre et l'efficacité. Dans ce domaine, comme dans d'autres, l'évaluation peut aider à corriger les défauts des mesures adoptées à condition que les organes de décision soient résolus à faire usage des résultats : si l'évaluation n'a d'autre but que de légitimer des décisions déjà prises ou de préparer les esprits à des coupes budgétaires, mieux vaut en faire l'économie."

Par ailleurs, les effets néfastes de la négation de la contextualité des analyses et des descriptions de la réalité sont mis en avant comme le montrent les deux règles suivantes :

"- Les gouvernements peuvent soutenir et améliorer le potentiel d'innovation des entreprises, ils ne peuvent en aucun cas se substituer à elles.

- Le fonctionnaire a beau se prévaloir de connaissances techniques, il se trompe et trompe son monde s'il prétend mieux connaître que l'entrepreneur ce que l'entreprise doit faire pour innover."

Comment peut s'analyser, en posture d'indifférence ethnométhodologique, le sous-ensemble 2.2.1., à la lumière de ce qui vient d'être dit sur le sous-ensemble 2.2.2.?

Le problème n'est, évidemment, pas de vérifier si les règles de comportement idéal définies en 2.2.2. ont été ou n'ont pas été suivies. Nous avions déjà pu constater, dans le chapitre précédent que la réalité de l'action pratique des membres d'un groupe n'avait pas grand chose à voir avec les règles de comportement idéal invoquées par ces mêmes membres. Et, d'ailleurs, la partie 2.2.1. commence par une longue explication sur les "raisons" du non respect de l'une des règles du comportement du fonctionnaire idéal. Trois commentaires peuvent, me semble-t'il, être faits :

Une première remarque est que les membres de la Mission "Industries de la langue" ont réalisé, à titre professionnel, une enquête sociale dans laquelle ils ont utilisés des méthodes de travail très proches de celles proposées par l'ethnométhodologie :

- entretiens directs et approfondis avec les membres des groupes étudiés ;

- rédaction, par ces membres mêmes, des parties du rapport final qui les concernaient les plus directement ;

- jeux de rôles pendant les entretiens avec pratique systématique de la méthode documentaire d'interprétation et de la provocation expérimentale ;

La seconde remarque est que l'utilisation de ces méthodes de travail ne retire rien au caractère proprement indexical du travail réalisé ou de la relation qui en est faite.

La troisième remarque est qu'il n'y a pas de différences entre les méthodes utilisées au cours de cette enquête sociale et les méthodes utilisées dans la vie de tous les jours. Seul l'objectif et le jeu des règles du comportement idéal ont changé.