UNE CRITIQUE DES SCIENCES SOCIALES
1.2.1. La sociologie
I1 existe évidemment un grand nombre d'écoles sociologiques.
Nous n'avons nullement 'intention de les passer toutesen revue. Toutefois,
malgré leur diversité, il est possible de donner les principales
tendances qui constitue la spécificité de la sociologie.
Dans les lignes quivont suivre, nous nous bornerons à décrire
la sociologie telle qu'elle est décrite par ses propres membres.
1.2.2. La prétention scientifique
La sociologie prétend étudier l'activité humaine comme un fait. On a longtemps disputé pour savoir si les sciences humaines réclamaient à bon droit le titre de science au même titre que la physique ou la géométrie. Elles ne sont pas des sciences au sens où les phénomènes qu'elles décrivent ne sont pas reproductibles à volonté par l'expérimentateur. Mais elles sont scientifiques au sens où elles étudient les activités humaines comme un savant étudie les propriétés de la matière.
L'émergence des sciences humaines constitue un bouleversement au sein de la pensée occidentale l'homme n'est plus seulement un sujet de connaissance, il devient un objet de connaissance, au même titre que n'importe quel autre objet.
Pour que l'homme puisse prétendre s'étudier lui-même, il lui faut trouver une méthode qui garantisse un minimum d'objectivité. La seule méthode susceptible de rallier un maximum de suffrage reste la méthode expérimentale. C'est donc par elle que l'étude de l'homme peut prétendre devenir scientifique.
De fait, pour Auguste Comte, il s'agit d'élaborer une physique sociale . Sans admirer ni maudire les faits politiques et en y voyant essentiellement,comme en tout autre science, de simples sujets d'observation, la physique sociale considère donc chaque phénomène sous le double point de vue élémentaire de son harmonie avec les phénomènes coexistants, et de son enchaînement avec l'état antérieur et postérieur du développement humain (2).
De son côté, Durkheim justifie la spécificité des sciences de l'homme Il y a dans toute société un groupe déterminé de phénomènes qui se distinguent par des caractères tranchés de ceux qu'étudient les autres sciences de la nature (3).
Plus tard, Michel Foucault remarquera pourtant qu'une chose en tout cas est certaine : c'est que l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint ... on peut être sûr que l'homme y est une invention récente. Ce n'est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rôdé (4).
2 : Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. IV.
3 : Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,
PUF, p. 3.
4 ; Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, p. 398.
1.2.3. Le paradoxe des sciences sociales
Dès qu'on parle de sciences humaines, on se heurte à un paradoxe comment l'homme peut-il être à la fois sujet et objet de la connaissance ?
C'est pourquoi la prétention des sciences de l'homme à être véritablement des sciences a été critiquée : n'étant pas exemptes de subjectivité, ellés sont susceptibles de véhiculer des préjugés. Une telle critique, comme l'ont montré les historiens des sciences, pourrait s'appliquer aux sciences dites exactes sans pour autant leur faire perdre leur crédibilité.
La question est alors de savoir si l'homme peut véritablement
être objet de science. Autrement dit, étant donné le
caractère imprévisible du comportement de tel ou tel individu
particulier, peut-on néanmoins trouver des lois générales
qui pourrait s'appliquer à l'ensemble des êtres humains dans
une culture donnée ?
1.2.4. L'émergence des sciences de l'homme
Que l'homme soit un sujet de science est un phénomène
récent. Bien sûr on peut parler de sciences de l'homme dès
l'époque grecque. Mais au sens où nous l'entendons aujourd'hui,
il faut attendre le XIXème siècle avec Hegel et Auguste Comte
pour les voir apparaître. C'est à partir de là, en
effet, que l'homme n'est plus seulement ce qu'il faut penser, mais devient
ce qu'il faut savoir. Devenu objet de science, l'homme gagne dans la connaissance
qu'il a de lui-même. En même temps, si les sciences de l'homme
peuvent mettre en évidence l'existence de lois universelles qui
régissent son action, l'homme risque de se diluer lui-même
dans sa volonté de savoir.
