D.E.S.S. d' ethnométhodologie Paris VII et Paris VIII
Epistémologie de l’informatique et anthropologie

sur le même thème :
Fondements épistémologiques de l'ethnométhodologie, application à la logique, aux mathématiques et à l'informatique, thèse de doctorat par Paul Loubière, 1992


SUPPORT DE COURS

Par Paul Loubière

INTRODUCTION.
L'ETHNOMETHODOLOGIE ET GARFINKEL.

    L'ethnométhodologie montre qu'une activité humaine n'est pas séparable des conditions pratiques qui lui ont permis de se faire. On a longtemps considéré que le domaine scientifique, et surtout les mathématiques, échappait à toute contingence. La vérité d'une preuve ou d'une théorie ne dépendait pas des conditions de sa production, mais était le résultat d'une adéquation entre l'esprit et l'objet mathématique au physique. La théorie ne mentionnait donc jamais sa référence à tel ou tel esprit particulier, n'indiquait jamais la localité du sens et prétendait traiter d'une réalité en soi. La publication des Studies in Ethnomethodology en 1967 a impliqué un complet bouleversement de nos habitudes mentales, vues et non remarquées.

    En réalité, les preuves, telles qu'elles sont acceptées par la communauté scientifique, contiennent des éléments non formalisables. C'est-à-dire que dans son activité de scientifique 1e chercheur crée sans arrêt des règles dont il trouve la justification a posteriori. Mais la légitimité de ces règles n'est pas à chercher une soit disant méthode scientifique universelle. L'ethnométhodologie ne prétend évidemment pas que la science est vraie ou fausse. Elle questionne simplement sa prétention à l'universalité et l'englobement cuturel qu'elle tend à imposer.

    Les éléments qui suivent permette de cerner 1"enjeu de l'ethnométhodologie
 

Eléments ethnométhodologiques.

1. Le sujet.
    Ce qui va suivre n'est pas applicable en soi. Le sens n'étant que localement défini, l'induction n'étant recevable que localement, toutes ces réflexions sont recevables pour celui qui écrit et celui qui lit (éventuellement). Pour gagner du temps, on peut supposer un sujet. Les réflexions sont donc vraies pour le sujet (moi) et pour ce que <j>'ai vu.

    I1 y a eu une controverse, à propos de 1a nécessité d'un sujet entre Garfinkel et Sacks : ce dernier proposait de nier son existence pour gagner en scientificité, tandis que Garfinkel insistait sur le caractère indispensable du sujet comme seule instance capable de témoigner, de rapporter les expériences (sur ce point, comme sur bien d'autres, l'ethnométhodologie s'éloigne du structuralisme et de sa suppression du sujet). Dans la pratique du chercheur, même dans le cas du mathématicien ou de l'informaticien, nous supposerons qu'il y a bien un sujet et qu'il est le dépositaire du sens local.

2. Le fondement.
    Il n'est guère possible de se donner un fondement rationnellement justifié. Certes, bien des penseurs ont essayé de chercher les bases certaines de leur connaissance. On peut toutefois considérer que cette quête est surtout métaphysique et, en tant que telle, aussi interminable que celle du graal. En ce qui concerne les mathématiques, les chercheurs ont supposé que la preuve était à elle-même son propre fondement. Pour que celle-ci soit universellement admise, ils ont négligé de considérer les conditions contingentes qui permettent sa naissance, On a généralement décidé, à la place, que la notion de preuve devait être séparée de l'activité qui consiste à prouver. Une telle séparation conduit tout naturellement au platonisme et à la négation de la localité du sens.

3. La connaissance de fait et la connaissance de droit.
    I1 n'est pas nécessaire de donner un fondement. On peut fabriquer de la connaissance sans avoir besoin de la fonder apodictiquement. On pose la réalité des membres, des allants-de-soi et d'un terrain. A partir de là, une connaissance, localement définie, peut s'ériger. Nous ne parlons pas encore de sa vérité, mais seulement de sa pertinence au sein du groupe. Le caractère de pertinence est variable non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps. C'est l'activité du groupe en tant que telle qui décide de la pertinence d'une connaissance.

4. Le sujet en tant que membre.
    Le sujet n'a pas de sens pris isolément. Il est au milieu des autres. Comme l'indique la phénoménologie, l'homme est un être-au-monde, il est en situation ; la conscience n'est pas constituante, elle est au contraire dans un rapport au monde vécu plus que pensé. En affirmant que l'univers de la science est construit sur le monde vécu (1). Merleau-Ponty est déjà en train de faire de l'ethnométhodologie : Il y a deux vues classiques. L'une consiste à traiter l'homme comme le résultat des influences physiques, physiologiques et sociologiques qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses. L'autre consiste à reconnaître dans l'homme en tant qu'il est esprit et construit la représentation des causes mêmes qui sont censées agir sur lui, une liberté acosmique. D'un côté l'homme est une partie du monde, de l'autre il est conscience constituante du monde. Aucune de ces deux vues n'est satisfaisante. A la première on opposera toujours après Descartes que, si l'homme était une chose entre les choses, i1 ne saurait en connaître aucune, puisqu'il serait, comme cette chaise ou cette table, enfermé dans ses limites, présent en un certain lieu de l'espace et donc incapable de les représenter tous. Il faut lui reconnaître une manière d'être très particulière, l'être intentionnel, qui consiste à viser toutes choses ... Le mérite de la philosophie nouvelle <la phénoménologie> est justement de chercher dans 1a notion d'existence le moyen de penser. L'existence ... est le mouvement par lequel l'homme est au monde, s'engage dans une situation physique et sociale qui devient son point de vue sur le monde ... Le rapport du sujet à l'objet n'est plus ce rapport de connaissance dont parlait l'idéalisme classique et dans lequel l'objet apparaît toujours comme construit par le sujet, mais un rapport d'être (2).

