TROISIEME CHAPITRE

L'EVIDENCE
 
 

1.3.1. La question insoluble

Poser la question de l'évidence revient à poser une question en apparence insoluble : ce qui est évident s'impose par le fait même de son évidence, et l'explication d'une évidence consisterait à révéler que ce qui se donnait comme allant-de-soi n'était qu'une apparence fallacieuse.
 
 

1.3.2. L'évidence indécomposable

I1 semble donc, à première vue, que l'évidence soit à elle même son propre critère et qu'on ne puisse la définir sans passer à côté, de même que Bergson reproche aux explications du temps, ou plutôt de la durée, de n'aborder qu'une spatialisation sans jamais parler du temps proprement dit : on analyse., en effet, une chose, mais non pas un progrès ; on décompose de l'étendue., mais non pas de la durée. ou bien, si l'on s'obstine à analyser quand même, on transforme inconsciemment le progrès en chose, et la durée en étendue. Par cela seul qu'on prétend décomposer le temps concret, on en déroule les moments dans l'espace homogène ; à la place du fait s'accomplissant on met le fait accompli, et comme on a commencé par figer en quelque sorte l'activité du moi, on voit la spontanéité se résoudre en inertie et la liberté en déterminisme(9) Analogiquement, l'évidence est un mouvement, tandis que la décomposition d'un raisonnement est la substitution d'une dynamique par une forme d'immobilité.

Quand on pense à la remarque banale : expliquez donc, puisque c'est évident on ne peut que constater l'incohérence du propos : c'est bien parce qu'une chose est évidente qu'aucune explication n'est possible. Voilà donc le paradoxe de l'évidence . elle partage avec le mystère la propriété d'échapper à toute rationalisation. Les sceptiques grecs s'étaient déjà heurtés à cette difficulté et avaient conclu à l'impossibilité d'une quelconque certitude, en raison de l'arbitraire de l'évidence, de l'arbitraire de toute preuve : le mode fondé sur le renvoi à l'infini est celui par lequel nous disons que l'argument proposé comme preuve d'un point donné. réclame lui-même une autre preuve, et celle-ci une autre encore, et ainsi de suite jusqu'à l'infini, de telle sorte que, ne disposant plus d'un principe. assuré., nous sommes conduits à la suspension du jugement(10)

L'évidence serait-elle donc irrémédiablement évanescente, constatable mais indéfinissable a priori ? Serait-il possible d'éviter de la définir de manière circulaire ? Car il semble que toute définition de l'évidence doive se contenir elle-même pour pouvoir être pleinement comprise.

9 : H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, P.U.F., Editions du centenaire, p. 144.

10 : : Sextus Empiricus, Hypotyposes I, 170.
 
 

1.3.3. Un acte de foi

On en arrive donc à supposer l'existence d'une évidence justifiable uniquement par la foi que l'on a à son égard. Cette foi, cette croyance, antérieure à toute ébauche de raisonnement peut effectivement lever une partie du mystère de l'évidence, mais on se borne, en réalité, à déplacer le problème. I1 convient alors de savoir si notre foi en l'évidence, qui rend possible la foi en la raison (laquelle est une application systématique et ordonnée de l'évidence), est, non pas justifiée (une telle justification serait impossible sans une utilisation circulaire de l'évidence), mais universellement partagée. Rappelons que le partage n'est pas formalisable comme l'échange, mais qu'il résulte d'une action collective.

I1 n'est, bien entendu, pas question d'envisager toutes les évidences afin de vérifier a posteriori qu'elles ont un point commun. I1 n'est pas davantage possible de procéder inductivement en privilégiant arbitrairement certaines évidences. I1 sera sans doute préférable de procéder de manière platonicienne, c'est-à-dire de poser une évidence ayant valeur d'un paradigme vers lequel nous devons tendre. Si tel est le cas, l'évidence est en dehors de la vérité ou de la fausseté : une règle ou une Idée ne sont ni vraies ni fausses ; on doit se contenter de penser leur nécessité. Notre foi en l'évidence est simplement une acceptation de son caractère nécessaire et indépassable.
 
 

1.3.4. Le cartésianisme

Si l'évidence est indépassable, c'est qu'à la manière de Descartes on peut voir en elle la plus petite partie d'une chaîne de raisonnements : il n'y a pas d'autres voies qui s'offrent aux hommes, pour arriver â une connaissance certaine de la vérité, que l'intuition évidente et la déduction nécessaire (...) Il est évident que l'intuition s'applique â connaître et toutes ces natures simples, et les relations nécessaires qui les unissent, et enfin tout ce dont l'entendement a une expérience nette, soit en lui-même, soit dans l'imaginat:ion(11). on passe d'une idée à l'autre par le truchement de l'évidence qui n'est précisément pas une idée claire et distincte elle-même, car il faudrait sinon montrer comment on passe d'une idée quelconque à celle de l'évidence, puis de l'idée d'évidence à autre chose.