1.2.5. L'homme devient objet de science
L'idée que l'homme devienne un objet de science est déplaisante à bien des égards. Si on peut découvrir des lois sociales, psychologiques, ethnologiques etc. qui permettent d'expliquer, voire de prédire, le comportement de l'homme, on porte atteinte à une croyance spontanée, celle de la liberté du sujet. Réduisant l'homme à l'état d'objet, les sciences humaines montrent que les actions humaines individuelles sont largement dictées par un déterminisme social, psychologique, culturel, etc. La pensée elle-même n'appartient peut-être pas véritablement à celui qui pense. Peutêtre ne s'agit-il là que d'un phénomène de surface, d'une apparence : au je pense on pourrait substituer un ça pense en moi. Derrière la pensée individuelle se cache l'être social et inconscient. On comprend dès lors que ces sciences aient suscité une franche hostilité. Comme le souligne Freud, Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche. psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe en dehors de sa conscience dans sa vie psychique.
Les sciences humaines ont une autre spécificité. S'il est exact que chacune d'entre elles est née pour répondre à un problème théorique ou pratique, il a fallu une modification radicale de la manière dont l'homme se représentait lui-même pour qu'elles puissent naître. Il fallait qu'il ressente le besoin de s'interroger lui-même en tant que fondement de la connaissance. L'homme, après avoir mis en Dieu le fondement de la certitude, s'est érigé lui-même en critère de certitude. Dès lors, pour vérifier la validité de sa connaissance, l'homme a été obligé de s'étudier lui-même. L'homme pour les sciences humaines, remarque Michel Foucault, ce n'est pas ce vivant qui a une forme bien particulière (une physiologie assez spéciale et une autonomie à peu près unique) ; c'est ce vivant qui de l'intérieur de la vie à laquelle il appartient de fond en comble et par laquelle il est traversé. en tout son être, constitue des représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cette étrange capacité de pouvoir se. représenter justement la vie(6).
5 : Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, p. 266.
6 : Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, p. 363.
1.2.6.Une science des faits sociaux
Pour qu'il y ait science de l'homme au sens strict, il ne suffit pas que l'homme fasse partie de la recherche. La biologie, par exemple, n'en fait pas partie. Certes, l'organisme humain est soumis aux lois biologiques comme il est soumis aux lois physiques, mais la biologie s'applique indifféremment à tous les vivants, à l'homme comme au persil ou aux amibes.
Au contraire, la sociologie, même quand elle délaisse l'individu pour traiter des sociétés entières, reste centrée sur l'homme, acteur privilégié du fait social.
Le mot sociologie a été créé en 1839 par Auguste Comte pour remplacer l'expression physique sociale qu'il avait d'abord utilisée. Son propos consiste à chercher des régularités dans les comportements, les institutions ou les croyances collectives. La première tâche du sociologue sera donc d'identifier un comportement, une institution ou une croyance collective afin de l'ériger en fait social objectif. A partir de là, il devient possible d'introduire une mesure dans la société qu'on étudie, c'est-à-dire de faire de la science.
De par sa définition, la sociologie se distingue des autres sciences
de l'homme, en particulier de l'histoire : si l'historien et le sociologue
peuvent s'emprunter mutuellement beaucoup de choses, leurs objets respectifs
sont très différents. L'historien étudie des événements
particuliers alors que le sociologue étudie des faits sociaux généraux.
Par exemple, si un historien traite de l'assassinat de l'Archiduc François
Ferdinand, un sociologue écrira un traité de criminologie.
1.2.7. La méthode positive
Le sociologue français Emile Durkheim est le fondateur de la sociologie scientifique. I1 a voulu faire de cette discipline une science aussi rigoureuse et objective que la physique. I1 va donc introduire les mathématiques (les statistiques)
Dans l'étude des sociétés pour disposer d'un instrument de mesure et de comparaison. Mais Durkheim va surtout proposer un principe essentiel à la méthode sociologique il faut considérer les faits sociaux comme des choses. I1 est alors possible d'en chercher les causes et les effets sans risquer de faire intervenir des causes subjectives. Durkheim a appliqué ces principes méthodologiques à l'étude du suicide, considéré sous son aspect extérieurement observable.
