Première partie : Le désenchantement

Chapitre 1

LA FAILLE EPISTEMOLOGIQUE
 
 

1.1.1. L'hyper-rationalisme

I1 semble qu'à la fin de notre XXe siècle le rationalisme traverse une crise. Les sciences sont de plus en plus contestées car elles ne peuvent rendre compte que d'une petite partie des phénomènes. D'un autre côté, une vision romantique des choses ne débouche sur aucune connaissance réelle, exploitable, universelle. Doit-on donc renoncer à construire un discours rationnel en dehors d'un cadre strictement scientifique ? Ce faisant, ne risque-t-on pas de laisser la voie libre aux idéologies en ce qui concerne les sciences humaines ?

Un récent livre de Finkielkraut, La défaite de la pensée, illustre ce propos . il y a historiquement une lutte entre les Lumières et le romantisme ; l'auteur propose de revenir aux Lumières, au rationalisme afin d'éviter les errements parfois tragiques du romantisme, afin d'éviter le relativisme et la négation des valeurs.

Mais il convient alors de se demander à quel rationalisme on veut revenir. Celui des Lumières, en effet, ne tient pas, pour deux raisons .au moins : d'une part il ne rend compte que d'une petite partie des phénomènes, et, d'autre part, on voit mal sur quoi il se fonde ; on comprend mal ce qui justifie les principes à partir desquels il s'élabore.
 
 

1.1.2. Le sens commun

I1 est donc à présent nécessaire d'envisager un hyper-rationalisme destiné à dépasser cette querelle. Un hyper-rationalisme ne peut-il pas se loger ou s'allier à la position romantique dans une symbiose qui permettrait une relance, voire une victoire de la pensée. Une telle symbiose pose la question du sens commun.

Cette dernière question est tout-à-fait nouvelle : elle émerge en effet de l'intelligence artificielle qui nous donne des directions de recherche pour comprendre un peu mieux ce qui se passe. Malheureusement, cette question du sens commun n'est pas formalisable par une machine et semble donc échapper au rationalisme.

C'est ici que l'ethnométhodologie peut nous venir en aide pour nous permettre d'étudier le sens commun. La symbiose ethnométhodologique ne concerne pas seulement la sociologie mais toutes les sciences.
 
 

1.1.3. Une volonté d'application

L'ethnométhodologie participe certes du romantisme, mais elle introduit une volonté d'application qui la rend apte à constituer une plate-forme cognitive pour d'autres disciplines.

Le point de départ de la réflexion ethnométhodologique est le sens commun. Cette réflexion est une forme d'ethnologie appliquée qui peut servir de fondement à la connaissance, de base pour l'élaboration d'une procédure de pensée où il y aurait de l'universel.
 
 

1.1.4. Axiomatique

L'ethnométhodologie apporte une axiomatique de la raison qui peut être partagée bien plus universellement que les axiomatiques définissant les champs respectifs de chaque disciplines de la connaissance. On peut résumer cette axiomatique de la manière suivante

L'indifférence et l'indexicalité constituent une axiomatique de la raison. Ils ne sont pas des concepts au sens strict mais une catégorie de l'esprit. L'indifférence est la position minimale, celle qui demande le moins d'a priori. L'indexicalité est un doute sur le langage.

Ces axiomes se portent eux-mêmes, car le doute est le seul axiome qui se porte lui-même, d'une manière générale. L'indifférence équivaut au rien qui n'a pas besoin d'être porté par quelque chose. Car si le quelque chose qui doit porter le rien manque, on est dans une situation où il n'y a rien.

Ces axiomes sont plus positifs qu'on ne le croit. Les probabilités nous fournissent un bon exemple : par indifférence on choisit 7 quand il y a deux dés. Les probabilités ne sont pas une structure du monde mais une procédure de raison dérivée des axiomes précédents.

Ces axiomes suffisent à remettre en question une procédure de raison constamment utilisée par le sens commun et les sciences en général l'induction. Ce problème, très délicat, doit faire l'objet d'une étude à part entière.
 