11 : Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, XII, Édition de la Pléiade, p. 86.
 
 

1.3.5. Une action élémentaire

C'est pourquoi Descartes la pose comme une règle dont il ne rend pas compte. Certes, grâce à une certaine habitude, des raisonnements complexes et décomposables peuvent être perçus comme évidents, mais il ne s'agit là que d'un gain de temps pour l'esprit. L'évidence est donc non seulement la plus petite partie du raisonnement mais aussi la plus petite unité de temps d'action de l'esprit. Si par exemple une formule est évidente pour un mathématicien, cela signifie qu'il peut la comprendre totalement en un instant, qu'elle n'aura pour lui aucun mystère. Mais, ce qui rend possible la perte du caractère mystérieux de la formule est un mystère plus grand encore, celui de l'évidence dont, comme le soulignait Leibniz nous n'avons pas encore l'adresse.

Dire en effet que l'évidence est la plus petite unité de l'esprit ne nous dit pas ce qu'elle est et, à moins de supposer l'ensemble métaphysique de Descartes, lequel nous permet d'asseoir notre foi en l'évidence, nous n'avons aucun indice déterminant de son universalité ou de sa nécessité.
 
 

1.3.6. Le cogito

Avant de reposer sur l'existence d'un Dieu transcendant et vérace, c'est avant tout l'existence primordiale du cogito qui est le garant de l'évidence. La question est alors de savoir si l'affirmation du cogito suppose l'évidence ou si elle la fonde. Pour Descartes, c'est bien le cogito qui est le fondement mais il dit aussi que l'évidence, organisatrice de la mathesis universalis est ce à quoi toute forme de pensée doit se plier, et donc, en toute rigueur, le cogito devrait, lui aussi, obéir à la règle qu'il prétend fonder. I1 y a là une antinomie en apparence insoluble.

I1 est toutefois possible de concilier les deux points de vue en dissociant deux plans de l'entendement. D'une part, le cogito est premier dans un sens temporel, du point de vue des origines et, d'autre part, la mathesis universalis est première dans un sens transcendantal. Sans trancher le débat du primat du cogito ou de l'évidence chez Descartes on peut dire que le premier est le réceptacle de la seconde, ce grâce à quoi l'évidence est actualisée, mais n'avons toujours aucune raison décisive d'accepter l'universalité de la règle d'évidence, principe indispensable si on veut éviter un scepticisme radical ou un relativisme à la Protagoras.

Si l'évidence n'est pas une idée mais ce qui relie deux idée entre elles, nous pouvons admettre qu'il existe plusieurs façons de relier des idées, sinon la pensée serait une et immuable, comme le pensait Platon. Mais l'unicité de l'évidence chez lui est le résultat de l'existence d'Idées universelles. Qu'on questionne une telle affirmation, voila qui pourrait faire pencher vers la pluralité des évidences. Admettre qu'une chose, évidente pour une personne ne l'est pas pour une autre, est certes corroboré par la vie courante.
 
 

1.3.7. Une seconde nature

I1 faut distinguer ici entre ce qui va de soi, l'accord tacite, et l'évidence proprement dite. Les travaux ethnologiques de Jaulin ou de Garfinkel ont montré que les allants-de-soi sont créés et partagés par un groupe et que les membres du groupe agissent comme s'ils se conformaient à des évidences dont on n'a pas à rendre compte puisqu'elles sont acceptées et dont on ne peut même pas rendre compte car toute discussion, tout échange, suppose une communauté d'allants-de-soi, un partage de sens.

Ces allants-de-soi ne sont pas des formes ou des unités de raisonnement, ce sont les éléments habituellement vus et non remarqués d'un contexte culturel.

L'évidence, au contraire, est remarquée. Elle est ce grâce à quoi une démonstration est vraie indépendamment de tout contexte. I1 est légitime de penser que l'environnement joue un rôle dans l'élaboration des hypothèses, mais ce rôle cesse quand il s'agit de passer d'une phase de la démonstration à une autre. L'influence du contexte culturel n'épuise pas le problème de l'évidence. De même, son caractère habituel, s'il constitue peut-être une justification, n'est en rien une explication.
 
 

1.3.8. L'évidence logique

L'évidence n'est donc pas une simple habitude mentale grâce à laquelle on admettrait par convention la validité de nos raisonnements. Ce sont les allants-de-soi qui sont affaire de convention ; ils n'ont pas valeur de règles de pensée ou de comportement, parce qu'ils restent la plupart du temps tacites. or, pour exister, une règle a besoin d'être dite. La difficulté est alors d'exprimer comment une règle telle l'évidence est applicable a priori. Dire par exemple que tout célibataire est un homme non marié paraît une évidence que l'on peut justifier en parlant du caractère analytique ou tautologique du jugement. Cette justification n'en est pas une à proprement parler puisqu'elle suppose reconnue l'évidence de la vérité d'un jugement analytique.

