1.6 - Membre
L’indexicalité nous amène tout naturellement à évoquer la notion de " membre ". Constamment utilisé en sociologie, ce terme désigne habituellement l’appartenance de l’individu à un groupe collectivement organisé, à une communauté. Cette notion de membre souligné dans les travaux de T.Parsons se nomme " Collectivity Membership ".
" Certains sociologues insistent , soi-disant en accord avec nous, qu’il nous faut concevoir des membres comme des individus collectivement organisés. " H.Garfinkel.
L’Ethnométhodologie réfute cette définition.:
" Pour nous, les " personnes " , " personnes particulières " et " individus " sont des aspects observables d’activités ordinaires. " H.Garfinkel.
En fait, les membres d’une communauté ne se définissent qu’en regard de leur pratique de sens commun. Seul le partage d’une même indexicalité donne à une personne le statut de " membre ". Le membre est donc celui qui partage le langage commun du groupe.
" La notion de membre est le fond du problème . Nous n’utilisons pas le terme en référence à une personne. Cela se rapporte plutôt à la maîtrise du langage commun ". (11)
Garfinkel rejette donc cette idée et insiste sur la maîtrise du langage commun il insiste sur le fait qu’un membre doit être capable " de produire des énoncés reconnaissables pour transmettre ce qu’il fait , a fait ou fera ". (12)
Nous savons que l’adhésion à un groupe et la maîtrise du langage commun nous donne le statut de membre. Mais cela à condition que nous donnions un sens commun à nos conversations, partageable par tous malgré l’infinitude des indéxicalités qui existe dans une locution. Pour pallier cette insuffissance créée par l’indéxicalité, les membres mettent en oeuvre " une méthode documentaire d’interpretation " qui permet de créer un supplément de sens permettant ainsi une meilleure compréhension et la poursuite de la conversation.
Cependant l’écriture électronique apporte avec elle une contrainte supplémentaire. " La décontextualisation " et la " non observabilité physique " du locuteur.
Exemple : Admettons une conversation comprenant deux interlocuteurs.
(Jean) : Salut Paul comment vas tu ??
(Paul) : Ca va Jean...
(A son apparence physique , Jean s’apperçoit qu’il ne va pas bien)
(Jean) : Tu es sur ?
(Paul) : En fait, ma femme et moi nous nous séparons.Le fait de ne pas voir son interlocuteur pose ici un problème du fait de la non-observabilité du locuteur, il faut donc pour être admis par les membres de cette communauté d’informaticiens, savoir utiliser et interpréter des formes particulières de communication, D’où la nécessité de nouveaux codes de communications tels que les smiles (13) qui permettent de recontextualiser l’état d’esprit du locuteur sur un réseau . L’écriture électronique induisant un certain nombre de décontextualisations qui prêtent moins à confusion lors d’un face à face : ( la mauvaise interprétation du sens d’un message est chose courante sur les BBS ).
" Un membre, ce n’est pas seulement une personne qui respire et qui pense. C’est une personne dotée d’un ensemble de procédures , de méthodes, d’activités, de savoir-faire , qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner un sens au monde qui l’entoure, c’est quelqu’un ayant incorporé les ethnométhodes d’un groupe social considéré, exhibe naturellement la compétence sociale qui le lie à ce groupe et qui lui permet de se faire reconnaître et accepter " A.Coulon (14)
Si nous reprenons l’exemple de conversation ci-dessus nous aurions dans le message :.
(Jean) : Salut Jean comment vas tu ??
(Paul) : Ca va Paul... :-((
(Jean) : Tu es sur ?
(Paul) : En fait, ma femme et moi nous nous séparons.
Autre exemple : Si vous recevez l’un ou l’autre de ces messages sur un BBS , il n’auront pas le même sens.
- Nous apprécions tes compétences :-)
Dans ce premier cas la phrase est sincére.
- Nous apprécions tes compétences :-7
Dans le deuxième cas, nous ne le pensons pas, le smiley voulant dire que nous le disons de façon ironique.
Exemple de Smiles employés sur les BBS.
:-) ou :-))) : L’utilisateur est heureux ou très heureux.
:-( ou :-((( : L’utilisateur est mécontent ou très triste.
`-) : L’utilisateur cligne de l’oeil.
:-* : L’utilisateur s’est trompé (il se couvre la bouche avec la main).
:-D : L’utilisateur parle en souriant.
:-# : L’utilisateur censure.
:-7 : L’utilisateur rit jaune.
:-C : L’utilisateur est vraiment déçu
:-@ : L’utilisateur crie
[:-) : L’utilisateur écoute un walkman.
8-) : L’utilisateur porte des lunettes.
d:-) : L’utilisateur porte une casquette
En résumé, nous pouvons dire que la cohésion du groupe se réalise en fonction des communications développées entre ses membres. Ainsi plus il y aura de communications au sein du groupe , plus y aura de cohésion entre ses membres.
En fait si l’individu ne comprend pas les " Allants de soi " du groupe , il ne comprendra pas ce qui ce dit. Etre membre , c’est donc apprendre les " Allants de soi " du groupe et vérifier que l’on n’a pas commis de contresens vis à vis de ses " Allants de soi ". C’est surtout participer le plus à la vie de ce groupe.