 

1.1.5. L'induction

David Hume a montré, au XVIIIème siècle, que l'induction ne pouvait pas être rationnellement déduite de principes a priori. On avait en effet coutume de fonder l'induction sur un principe de causalité qui débouchait à son tour sur le déterminisme dont Galilée a donné la version scientifique et Spinoza la version métaphysique, à savoir : les mêmes causes produisent les mêmes effets.

On sait comment, aujourd'hui, la mécanique quantique a mis en évidence des phénomènes qui n'obéissent pas à ce déterminisme. L'induction, qui prétend qu'on peut tirer une généralisation à partir de la régularité d'un phénomène, était à la rigueur plausible dans le cadre du déterminisme. Elle n'a aujourd'hui aucune valeur de certitude puisque le déterminisme lui-même est remis en cause.

Cela ne signifie pas que l'induction soit nécessairement fausse mais implique qu'elle doive être manipulée avec beaucoup de prudence. Certes, on pense fort justement que le soleil va se lever demain. Cette croyance n'est toutefois pas démontrable. En revanche, quand on a observé qu'un bon nombre de mammifères avaient une gueule (pour téter) et non un bec, on a eu tort d'en conclure que tous les mammifères avaient une gueule. La découverte de l'ornithorynque a montré que cette induction était abusive.

De même, à partir de la fréquence des corbeaux noirs, on ne peut légitimement conclure que tous les corbeaux soient noirs. Mais on pourrait conclure à bon droit que tous les corbeaux observés par des humains qui nous ont laissé un témoignage étaient noirs. Cela ne prouve pas que le prochain corbeau qu'on observera sera noir. On s'attendra simplement à ce qu'il le soit, par habitude, et non pas par rationalisme (1).

1 : La question de l'induction est abordée de manière plus approfondie dans la quatrième partie, chapitre 1 .
 

1.1.6. Au delà du rationalisme

Un hyper-rationalisme se trouve donc devant l'alternative suivante soit il refuse totalement l'induction comme procédure irrationnelle ; soit il fournit des règles d'utilisation qui permettent d'éviter qu'on aboutisse à des conséquences fallacieuses.

Or, si l'induction est de droit condamnable, de fait il est à peu près impossible de l'éviter. L'ethnométhodologie parvient à résoudre cette antinomie. Il est en effet possible de substituer un raisonnement hypothético-déductif à une ou plusieurs inductions en série. Dès lors, la conclusion de ces inductions n'est assumée que relativement à l'acceptation provisoire et préalable d'une chaîne inductive qui n'est pas posée comme nécessaire, mais qui est simplement hypothétique.

L'induction est une procédure de raison qui n'affirme rien à bon droit sur le monde. Mais elle doit s'inscrire dans un double cadre d'indifférence ou de localité. Les inductions doivent être nommées et non assumées comme vraies puisqu'elles sont des simplifications d'expression. On s'oriente vers une vision du monde où on garde les lois déjà vérifiées pour gagner du temps, mais ceci suppose une dualité de la pensée : d'une part, je raisonne inductivement, d'autre part, je sais que mes inductions ne sont ni vraies ni fausses mais qu'elles me permettent de prendre des décisions. L'ethnométhodologie propose un exemple de mise en oeuvre d'inductions locales.
 
 
 

1.1.7. Le sens

Le sens est habituellement posé comme la liaison d'un signifiant et d'un signifié. La question est alors de savoir ce qui garantit cette liaison. On sait depuis Saussure que le signe est arbitraire et que la liaison entre signifiant et signifié est le résultat d'une convention.

Les découvertes les plus bouleversantes de la science actuelle viennent de l'étude de micro-phénomènes totalement invisibles pour l'oeil humain et qui se produisent dans un intervalle de temps si court qu'il n'est pas pensable pour nous. De plus en plus, pour expliquer les macrophénomènes tels que la formation des étoiles, on a recours à l'étude des micro-particules. Et ce qui se passe à cette échelle n'est pas du domaine du certain les phénomènes sont simplement probables, l'observateur devient l'une des données du problème ; on ne sait pas ce qui se passe en soi, on connaît seulement la réalité telle que nous la déformons en l'observant.
 