I1 semblerait qu'on se trouve ici en face d'une impasse soit l'évidence permet autre chose que la simple énonciation de tautologies, sans intérêt pour la connaissance du monde, mais alors son universalité est contestable ; soit elle n'est que le nom donné à la logique la plus élémentaire, cas auquel elle est universelle comme le sont les lapalissades.

Certes, la logique, qu'elle soit classique ou mathématique, est fondée sur l'évidence. Mais cela ne veut pas dire que la seconde ne soit qu'une partie de la première. Une machine, par exemple, est capable d'appliquer une certaine logique. I1 est jusqu'à présent impossible de lui faire admettre des évidences. Minsky a même affirmé que la formalisation de l'évidence et du sens commun était la condition nécessaire à la possibilité pour une machine de reproduire n'importe quel raisonnement humain. Il ajoute qu'à son avis, le sens commun n'est pas formalisable.
 
 

1.3.9. Un concept ?

Une conception platonicienne consisterait â penser que l'évidence est conceptualisable et que les règles de l'évidence sont formulables a priori. Si tel était le cas, rien, théoriquement, n'empêcherait la construction d'un machine selon ces règles. Ce qui rend indéfendable cette position, d'après Minsky, est la découverte du principe d'indexicalité : le sens d'une proposition n'est pas seulement une question de grammaire, il dépend du contexte dans lequel la proposition est utilisée. Autrement dit, le sens implique l'existence d'un sujet utilisant une proposition. I1 n'est contenu ni dans un ensemble de signes ni dans une situation statique. Rappelons que l'indexicalité est une généralisation de la notion linguistique de déictique.

L'évidence est dès lors dépendante d'un contexte, non pas culturel, mais pratique. Une certaine proposition, une certaine inférence, évidente dans un contexte donné, ne le sera plus dans un autre parce que la proposition aura changé de sens. Cela ne signifie pas que l'évidence ellemême ait changé, mais qu'elle est fonction d'un sujet ou d'un groupe de sujets.
 
 

1.3.10. Intersubjectivité

Est-on alors en droit de penser l'évidence en termes de subjectivité, voire d'intersubjectivité ? Le fait que l'évidence soit créée, recréée à chaque instant par celui qui parle, qui écoute, qui écrit ou qui lit, ne signifie pas pour autant que l'évidence soit subjective ou qu'elle résulte d'une convention. Des auteurs comme Craig ou Quine expliquent l'impossibilité de supposer qu'une convention soit à l'origine des mathématiques . il faut déjà supposer une convention pour instituer une convention. Craig écrit par exemple que la raison pour laquelle les significations des composants sont suffisantes pour la vérité du tout est précisément que la vérité du tout est un des facteurs qui leur donnent ces significations(12). Et Quine souligne que nous pouvons en un certain sens caractériser les vérités de la logiques et des mathématiques comme conventionnelles si nous voulons dire par là simplement qu'elles sont destinées â être maintenues indépendamment de nos observations du monde(13).
 
 

1.3.11. Conventionnalisme

On retrouve une difficulté semblable dans le contrat social de Rousseau : comment envisager un contrat s'il n'y a pas déjà un accord entre les participants ? On sait que Rousseau lève la difficulté en se plaçant sur un plan théorique et non pas sur un plan historique. On peut donc, de manière analogue, défendre l'idée d'une certaine convention nécessaire de l'évidence.

C'est à une solution de ce type que parvient le second Wittgenstein quand il dit que 2 + 2 = 4 n'est pas un énoncé susceptible d'être vrai ou faux, mais constitue une règle à laquelle tous les hommes se soumettent quand ils se livrent à l'opération qui consiste à compter..

Même si nous avons les plus grandes difficultés à imaginer un monde dans lequel des êtres affirmeraient 2 + 2 = 5 cela reste à la rigueur concevable , mais, d'après Wittgenstein, nous n'appellerions pas arithmétique un ensemble de règles tolérant ce type d'énoncés.

En ce qui concerne l'évidence, il est donc concevable que des êtres ne partagent pas le point de vue humain. Mais alors nous n'appellerions pas raisonnement les chaînes d'affirmations de tels êtres.
 
 
 
 

12 : E. J. Craig, The Problem of Necessary Truth, in S. Blackburn (ed.), Meaning, Reference and Necessity, Cambridge University Press, Cambridge, 1975, p. 7.

13 : W. V. 0. Quine : Truth by Convention, in The Ways of Paradox, p. 95.
 