5. La construction de la réalité.
    L'ethnométhodologie réintègre dans la connaissance la démarche nécessaire à son acquisition. I1 n'y a donc pas de centre, au sens classique, mais il y a une pluralité de points de vue qui dépendent de la réalité sociale et la créent en même temps. L'ethnométhodologie ne traite pas des choses mais de la façon dont un gouge agit par rapport aux choses. Les objets de départ sont les membres d'un groupe et leurs interactions.

6. La meilleure analogie est celle de l'oignon : au centre, il n'y a rien.

7. Partage et échange.
    I1 y a des membres, c'est-à-dire un ensemble de sujets qui partagent quelque chose. Le partage et l'échange sont deux activités différentes. L'échange est du domaine du formalisable. Le partage n'est pas formalisable. I1 est du domaine de l'allant-de-soi.

8. Le sens commun.
    Les allants de soi, le sens commun, n'ont jusqu'ici jamais été formalisés. Un raisonnement qui s'exprime repose en partie sur un partage de sens, c'est à dire sur un allant de soi. Il y a donc, Jusqu'ici, une partie du raisonnement qui. échappe à la formalisation

9. Les procédures.
    Il est concevable d'élaborer des procédures aberrantes de raisonnement. Elles seront aberrantes si on essaye de les formaliser, de les généraliser. Dans la vie quotidienne, elles sont monnaie courante. L'aberration n'est bien entendu pas autre chose qu'un manquement aux règles implicites (vues et non remaquées) de la logique partagée à un moment donné par un groupe.

10. Logiques folles.
    On peut fonder un système de logiques folles reposant sur le principe suivant : on introduit une règle d'inférence qui permet de modifier les règles d'inférence. Cette modification peut être programmable ou aléatoire. C'est-à-dire qu'étant donné un état de calcul, il n'est pas nécessairement possible de décider les règles d'inférence utilisées. Par le moyen de ces logiques folles, on peut arriver à une aproximation de la formalisation des allants de soi. Cette aproximation n'épuise pas le sujet.

11. Vérité.
    La vérité n'est pas autre chose que ce qui est partagé par un groupe. On ne peut parler de vérité en soi car on serait alors en train d'exiger une adhésion de tous les êtres humains à un même ensemble d'allants de soi, sans tenir compte de la diversité des allants de soi émanant des différents groupes dont les êtres humains sont membres. C'est-à-dire que les critères de l'évidence peuvent varier d'un village à un autre. Dés lors, la vérité changera elle aussi. Toutefois, on ne veut pas dire que la vérité soit relative, mais plutôt qu'elle est partagée, au sens que R. Jaulin donne à ce mot (3) .

12. Création du sens.
    Le sens est créé par les membres d'un même village. Ce phénomène de création obéit à des règles qui ont jusqu'ici échappé à toute tentative de formalisation. Ce phénomène est de plus spontanné ce qui implique que le sens est reconstruit localement à chaque instant. Les membres décident du sens d'un mot, d'un geste, d'un objet etc. mais cette décision peut à chaque instant être révoquée (de fait), et le sens fera l'objet d'une nouvelle négociation (implicite). Chaque nouvelle utilisation d'un mot, par exemple, modifie le sens de ce mot. C'est ce qu'on appelle l'indexicalité.

13. L'appartenace.
    L'individu reconstruit en permanence (à chaque instant) son caractère de membre. Son appartenance à un groupe n'est jamais définitive elle est fonction des évidences que le membre continue à partager. Les allants-de-soi ne sont pas donnés, ils sont créés par leur mise en pratique. De même, l'identité (comme appartenance) d'un individu est recréée à chaque instant.

14. Le terrain.
    Le terrain est le plus petit partage d'un groupe. Le terrain n'est donc pas définissable autrement que localement, En conséquence, l'existence d'un terrain n'est pas objective.

15. L'existence des objets.
    Les objets sont créés par le groupe. Il n'existe que des objets culturels. Un nombre, un cercle, une preuve, sont des objets culturels. Cela ne signifie pas que ces objets n'aient pas un sens universalisable, mais simplement que leur utilisation, dans la pratique quotidienne, est culturelle. Par exemple, se servir du nombre 2 dans l'expression 2 + 2 = 4 est une activité culturelle ; ce qui ne veut pas dire que la vérité de l'expression ne dépende que du bon vouloir des membres du groupe. Ce qui en dépendra, c'est la façon dont ils traiteront la vérité, ou la proposition.

16. L'objectivité.
    La notion de référent objectif n'a qu'un sens local (par rapport à un terrain ou à un village). Si une personne admet un référent objectif, elle devient membre du village dans lequel ce référent a été défini. La chose en soi n'a qu'une existence locale.

17. La preuve.
    Les preuves, les processus mentaux, les raisonnements etc. ne sont qu'artificiellement séparables du village qui les engendre. Parler de l'objectivité d'une preuve n'est possible que si on néglige le statut du sujet, qui est d'être membre.
 

Notes

1. Merleau-Ponty, Phénoménologie de 1a perception, Gallimard, 1945, p, II.
2. Merleau-Ponty, La Querelle de l'existentialisme, 1945, in Sens et non-sens, Nagel, 1948, pp. 142-144.
3. Robert Jaulin, Gens du soi, gens de l'autre, 10x10, 1973, pp. 377-427.