Deuxième partie : Le langageLA COMPREHENSION
Intentionalité
Globalement, dans le village des linguistes, le langage est considéré comme un ensemble de signes ou de symboles (phonétiques, visuels ou autres) qui servent à communiquer une information. Au sens propre, pour qu'il y ait langage, il est nécessaire que ces signes soient utilisés intentionnellement pour exprimer des pensées. La plupart des linguistes s'accordent pour reconnaître que les animaux (comme les abeilles ou les corbeaux), qui disposent d'un système de signe différenciés pour communiquer, n'ont pas véritablement de langage : leurs systèmes de signes sont limités à la communication d'informations vitales ; ils sont sans histoire et n'autorisent pas le dialogue. Le langage est donc habituellement considéré comme une institution sociale spécifique de 1'homme .
Toutefois, si l'on s'accorde à peu près sur cette spécificité, le langage n'en pose pas moins un certain nombre de problèmes qui ne sont toujours pas élucidés
1. si le langage est un fait de culture, comment expliquer que tous les groupes humains aient un langage ?
2. si le langage correspond à une faculté naturelle, comment expliquer que toutes les langues soient différentes et que la traduction de l'une dans l'autre soit très difficile ;
3. comment le langage s'est-il constitué ? En effet, comme le remarque Rousseau, la parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l'usage de la parole (15). ce qui rend fort difficile la question de son origine.
4. Si le langage est avant tout un système d'expression verbale propre à un peuple ou à un pays, il est aussi la faculté d'exprimer la pensée. Le problème est donc de savoir quels sont les rapports entre la pensée et le langage. Si la pensée ne peut exister indépendamment du langage, l'acquisition d'une langue particulière doit avoir des répercussions sur la façon de parler de l'individu. Dès lors, un système d'expression peut devenir un système de pouvoir.
Langage et ordre
Pour les Grecs, le langage est essentiellement le "logos" dont la fonction est d'exprimer l'ordre des choses. Comment garantir que le langage révèle véritablement la raison cachée qui maintient l'univers en ordre ? N'est-il pas lui-même trompeur et trop dépendant des opinions et des apparences ? I1 faut donc, pour que le langage soit un instrument susceptible de nous aider dans une quête philosophique, fixer des règles, à la fois syntaxique, logique et sémantique.
Les sophistes ont utilisé à fond toutes les possibilités du langage. Ce faisant, ils en ont révélé les failles : le langage pouvait être utilisé pour faire n'importe quoi, défendre le vrai comme le faux, accuser l'innocent comme le coupable. Bref, le langage, sous leur impulsion, est devenu mouvant, à l'image de l'opinion.
Il fallait donc s'interroger sur les curieuses propriétés de cet instrument. Platon d'abord, Aristote ensuite, ont, chacun à leur manière, essayé de fixer le langage. Platon en a fait un instrument de recherche de la vérité sous le contrôle permanent de la raison tandis qu'Aristote a préféré fixer les règles de la logique formelle.
15 : Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, Edition de la Pléiade, p. 148-149.
La compréhension.
Le langage sert évidemment à communiquer. Mais comment peut-on vérifier que l'interlocuteur comprend effectivement ce qu'on lui dit ? Dans la vie de tous les jours, on vérifie la compréhension (16) du message grâce au langage lui-même. Ce qui suppose que le langage est déjà constitué comme véhicule de la communication. Qu'en serait-il si on voulait communiquer avec une autre espèce, voire avec des êtres extra-terrestres ? Partant de l'hypothèse que nous ne posséderions rien de commun avec de tels êtres, comment parvenir néanmoins à communiquer ? ou, inversement, comment imaginer la constitution du langage ?
Deux films récents posent ce problème. L'un E.T., raconte l'arrivée d'un extra-terrestre. L'autre, la Guerre du Feu, décrit comment Nam, ayant perdu le feu, part en chercher. I1 reviendra non seulement avec le feu mais aussi avec un bien plus précieux encore, un savoir faire. Et ce savoir faire, c'est grâce au langage qu'il l'a acquis.
16 : le terme compréhension est équivoque. II est utilisé ici pour désigner l'ensemble des caractères qu'évoque dans un esprit déterminé, ou chez la plupart des membres d'un groupe, l'emploi d'un terme donné: compréhension subjective (définition emprunté à Lalande). II ne s'agit donc pas de la compréhension au sens logique qui sera examinée plus loin.
L'hétérogénéité des cultures
Si la question historique semble hors de notre portée, celle de la communication avec des extra-terrestres suscite déjà quelques efforts qui nous intéressent en tant que mode de constitution d'un langage. En premier lieu, remarque Paul Watzlawick, quel que soit (...) le mode d'instauration de la communication avec d'autres civilisations de l'espace (...), l'important sera l'acquisition, c'est-à-dire la détection, de nos signaux par d'autres ou vice versa (17). Mais comment arriver à ce mettre d'accord sur la signification des signaux ? L'idée de communiquer avec des extraterrestres, poursuit Watzlawick, passa de la science fiction à la science en 1959 avec la publication par Giuseppe Cocconi et Philip Morrison, tous deux de. l'université Cornell, d'un court article intitulé Searching for Interstellar Communications(18). C'est en effet la première fois que des savants proposèrent un moyen concret de communiquer avec des intelligences extra-terrestres.
Mais comment arriver à trouver un élément commun avec des êtres dont nous ignorons tout ? On ne peut obtenir un résultat positif qu'en le fondant sur une hypothèse tacitement partagée ou un élément qui par son évidence se détache de toutes les autres possibilités(19) répond Watzlawick. Le raisonnement qui devrait être suivi devrait reposer sur le bon vieux principe "que sait-il que je sais qu'il sait ?"