 

1.1.8. Expression et référence

Dans les sciences humaines, si on veut vraiment avancer des explications plausibles, nous allons être obligés de faire montre de la même prudence. Le sens n'est pas contenu dans l'expression, il n'est pas davantage identique à la référence. Et pourtant, il y a bien du sens. Seul le sujet peut être le lieu du sens. Les choses n'ont pas de sens en soi, les mots n'ont pas de signification en eux-mêmes, c'est l'individu qui leur donne du sens. Mais le fait qu'on donne du sens aux choses ou aux mots n'implique pas que cette création de sens se fasse n'importe comment, sans aucune règle. L'individu, en effet, n'est pas tout seul. Le phénomène de création de sens est social. Il doit se comprendre comme une fonction d'interaction entre les membres d'un même groupe.

A partir du problème du sens, on pose donc un nouvel axiome, celui de l'existence de membres comme garant de l'existence du sens. En effet, le sens n'est pas premier puisqu'il est créé. Le membre est à la fois celui qui crée le sens et qui peut comprendre quel sens un autre membre donne au chose. La notion de compétence unique est la seule garantie de la bonne compréhension du sens.
 
 

1.1.9. La chose en soi

L'existence d'un sens en soi n'ayant aucune base, on peut en conclure que seule la présence d'un échantillon de population dûment identifié permet de parler à bon droit d'un sens, cet échantillon servant de cadre de référence. I1 est nécessaire qu'on ait pu observer concrètement tous les membres de cet échantillon, qu'ils se connaissent les uns les autres, pour qu'on puisse véritablement savoir quel sens est donné aux choses.

Mais la question du sens soulève un autre problème, celui de la référence. On a vu que le sens est fonction du membre. N'y a-t-il pas néanmoins des objets ou des références qui pourraient avoir une valeur universelle ? Seul un objet totalement isolé est dépourvu de sens. Sitôt qu'un être humain, nécessairement membre d'un groupe quelconque, observe un objet, il lui donne un sens.

Et rien ne garantit a priori que le sens soit créé de manière identique par des membres appartenant à des groupes différents. De la même manière, il n'y a pas de référence en soi. Un concept ou une idée ne sont pas séparable du membre qui leur a donné naissance. Il n'y a donc pas de concept universel. On ne peut réifier, chosifier les idées qui sont les nôtres et exiger de les retrouver dans un autre groupe.
 
 

1.1.10. Le processus

Certes, en raison d'une induction abusive, on s'attend à trouver des idées comparables dans des groupes qui partagent une culture proche. Mais cette attente n'est pas justifiée en droit. Le platonisme n'est donc pas susceptible d'être gardé puisqu'il prétend fixer un sens universel à travers des références universelles.

Ce sont des processus vides de contenu qui peuvent être posés comme universels. L'ethnométhodologie propose de tels processus.

On voit donc que la relativité du sens ne débouche pas sur le relativisme, pas plus que la relativité d'Einstein qui refuse le temps et l'espace en soi ne débouche sur un temps ou un espace défini n'importe comment. I1 y a des règles, mais pas de contenu universel. Les règles, les procédures, n'ont pas de sens, elles ne renvoient à rien.
 
 

1.1.11. La convention

Wittgenstein propose qu'une convention, inventée par l'homme, puisse être universelle et nécessaire. Cela ne pose pas de problème tant que cette convention joue le rôle d'une règle qui ne dit rien sur le monde.

D'une manière générale, les procédures peuvent être universelles mais n'ont pas de sens. C'est le cas des mathématiques qui sont formelles mais qui n'ont pas de sens.

Un thème romantique rejoint cette analyse . on dit souvent que le sens l'emporte sur la forme, sauf quand il s'agit. d'une procédure qui est une forme supérieure au sens. Par exemple, dans les jeux de mots, le mot cesse d'avoir un sens pour devenir une procédure.

Le partage est fondateur du sens. I1 n'y a de sens que s'il y a population c'est-à-dire partage, qui peut aussi être l'annulation de la mémoire d'une procédure. La modification d'une procédure dans une population implique des variations non-prévues dans d'autres groupes.
 
 

1.1.12. La subjectivité du fait social

L'impossibilité de penser le fait social comme objectif est l'un des axiomes de base de l'ethnométhodologie.