Ce qui est également très révélateur sur un BBS , est la participation de chaque membre aux diverses activités du serveur. J’ai souvent remarqué sur mon serveur, que tous les membres participent rarement de la même manière.; il y a les plus actifs et les moins actifs. Ceux qui émettent le plus de messages sont généralement ceux qui en reçoivent le plus. Les individus les moins impliqués sont en général les moins intégrés donc les " moins membres ".
Ce type de cohésion accroît donc le sentiment d’appartenance et renforce les liens par rapport au monde extérieur. Cette communication dans un BBS concerne donc l’interaction entre un certain nombre de personnes qui sont capables d’envoyer et de recevoir des messages entres elles. Toute personne , même la plus isolée, est liée à un grand nombre d’individus par un réseau de communications. Ces liaisons constituent ce que l’on appelle " les réseaux personnels " . Ils consistent en un ensemble de contacts directs et indirects que les gens établissent entre eux.
Les réseaux personnels mettent des individus en contact au travers d’un ensemble d’expériences vécues, de domaines d’intérêt similaire que les membres partagent au sein de conférences établie par les SysOps.
Ce qui caractérise la communication établie au sein d’un BBS , ce sont les relations dynamiques entre ces éléments.
De l’interaction émerge souvent un sentiment d’attachement entre les membres bien qu’ils ne se connaissent que par écriture interposée; de même la communication fait naître une acquisition des normes communes et participe à l’émergence de la solidarité, typique sur ces serveurs.
Solidarité qui fait parfois la une de la presse.
" Osijek , en Croatie. Le 10 Mai 1992, à 19h49, le docteur Adjelko L. dépose par modem, un message dans la conférence électronique de Euro-Health, sur le BBS Parisian Médical : victime de l’explosion d’une grenade à quelques pas de son automobile, sa femme Dubravka, elle même médecin, est hospitalisée à Zagreb; elle a besoin d’aide et de médicaments; Andjelko L qui maîtrise mal l’anglais médical, délivre un diagnostic en latin. Quelque part en Angleterre, le même jour, à 20h46 . Le docteur David McK, découvre le message d’Andjelko via le réseau UK Healthlink . Il repond qu’il enverra dès que possible ce dont Dubravka a besoin ..."
En fait notre appartenance au groupe se signe de la manière suivante : nous sommes capable de décrypter la langage avec toutes les nuances et les non-dit dont il est porteur.
C’est ainsi que nous devenons " membre " à savoir que nous partageons par une même indexicalité, le sens commun du groupe. Ce partage du langage commun favorise donc le sentiment d’appartenance au groupe.
Mais cela n’empêche nullement chaque personne d’ être " membre " d’une ou plusieurs communautés. L’individu peut par exemple être membre d’une communauté d’informaticiens, mais aussi être membre d’une communauté de Cibistes.
Dans ces différents milieux, il utilisera le langage commun du groupe, conformément aux règles tacites définies par la communauté et cela sans mélanger ses différentes appartenances .
Dans chaque groupe, " le membre " devra se munir du savoir de sens commun qui lui permettra d’adapter son attitude, son vocabulaire, à l’ensemble des membres de sa communauté. Lorsqu’il changera de " tribu ", il devra changer son attitude, son vocabulaire afin de s’intégrer de nouveau. L’individu n’est cependant pas enfermé dans l’appartenance à une seule communauté qui régirait entièrement sa vie. Cette notion de membre est beaucoup plus complexe et plus souple. Je suis membre de plusieurs communautés selon mes activités professionnelles ou extra-professionnelles.
Mieux je peux me créer un monde dans lequel , je suis seul à pouvoir déchiffrer les codes de conduite, alors je deviens l’unique individu capable de m’adapter à ce monde , je reste " membre ". Au titre de personne particulière (Cf Citation d’H. Garfinkel), je reste un objet d’étude pour les ethnométhodologues.
Un membre est donc une personne " dotée d’un ensemble de procédures, de savoir-faire qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner sens au monde qui l’entoure ".
Comme je l’ai expliqué dans la notion d’indexicalité, il est très difficile de mettre à jour la connaissance des règles de l’ordre de social. Lorsque nous devenons membre d’une micro-ethnie et que nous partageons le même sens commun, la situation est telle qu’elle devient naturelle et nous ne la percevons plus, et c’est seulement lorsqu’il y a une sorte de cassure que nous la percevons de nouveau.
Ces conduites " anormales ou déviantes " sont appelées " Breaching " par Garfinkel.
Pour illustrer ces comportements anormaux , Garfinkel demandait à ses étudiants de se comporter comme des étrangers lorsqu’ils rentraient chez eux . Devant ce comportement étrange , les membres de la famille s’interrogeait sur sa façon d’être , et lui demandait pourquoi il se comportait différemment. Ces petits incidents permettent de prouver que les membres de chaque famille fonctionnent habituellement selon des règles tacites qui régissent leur organisation sociale, que chacun d’eux les connaît et attend de l’autre la même connaissance.
(11) H.Garfinkel & H.Sacks 1970: On Formal structures of Practical Action . page 342.
(12) Pratique de Formation.
(13) Smiles ou Smiley : Definition : Symbole employé pour accentuer la conversation ou pour montrer l’etat d’esprit du locuteur.
(14) Ethnomethodologie : Alain Coulon Que Sais-je . PUF