En premier lieu, le suicide est un fait social qui peut être défini objectivement.
En second lieu, la sociologie ne cherchera pas à expliquer le suicide de tel ou tel individu particulier, mais cherchera, dans la nature des sociétés, les causes du suicide. En tant que fait social, les causes du phénomène doivent elles aussi être sociales. Pas question de recourir à des explications psychologiques ou climatiques pour comprendre le fait. Cette fois, écrit Durkheim, nous nous sommes enfin trouvés en présence de lois véritables qui nous ont permis d'essayer une classification méthodique des types de suicides. Les causes sociologiques que nous avons ainsi déterminées nous ont même expliqué ces concordances diverses que l'on a souvent attribuées à l'influence des causes matérielles, et où l'on a voulu voir une preuve de cette influence... De tous ces faits, il résulte que le taux social des suicides ne s'explique que sociologiquement. C'est la constitution morale de la société qui fixe à chaque instant le contingent des morts volontaires (7).
7 : Emile Durkheim, Le suicide, PUF. p. 337.
1.2.8. Le début de la contestation
Le positivisme français, malgré ses succès, fut fortement critiqué. Dès 1883, le sociologue allemand Dilthey prend position contre le fait que la méthode expérimentale soit appliquée indifféremment à toute discipline quel que soit son objet. Selon lui, les sciences de l'esprit, ou sciences de l'homme, ne doivent pas se calquer sur les sciences de la nature. Chacune doit au contraire fixer sa propre méthode en fonction de l'objet qu'elle étudie. La physique relève de l'explication, comme la sociologie de Durkheim. Mais les faits humains doivent plutôt être compris, c'est-à-dire saisis de l'intérieur. Les institutions, les comportements, les croyances ne peuvent être expliquées comme des choses. Il faut les comprendre de l'intérieur en assimilant les significations que les acteurs sociaux donnent à leurs actes. Plus généralement, les faits humains sont trop complexes pour être des choses immuables et observables comme de simples objets.
Les difficultés que pose la connaissance d'une simple entité psychique, explique Dilthey se trouvent multipliées par la variété infinie, les caractères singuliers de ces entités, telles qu'elles agissent en commun dans la société... Pourtant ces difficultés se trouvent plus que compensées par une constatation de fait : moi… qui suis un élément de l’organisme social, je sais que les autres éléments de cet organisme sont du même type que moi et que, par conséquent, je puis me représenter leur vie interne. Je suis à même de comprendre la vie de la société (8).
8 : W. Dilthey, Introduction à l'étude des sciences humaines,
PUF p. 154
1.2.9. La méthode compréhensive
La distinction de Dilthey entre sciences de la nature et science de l'esprit est fondée sur la façon dont nous appréhendons leurs objets. Dans le premier cas, les objets sont donnés du dehors et sont facilement isolables. Le travail du savant est de collecter les faits distincts pour en proposer une synthèse. Dans le second cas, les faits ne sont pas isolables. Nous partons donc d'une synthèse originelle. Cette différence d'objet doit conduire à une différence de méthode : pour les sciences de la nature, il suffit de trouver des relations invariables phénomènes pour avoir une loi et une explication. Mais dans le cas de l'homme, il n'est pas suffisant de connaître l'ordre dans lequel les phénomènes se déroulent. Nous devons en outre comprendre comprendre ce qui se passe.
Si la vision positiviste est critiquable, celle de Dilthey a également
fait l'objet d'un certain nombre de réserves. On lui a reproché
en particulier d’évacuer l'objectivité douteuse de Durkheim
au profit d’une interprétation non justifiée des faits. La
sociologie actuelle, dans une certaine mesure, oscille toujours entre ces
deux tendances : celle de la poursuite d'un modèle objectif absolu
calqué sur la physique et celle d'une subjectivité qui tient
compte du sens des actions humaines.