TROISIEME CHAPITRE

DE LA CAUSALITE AU DETERMINISME
 
 

Le monde horloge

La notion de déterminisme s'est imposée au 17ème siècle. On peut se demander pourquoi elle n'est pas apparue plus tôt et ce qui justifie qu'un philosophe comme Karl Popper désire l'abandonner non seulement en ce qui concerne la démarche épistémologique mais également en ce qui concerne l'ensemble de la philosophie (éthique, politique etc.).

Popper associe le déterminisme à une vision du monde-horloge qui débouche sur, un système fermé, sur une certaine métaphysique et sur une opposition à une société ouverte (193). La question du déterminisme n'est donc pas pour Popper une simple querelle concernant des spécialistes de la philosophie des sciences rompus aux derniers développements de la mécanique quantique (194). On peut en effet penser que la totalité de la philosophie poppérienne repose sur na négation du déterminisme. I1 s'agit là de la clé de voûte de son approche.

Il est raisonnable de penser que l'argument de Hume a été déterminant dans le refus poppérien de l'induction d'une part et du déterminisme de l'autre. Le philosophe viennois, en effet, a toujours cherché à détruire une vision du monde Parménidienne, au non d'un certain rationalisme critique, sans faire intervenir les derniers développements de la physique. I1 montre à plusieurs reprise qu'une analyse attentive du principe du déterminisme est incompatible avec la physique classique et montre par ailleurs que ce principe n'a aucune base logique et ne peut être fondé sur l'expérience.

193 : K. Popper, L'Univers irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme, Hermann, Paris, 1984, pp. 16-17 ; et Of Clouds and Clocks, an approach to the problem of rationality and the freedom of man, in Objective Knowledge, Oxford University Press, 1974, pp. 206 sq.

194 : K. Popper, L'Univers irrésolu, Hermann, Paris 1984, pp. 58-65.
 
 

Emanation d'un désir moral

Avant d'examiner l'argumentation de Popper, il est nécessaire de voir comment est apparu ce principe. Les anciens avaient une idée des lois de la nature qui reposait sur une volonté divine. La causalité a sans doute son origine dans une question d'organisation sociale fondée sur la responsabilité. Hans Kelsen pense qu'elle reflète chez les Grecs le culte de l'ordre social, de l'harmonie et qu'elle est une émanation d'un désir moral (195). En ce sens, l'égalité de l'action et de la réaction serait l'expression d'une croyance sociale d'après laquelle la peine égale le crime. On peut parler de fatalisme, de providence, d'existence d'une cause nécessaire à la production d'un effet, toutefois l'avenir n'est pas connaissable, sauf par les oracles ou les devins. Aristote lui-même insite sur le caractère imprédictible du future (196). Le déterminisme n'est jamais énoncé en tant que tel. Les premières formulations explicites datent du 17ème siècle avec Galilée, Spinoza et Leibniz.
 
 

195 : Hans Kelsen, Society and Nature, University of Chicago Press, 1943.

196 : Aristote, De l'Interprétation, chapitre 9.
 
 

La naissance du déterminisme.

Classiquement on fait remonter à Galilée (en l'opposant souvent à Descartes) l'invention de la méthode expérimentale. Galilée n'a évidemment rien d'un empiriste au sens strict du terme et l'on peut voir chez lui de nombreuses influences platoniciennes. Pour la première fois il formule une méthode d'investigation du réel opposée à la recherche systématique de réalités substantielles permettant d'expliquer les phénomènes par des qualités cachées. I1 veut au contraire donner du monde une description quantitative, ce qui justifie son recours à l'expérience. On le sait, les lois de Galilée n'ont la plupart du temps pas été obtenues grâce à des expériences réelles. I1 décrit souvent des processus qui se produisent dans des conditions idéales (par exemple la description du mouvement rectiligne uniforme etc.). Le modèle de Galilée est moins empirique que géométrique. Certes il n'est pas dépourvu de métaphysique, mais il est débarrassé des qualités essentielles dont se servait la physique aristotélicienne pour expliquer le monde. Avec Galilée, on abandonne la description verbale pour admettre une description numérique.

Dans une certaine mesure, l'ethnométhodologie reprend à son compte ce projet. La description numérique est en effet la seule qui soit totalement compatible avec le principe d'indïfférence.

A. Koyré montre dans ses Etudes Galiléennes comment les anciens schémas métaphysiques sont remplacés par une conception entièrement nouvelle : Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d'ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la géométrisation de l'espace, c'est-à-dire :

a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel au-dessus de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s'élevaient les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d'un univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l'identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique ;

b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l'espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l'espace de la géométrie euclidienne -extension homogène et nécessairement infiniedésormais considéré comme identique en sa structure, avec l'espace réel de l'univers. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l'Etre, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits (197).

197 : A. Koyré, Du Monde clos à l'univers infini, Gallimard, Idées, pp. 1112.
 