Durkheim est considéré comme le fondateur de la sociologie. S'il n'a pas inventé le mot, on pense habituellement qu'il a inventé la discipline en lui donnant un caractère de scientificité reposant sur la possibilité de définir un fait social objectif.

Or, le fait social dépend du quotidien, ce n'est pas le quotidien qui s'inscrit dans le fait social. En conséquence pour avoir un fait social objectif, il faudrait d'abord énumérer la totalité du quotidien. Ce qui n'est pas possible étant donné qu'il s'agit d'une tâche infinie.

Il ne saurait y avoir de structure a priori de la société, puisque seul le quotidien fonde le fait social. Or le quotidien varie a chaque instant (indexicalité).

Mais il peut exister de pseudo-faits sociaux par induction. L'induction étant, on le sait, une procédure non satisfaisante, peut toutefois constituer une bonne approximation.

Il y a une contradiction qui tient au langage : ce qu'on utilise pour s'exprimer est déjà en soi un fait social. I1 faut donc expliquer ce fait primitif si on veut atteindre ce que l'on prétend décrire. Si le langage n'est pas un fait social, il n'y a pas d'instrument stable. Mais le langage lui-même est mouvant.
 
 

1.1.13. Une science des procédures

Il faudrait considérer que la vraie réalité objective est la procédure. La notion sous-jacente stable est la procédure. Chaque langage est local. On doit accepter qu'on puisse parler de procédure comme nous le faisons maintenant, c'est-à-dire d'une chose fixe en utilisant le langage qui est une chose mouvante. Mais il n'y a pas d'impossibilité : à travers l'eau d'une rivière, on peut voir la pierre qui est au fond. La science des procédures est la logique, l'informatique et l'intelligence artificielle. Cette science nous permet de réfléchir sur les procédures de sens communbien que ce dernier soit antérieur.

Les procédures universelles stables sont celles de l'ethnométhodologie. L'ethnométhodologie est un ensemble de procédures primitives sans contenu. C'est pourquoi ces procédures ne se voient pas facilement. L'ethnométhodologie propose un dédoublement cognitif constant : d'une part, on raisonne comme membre, c'est à dire inductivement à travers des myriades d'inductions. L'état historique de membre repose sur des inductions qu'on a faites soi-même ou qu'on a empruntées à autrui. On peut raisonner inductivement en tant que membre à condition de ne pas perdre de vue le point de départ.

D'autre part, on respecte la condition de regard vers le point de départ. La procédure est double : on continue à induire, mais d'un autre côté, on jette un regard vers l'indexicalité, l'indifférence, le doute, de manière à faire apparaître les procédures du membre pour ce qu'elles sont c'est-à-dire des inductions répétées. I1 y a là un paradoxe les inductions sont interdites en droit, mais inévitables en fait du moins en ce qui concerne les inductions non repérées (qui ne sont pas historiquement repérables dans leur totalité : ce sont les allants de soi).
 
 

1.1.14. Les allants-de-soi

Les allants de soi font que nous ne mémorisons pas explicitement les inductions. L'ethnométhodologie résout ce paradoxe : les inductions faites sont une inconnue dont on connaît le point de départ et l'aboutissement. On donne le nom x à une variable qui est un complexe inconnu d'inductions, et ce complexe est la différence entre le point de doute et ce que nous disons. Ce que nous disons est connu, le point de doute étant repéré, il suffit de dire que x est inconnu pour entrer dans la légitimité.
 

1.1.15. Une nouvelle base épistémologique pour les sciences humaines

on se propose de montrer comment l'ethnométhodologie refonde les sciences humaines. I1 s'agit là d'une relecture et d'une ré-axiomatisation. L'ethnométhodologie peut en particulier refonder la macro-sociologie. A première vue, l'ethnométhodologie est une micro-sociologie. En réalité, elle est applicable à de grands ensembles à condition de nommer explicitement les procédures par lesquelles on passe du témoignage concret à la généralisation.

Le contenu de la macro-sociologie peut être gardé sous réserve de donner un contenu convenable aux choses. Elle permet d'affiner l'analyse macro-sociologique dans les points où on trouve des difficultés. Par exemple, les transferts de technologie, la planification etc, notions qui ont été cause d'erreurs énormes dans les sciences humaines avec des conséquences graves en politique.