Plusieurs évidences ont ainsi été proposées. Carl Friedrich Gauss, mathématicien, proposait l'image d'un triangle dont la signification serait aussi évidente aux extra-terrestres qu'à nous-mêmes. Cocconi et Morrison proposait la raie saillante de radio émission de l'hydrogène neutre (20). Plus simplement encore, Ronald Bracewell, imagine qu'on reçoive un signal émanant d'une sonde d'origine inconnue. Pour signaler à la sonde que nous l'avons entendue, écrit-il, nous lui renverrons le message une fois encore.
Elle saura alors qu'elle a établi une liaison avec nous (21). Enfin, citons la plaque de Pioner 10, la sonde envoyé en 1972 et qui poursuit. sa mission audelà du système solaire. La plaque est un message destiné à donner des informations sur notre monde à des intelligences extra-terrestres au cas où elles récupéreraient la sonde.
Toutes ses idées concernant une éventuelle communication extraterrestre sont en fait significatives de notre façon d'envisager le langage. Pour communiquer, Watzlawick suppose l'existence d'une évidence commune aux interlocuteurs. L'ethnométhodologie, sans prétendre comme le font bien des savants qu'une telle évidence se détache avec netteté, préfère supposer que la seule rencontre, aussi brève soit-elle, est déjà suffisante pour constituer un terrain. Imaginons, explique Yves Lecerf (22), que j'arrive chez les Indiens et qu'ils m'envoient des flèches empoisonnées. Dans le temps que je me baisse pour les éviter, je suis déjà en train de partager un terrain et de créer du sens. I1 n'est pas nécessaire de supposer un sens commun préalable entre les deux cultures. Ce qui importe, pour la constitution du langage, c'est donc plutôt la situtation telle qu'elle est décrite et partagée par les membres.
17 ; Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, p. 171, Seuil, Paris,1978.
18 : ibid, p. 172
19 : ibid. p. 173
20 : Cocconi, Morrison, Searching for interstellar Communications, publié dans Nature, 184, pp 844-846, 1959, cité par Watzlawick, op. cit. p. 172.
21 : Ronald Bracewell, Communications from superiorgalactic communities, publié dans Nature, n_186, pp 670-671, 1960.
22 ; Yves Lecerf, cours d'anthropologie à Paris VII du 28 janvier 1988.
Le nom de la chose
Sans réflexion préalable, nous avons tendance à identifier les mots avec la réalité qu'ils décrivent. Pour l'enfant, nommer est une manière de s'approprier un objet. De même, l'incantation est un moyen de faire exister un objet absent : Harpagon, par exemple, ne cesse de crier "ma cassette !" comme si la magie du mot pouvait combler le vide laissée par le vol de son argent.
Dès lors, la première préoccupation des philosophes a été de monter que le mot est sans rapport nécessaire avec ce qu'il désigne, il est arbitraire . quand je prononce le mot cheval, le son que j'émets n'est évidemment pas une représentation d'un cheval, comme le serait un tableau, une photo ou l'enregistrement d'un hennissement. Mais alors, qu'est-ce qui garantit la liaison entre le mot (signifiant) et la chose (signifié) ? I1 faut nécessairement qu'il y ait une conscience, une intentionnalité, pour donner un sens au signe.
Nature et culture
Seul parmi les animaux l'homme possède le langage, écrit Aristote. Le langage a pour fin la manifestation de l'utile et du nuisible, comme du juste et de l'injuste. or, ce qui fait la famille et la cité c'est la mise en commun de ces derniers. Donc, par nature, la cité est antérieure à la famille comme à chacun d'entre nous (23). Si pour Aristote le langage est naturel, il est bien conscient que son développement est lié à l'existence d'une famille, laquelle est à son tour liée à l'existence d'une cité.
La question est en effet de savoir si le langage existe en nous, d'une quelconque manière, indépendamment de toute culture. A l'appui de sa thèse, Aristote pourrait invoquer le fait que tous les hommes parlent. Certes, ils ne parlent pas tous de la même façon, mais ils possèdent tous une compétence linguistique, comme dirait Chomsky. De fait, pour le linguiste américain, une grammaire générative doit être un système de règles qui peuvent être itérées pour engendrer un nombre indéfiniment grand de structures (...). Le composant syntaxique caractérise un ensemble infini d'objets formels abstraits, dont chacun contient toute l'information nécessaire à l'interprétation unique d'une phrase particulière (24). I1 y a donc pour lui une espèce de langage a priori présent en nous à la naissance.
23 : Aristote, Politique, I, 1253 a, 1-19
Au contraire, pour Lévy-Strauss, Le langage apparaît comme le fait culturel par excellence (...) d'abord parce qu'il est une partie de la culture (...) en second lieu, parce qu'il est l'instrument essentiel (...) par lequel nous assimilons la culture de notre groupe (...) enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment (...) des systèmes, et si nous voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, il faut les concevoir comme des codes formés par 1 'articulation de signes, sur 1e modèle de la communication linguistique (25).
Le métalangage
Toute réflexion sur le langage se heurte immédiatement à un cercle vicieux : les termes de toutes questions et des éventuelles réponses ne sont exprimables que par le langage. D'où la nécessité d'avoir un instrument méthodologique pour sortir de cette circularité.
Il est donc nécessaire de poser l'existence d'un métalangage, c'està-dire d'un instrument de communication qui nous permette d'étudier le langage. La grammaire du français, par exemple, est écrite en français. Les phénomènes qui sont décrits par la grammaire relèvent du langage tandis que la grammaire elle-même constitue un métalangage.
24 : Noam Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, p. 31, Seuil, Paris, 1971,
25 : Claude Levi-Strauss, in G. Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, Plon-Julliard, 1961, XI Culture et langage.
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