DEUXIEME CHAPITREL'INDUCTION
Du fini à l'infini
Avant de poursuivre l'examen ethnométhodologique de la science, il est sans doute nécessaire de présenter le problème de l'induction et de montrer quelles ont été les principales solutions proposées par les philosophes.
Voyons d'abord comment fonctionne l'induction. Le principe peut être énoncé ainsi :
a) Lorsqu'une chose particulière désignée par A a été trouvée associée avec une autre chose B et n'a jamais été dissociée de ce B, plus grand est le nombre de cas d'association de A avec B et plus grande est la probabilité qu'ils seront associés en une nouvelle occasion où l'un des deux, on le sait, est présent.
b) Dans les mêmes conditions, un nombre suffisant de cas d'association transformera la probabilité d'une nouvelle association en une quasi certitude et fera que la probabilité se rapprochera de façon illimitée de la certitude (184).
La première étape est constituée par l'enregistrement passif d'informations. Lors de la seconde étape on constate des répétitions dans la nature. Plus le nombre de ces répétitions sera grand, plus on pourra considérer que la relation entre deux phénomènes est nécessaire. on peut donc, dans une troisième étape passer de beaucoup à tous, c'est-à-dire passer d'un nombre fini d'expériences à un nombre virtuellement infini de cas possibles.
I1 s'agit là de la définition de l'induction telle que la propose Bacon. Par exemple, tous les ruminants ont le pied fourchu, a été établi par l'observation de plusieurs cas. Le nombre de cas ayant été jugé suffisamment important, on a pu par induction affirmer que ce qui était vrai de plusieurs l'était de tous.
184 : B. Russell, Problèmes de philosophie, Payot, 1975, p. 77.
L'obscurité du principe
David Hume au 18ème siècle a soulevé une question à propose de l'inférence par induction qui n'a cessé de rententir. Ce problème est resté très actuel et l'on peut dire que toute démarche cognitive se doit d'aborder l'interrogation laissée en suspens par Hume. On connaît la négation la plus célèbre de Hume selon laquelle il n'y a pas de relation rationnelle de cause à effet et que les causes elles-mêmes n'ont pas de part active dans la production des effets. Plus généralement, il considère que ce principe de causalité n'est pas un principe clair ; il ne comprend pas pourquoi ou comment une inférence faite selon ce principe peut être valide. I1 ne nie pas que les choses puissent naître sans avoir été causées pas plus qu'il ne nie qu'il existe une relation entre les événements. Mais il affirme que cette relation ne peut se déduire rationnellement. Son argumentation est à peu près la suivante.
La circularité
En premier lieu les raisonnements habituels qui visent à justifier l'induction sont circulaires. Hume critique ainsi Locke dont l'argument peut s'exposer ainsi . si une chose n'avait pas de cause, elle serait causée par rien. Rien ne peut pas être une cause. Donc toute chose est causée par autre chose que rien, c'est à dire par quelque chose. Le raisonnement a en réalité la forme d'un diallèle puisqu'il suppose que toute chose doive avoir une cause, quand bien même, per impossibile, cette cause est égale à rien.
En second lieu le recours à l'expérience est lui aussi, le plus souvent, le signe d'une circularité. Par exemple : je crois que le principe de causalité est juste parce que toutes les fois que je l'ai utilisé, il était juste. Un énoncé de ce genre n'est pas véritablement analytique et ne peut donc pas prétendre n'être que le résultat de l'expérience stricte. Certes, c'est bien l'expérience qui nous permet de connaître la cause des choses. Mais si on cesse de faire appel à l'expérience on peut concevoir que n'importe quel effet suive de n'importe quelle cause.
Nous observons une certaine régularité dans les phénomènes, mais nous n'observons jamais la façon dont une boule de billard oblige une autre boule à se déplacer nous n'observons que la succession des deux mouvements. Au bout d'un certain nombre d'expériences, on a tendance à associer le phénomène qui précède au phénomène qui suit. Et l'apparition du premier fait naître en nous l'attente du second.
Hume considère en conséquence que le mot cause est pris dans deux sens différents. A est la cause de B peut vouloir dire que A est suivi de B et que tous les objets semblables à A sont suivis d'objets semblables à B. Ou bien A est la cause de B peut vouloir dire que A est suivi de B et que l'apparition de A nous fait toujours penser à des objets semblables à B (185). Dans ce second cas, écrit Hume, au moment où l'association habituelle entre les idées nous devient sensible, nous transférons ce sentiment aux objets.
185 : cf. Harry Burrows Acton, The Enlightenment, in Histoire de la philosophie, t. II, bibl de la pléiade, Gallimard, 1973, p. 658.