 

Pour justifier le caractère universel de l'évidence on dira, dans une optique wittgensteinienne, soit que les hommes raisonnent grâce à l'évidence soit qu'ils ne raisonnent pas du tout. L'évidence joue donc le rôle d'une règle à laquelle on doit obéir sous peine d'être exclu de la communauté de ceux qui raisonnent.

Qu'est-ce que de faire partie du village des raisonneurs ? Ce n'est pas un privilège résultant d'une aptitude particulière, mais l'indice de l'acceptation d'une règle. C'est en quelque sorte l'acceptation d'une vassalité nécessaire. Si donc le bons sens reste la chose du monde la mieux partagée, c'est en raison de l'impossibilité qu'il y a à qualifier de raisonnement une forme de pensée différente, un peu comme il nous serait impossible de qualifier de marche les mouvements que font les poissons pour se déplacer.

Leibniz s'interroge sur la possibilité divine de créer un monde dans lequel les lois logiques et arithmétiques ne seraient pas les mêmes que les nôtres. Et Leibniz fait alors intervenir le principe du meilleur pour justifier que Dieu ne le fasse pas. I1 fait en outre appel au principe de contradiction pour montrer qu'une telle possibilité n'existe pas dans l'entendement divin. Ce point important sera développé ultérieurement(14). Wittgenstein préfère affirmer qu'il nous est impossible d'imaginer un raisonnement divin différent de quelque manière que ce soit du nôtre.
 
 

1.3.12. Une convention sans arbitraire

I1 y a donc bien un part de convention dans l'évidence, mais il n'y a là aucun arbitraire. L'être humain, appliquant perpétuellement l'évidence, ne peut imaginer agir contre elle. La nécessité ne concerne pas seulement la règle en général mais implique le choix de cette règle particulière. A titre d'exemple, on notera que les règles du jeu d'échecs sont conventionnelles mais aucun autre ensemble de règles n'aurait pu être choisi, car, alors, nous n'aurions pas élaboré le jeu d'échecs.
 
 

1.3.13. L'évidence géométrique

Quand on fait allusion aux géométries non euclidiennes, il semble que l'on ait là un exemple d'une évidence non universelle. Si on garde en mémoire que l'évidence est une règle et qu'à ce titre, elle n'est ni vraie ni fausse, on peut lever l'objection. En effet, le caractère d'évidence de la géométrie euclidienne concerne le mode d'inférence, mais ne s'applique pas aux axiomes ou aux postulats qui peuvent être affirmés ou niés, qui peuvent être considérés comme vrais ou comme faux.

Euclide avait certes choisi ses postulats en raison de leur caractère d'évidence. Mais ce caractère n'est pas intrinsèquement contenu dans tel ou tel postulat, il appartient à l'esprit qui admet, ou pas, les axiomes de départ. L'évidence des postulats tenait à ce que l'esprit pouvait les admettre sans ressentir une contrainte trop aberrante.

La véritable évidence ne consiste pas à admettre telle ou telle axiomatique, mais à admettre la nécessité d'un principe : celui d'avoir des postulats. On est alors en droit de penser que les géométries non euclidiennes ne sont ni plus ni moins évidentes que la géométrie classique. Elles sont nécessairement évidentes au même titre puisqu'elles sont pensables. La plus ancienne est simplement plus conforme à notre expérience sensible.

14 : cf. quatrième partie, chapitre 4.
 
 

1.3.14. Vers l'esthétique ?

Par évidence nous avons donc entendu une règle à la fois conventionnelle et nécessaire en dehors de laquelle toute opération mentale est impensable, dépourvue de sens. Le caractère commun de l'évidence et du mystère d'être inexplicable demeure sans aucun doute. Du moins savons-nous que le recours à l'évidence comme critère de vérité est irrationnel. Du moins savons-nous aussi que l'ensemble des philosophes rationalistes du XVIIè et du XVIIIè siècle n'ont pas pleinement réussi leur programme d'être totalement transparent. Chassant la croyance hors du champ de la science, ils l'ont subrepticement réintroduite. I1 faut donc substituer au dogmatisme de l'évidence celui de la règle. La seconde, en effet, ne prétend pas être vraie ou fausse. Elle ne relève pas de cette catégorie.

Elle se donne comme un comportement vide de sens. Wittgenstein admet d'ailleurs le caractère impensable de la règle. Puisque l'évidence humaine n'est pas la copie d'une évidence idéale identique à la vérité, elle est, comme le Beau, un universel sans concept. C'est à cette conclusion aux relents kantiens que parvient Lagneau qui explique comment l'évidence indéfinissable s'impose à moi une fois qu'elle est atteinte. La volonté est libre de suivre ou de ne pas suivre l'évidence, mais une fois l'entendement entraîné sur cette voie, il ne lui est plus possible de refuser son assentiment.