Critique de l'induction
L'inférence inductive est en effet critiquable car elle peut conduire à des erreurs indubitables. Popper donne à ce propos trois exemples : j'ai toujours observé le coucher du soleil dans un intervalle de 24 heures. Si j'interroge les archives de Paris, ou de Londres, ou de Vienne, cette régularité sera confirmée. Le nombre d'observations peut être aussi grand que je le désire. Je peux donc, par induction, affirmer que le soleil se couche toujours dans un intervalle de 24 heures. Or nous connaissons le phénomène du soleil de minuit au delà du cercle polaire. L'induction nous amène à une erreur manifeste. Popper prend un deuxième exemple : tous les êtres vivants sont mortels. Certes, là aussi, le nombre d'observations est aussi grand qu'on peut le désirer et pourtant, la généralisation est fausse puisqu'on peut considérer que les bactéries monocellulaires se reproduisant par division ne meurent pas. Enfin, Popper donne un troisième exemple, reprenant Hume : le pain nourrit. Là encore, l'universalisation est abusive puisqu'on a constaté un cas d'empoisonnement par le pain à Pont Saint Esprit.
Plus généralement, l'induction n'a pas de fondements rationnels et est avant tout un comportement, une façon de raisonner admise par un groupe. Elle ne doit sa justification qu'au fait d'être utilisée. Le problème n'est pas, pour l'ethnométhodologie, de refuser l'induction ou de l'admettre. I1 s'agit plutôt de changer son statut de règle tacite pour la transformer en règle explicite. Au lieu d'énoncer des propositions universelles, on exhibera l'induction qui a conduit à un tel énoncé.
Le jugement synthétique a priori
Kant accepta les conclusions de Hume et admit que ce type d'inférence n'était obtenu ni par raisonnement ni par expérience. Hume, dit Kant, prouva de façon irréfutable qu'il est absolument impossible à la raison de penser a priori et au moyen de concept une telle relation (186). Mais, à la différence du sceptique anglais, le philosophe allemand ne rejetera pas toute la métaphysique et entreprendra de la fonder sur de nouvelles bases : en particulier, il proposera de voir dans la relation de causalité un jugement non plus analytique (en accord avec Hume) mais à la fois synthétique et a priori.
De tels jugements sont possibles et la causalité est une forme a priori de l'entendement dont nous avons besoin pour organiser notre expérience. On ne peut certes avoir de connnaissance de la chose en soi, nous en sommes réduit à aborder l'expérience avec les concepts que nous avons. De même, l'espace euclidien et le temps universel sont des manières d'organiser notre expérience sensible.
Le Cercle de Vienne
En général, les positivistes du cercle de Vienne ont refusé les jugements synthétiques a priori. La question est alors de savoir quel est pour eux le statut de l'induction. En effet, ils cherchent à rendre la science possible et devraient donc être en mesure de fonder la possibilité d'énoncer une affirmation universelle pourvue de sens.
La position ontologique du cercle de Vienne est à peu près la suivante (187) : pour Carnap, la question de la réalité du monde des choses n'a pas de sens. Il faut avant toute chose choisir un cadre linguistique. Cette démarche n'est ni a priori ni a posteriori, il s'agit d'un choix. Autrement dit, il faut établir un cadre conceptuel dans lequel on définit la réalité d'une chose. Le cadre lui-même échappe à la classification réel/non-réel. A l'intérieur de ce cadre, il est alors possible d'appliquer le principe de vérifiabilité. Mais ce principe lui-même ne saurait être appliqué au cadre linguistique. Les propriétés des choses ne doivent pas être conçues comme mentales, mais au contraire comme physiques, comme des choses que les choses ont.
Par exemple, quand je dis : la table est rouge, cela peut signifier deux choses. D'abord, la table a le caractère rouge et, en second lieu, l'observateur a le caractère voir rouge. Carnap retient la première signification. I1 essaye ainsi d'évacuer le problème ontologique comme simplement mal posé. Toutefois, il n'aborde pas le concept même d'expérience.
L'ethnométhodologie rejoint ce point de vue et propose également de laisser de côté le problème ontologique. La différence entre les deux étant que le Cercle de Vienne évacue l'ontologie pour des raisons sémantiques, tandis que Garfinkel lui refuse un statut d'objectivité.
186 : Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, introducion, Vrin, 1974, p. 10.
187 : Ce paragraphe est un résumé très succinct de R. Carnap, Meaning and Necessity, Phoenis Books, Canaan, N.H., 1958.
La solution ethnométhodologique
L'ethnométhodologie ne prétend pas éliminer l'induction comme voudrait le faire Popper. Elle considère qu'il vaut mieux la nommer. De règle vue et non remarquée, on la transforme en règle exhibée.on peut certes admettre que la connaissance procède par affirmations d'énoncés universels, au lieu de procéder par observations suivies d'inductions. Néanmoins, il n'en reste pas moins vrai que les êtres humains que nous avons rencontrés jusqu'ici se servent de fait de l'induction : lorsque je suppose, même de façon implicite, qu'un instrument de mesure a fonctionné de la même façon lors de deux observations, je pratique une induction. Et on voit mal comment on pourrait se passer de l'induction à moins de renoncer à la comparaison des observations passées.
Yves Lecerf pousse le concept d'indifférence éthnométhodologique jusqu'au refus du raisonnement par induction. Ce refus, écrit-il, ne sera surtout pas interprétable comme un jugement négatif : car désaprouver un système de valeurs équivaudrait déjà pour une part à l'affirmation de valeurs inverses. Il s'agit d'une neutralité poussée à l'extrème (188). Mais, souligne-t-il, les inductions interviennent dans toutes les activités de l'entendement humain (189). C'est pourquoi Yves Lecerf préfère leur substituer des inductions dont la nocivité a été déasamorcée. La règle à ce sujet est qu'on peut "observer", "regarder" une induction (...) mais non l'assumer (190). Il propose plusieurs solutions de substitution parmi lesquelles l'induction explicitée ; l'induction indirecte ; l'induction bornée et l'induction suggérée. Toutes ces inductions sont évidemment locales et ont pour point commun d'émaner de membres pleinement conscients du caractère irrémédiable de l'indexicalité.
188 : Yves Lecerf, Pratiques de Formation, p. 46.
189 : Ibid., p. 66.
190 : Ibid., p. 64.
La nouvelle pratique inductive
Signalons que certains physiciens sont un peu comme M. Jourdain et font de l'ethnométhodologie sans le savoir. En particulier, Toraldo di Francia pense que la science pratique bel et bien l'induction mais qu'il s'agit d'une version beaucoup plus raffinée et moins contestable (191). Par exemple, si un astronome observe n étoiles et constate qu'aucune n'a la propriété P, il n'en induira pas qu'aucune étoile n'a cette propriété. Au contraire, si n est grand, l'astronome conclura simplement que la probabilité qu'une étoile ait la propriété P est < P/N. I1 y a là un exemple, en acte, d'induction localement circonscrite, ce que nous avons appelé plus haut avec Yves Lecerf une induction bornée.
De même, un atome d'uranium 238 observé pendant une heure ne se désintégrera pas (rappelons que la durée de vie de cet atome est de l'ordre de 4 milliard d'années). on dira donc que la probabilité qu'un atome se désintègre si on l'observe pendant une heure est inférieure à
1
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4.10^9
191 : cf. Toraldo di Francia, The Investigation of the Physical World, Cambridge University Press, Cambridge, 1981.
Objectivité forte, objectivité faible
Signalons encore une distinction en honneur chez les physiciens l'objectivité forte prétend parler des choses elles-mêmes tandis que l'objectivité faible comporte la mention de celui qui observe (192).
La physique actuelle nous décrit quelque chose qui a un sens, mais elle ne décrit pas une réalité indépendante de l'esprit qui perçoit. Elle décrit au contraire une réalité empirique, une réalité phénoménale, c'està-dire telle qu'elle apparaît à l'expérimentateur. Mais la physique se contente de décrire le début et la fin de l'expérience sans rien dire de ce qui se passe pendant l'expérience . la moindre intervention d'un observateur pendant le déroulement des opérations serait suffisant pour modifier les résultats de l'expérience. Schématiquement, les axiomes qui décrivent ce type de réalité, les axiomes quantiques par exemple, relèvent de ce que Bernard d'Espagnat appelle une objectivité faible.
L'objectivité forte, au contraire, prétend décrire une réalité indépendante, une réalité qui n'a pas à tenir compte de la présence éventuelle d'un observateur. Certains physiciens, et non des moindres puisqu'ils comptent Einstein parmi eux, qui sont réalistes au sens où la science peut décrire une réalité indépendante. Leur position les oblige à certaines contorsions intellectuelles pour arriver malgré tout à interpréter les résultats de la mécanique quantique. Quoique très minoritaire, ce courant continue à exister avec des physiciens comme Selleri, John Bell, David Bohm ou Vigier. Bohm, par exemple pense qu'on peut décrire la réalité indépendante. I1 affirme même que le Big Bang n'est qu'une petite ride à la surface de la réalité.
Autrefois, du temps de la physique classique, l'objectivité forte était quasiment la seule qui fût considérée. Bien que Kant ait déjà jeté les bases de l'objectivité faible, le village des scientifiques a cru décrire une réalité ultime. A l'époque, les concepts étaient rattachés aux choses qui existaient autour de nous. Et les propriétés des objets étaient clairement observables. Aujourd'hui, les concepts sont rattachés à deux notions . la préparation des systèmes et la mesure. Cette position est cachée. Par exemple, la notion d'état est définie comme la manière de préparer un système. L'état d'une particule est défini comme la manière de présenter une particule.
Cette objectivité faible, qui porte également le nom d'intersubjectivisme, ressemble au concept d'objectivité localement définie qu'admet l'éthnométhodologie.
Loin de devoir être cantonnée dans le domaine de la sociologie, l'ethnométhodologie peut s'appliquer avec succès au problème de l'induction et peut se révéler féconde dans des disciplines considérées comme rigoureuses, telle la physique fondamentale.
La critique ethnométhodologique de l'induction conduit à l'élaboration de démarches cognitives aussi performantes que les démarches classiques. Les mérites de ces nouvelles démarches apparaissent d'autant mieux que l'indexicalité révèle un mécanisme interne aux langues naturelles qui provoque des glissements sémantiques de manière imprévisible et conduit en conséquence à une multiplication sauvage d'inductions tacites. Le fait de nommer ces procédures implicites de raisonnement permet d'éviter qu'elles soient utilisées de manière aberrante.
192 : B. d'Espagnat, Une Incertaine réalité, Gauthier-Villars, p. 31.