 

L'exigence analytique

Nous reviendrons plus tard sur cette dévalorisation du monde de l'Etre. Remarquons simplement pour l'instant qu'à la déduction, admise sans contestation dans la géométrie euclidienne, il fallait faire correspondre, dans le monde des faits, un principe ayant une force déductive comparable. C'est bien pourquoi, tout au long du 17ème siècle, on ne cessa pas d'insister sur l'aspect analytique de la causalité et de sa version forte, le déterminisme.

La plupart des auteurs affirment en effet que la causalité est un principe métaphysique, qu'elle n'est pas donné par l'expérience, qu'elle ne vient pas de notre esprit et qu'elle est en conséquence une espèce d'idée platonicienne, par opposition aux essences aristotéliciennes, qui sont contenues dans les choses, sans avoir d'existence séparée.

On peut certes soutenir que Galilée n'est pas vraiment un épistémologue : Galileo ... was mainly occupied with purely scientific matters and the discussion of specific problems. He did not construct a methodical philosophy of science, though Che elements of such a philosophy may be extracted from his works écrit Hall qui remarque plus loin que l'argumentation de. Galilée ne repose pas sur l'expérience (198) cette dernière est utilisée à titre de corroboration du raisonnement. Certes, on avait utilisé les mathématiques avant Galilée pour traiter certaines questions physiques (par exemple les problèmes d'optique, de réfraction de la lumière). Mais il fut le premier à étendre sa méthode à la totalité de la physique et à prétendre que c'était là la seule méthode valide.

La célèbre formule d'après laquelle le livre de la nature s'écrit en langage mathématique, signifie que l'architecture du monde réel est en réalité l'architecture abstraite d'Euclide et qu'en conséquence il n'y a pas de distinction perceptible entre une vérité mathématique et une vérité réelle. C'est donc légitimement qu'on a pu qualifier Galilée de platonicien.

198 : A. R. Hall, The Scientific Revolution 1500-1800, the formation of the modern scientific attitude, Beacon Press, 1966, p. 168.
 
 

La permanence des lois de la nature

Ce qui ressort évidemment de ses travaux est l'affirmation que tout ce qui est physique est "rationnel", c'est-à-dire mathématique. Inversement, si une vérité mathématique s'impose dans la résolution d'un problème, il devient légitime d'en chercher la contrepartie dans la nature. On sait ce qu'est la déduction mathématique, elle est indispensable à tout raisonnement, il lui faut donc avoir une correspondance physique. La déduction n'est en général pas vue comme une proposition particulière, mais plutôt comme une liaison nécessaire entre deux propositions (comme chez Descartes). Le déterminisme va jouer un rôle identique, c'est-à-dire qu'il n'est pas un fait, mais l'exhibition de la relation nécessaire qui existe entre deux phénomènes.

De la même manière que Dieu est le garant de la raison chez Descartes, la permanence des lois de la nature est le résultat de la toute puissance divine. Boyle écrira par exemple : Cod established those rules of motion, and Chat order amongst things corporeal, which we call the lauws of nature. Thus, the uni verse being once framed by God, and the laws of motion settled, the philosophy teaches that the phenomena of the world are physically produced by the mechanical properties of the parts of matter (199). Les lois de la nature ont donc un statut transcendantal et la loi particulière d'après laquelle les mêmes causes produisent les mêmes effets peut être déduite de l'existence d'un principe divin transcendantal, ou immanent dira Spinoza.

Loin d'être un empiriste, Galilée ne se contente pas de vouloir décrire comment les choses se passent, il cherche aussi à révéler la nature des choses. Seulement, la nature des choses est à chercher dans les relations et non dans une essence physique. Par exemple, c'est à partir de la nature des lois du mouvement (vues d'un point de vue mathématique) qu'on pourra comprendre comment se meut tel mobile particulier.

I1 y a donc avec Galilée une différence fondamentale de l'approche causale aristotélicienne. Il considère que si la cause de B est A, notre premier objet d'étude doit rester B lui-même, étant donné que c'est à partir de B qu'on infère l'existence de A (200). On est loin d'Aristote qui affirme que connaître c'est connaître par les causes. Pour Galilée, décrire les phénomènes revient à décrire une relation causale. Cette relation n'est pas le résultat d'une induction mais celui d'un principe abstrait. Si donc une loi est juste, c'est d'une part parce qu'elle est vérifiée par une expérience réelle ou théorique et d'autre part parce qu'elle découle de la nature abstraite de la classe de phénomènes étudiés. La méthode galiléenne repose certes en partie sur l'induction mais repose surtout sur le déterminisme.

199 : R. Boyle, The Excellence and Grounds of the Mechanical Philosophy, in Philosophical Works, abridged by Peter Shaw (London, 1725), vol. I, p. 187 (condensed).

200 ; A. R. Hall, op. cit. p. 176.

Comme le dit Reichenbach, l'application de la méthode mathématique a trouvé son expression la plus frappante dans la conception de la causalité qui résultait de la physique classique ... Puisqu'il était possible d'exprimer les lois physiques sous la forme d'équations mathématiques, il apparut que la nécessité physique pouvait être transformée en nécessité mathématique ... Les lois de la nature ont la structure des lois mathématiques, leur nécessité et leur universalité (20l). Mais pour Galilée les mathématiques ne sont qu'un instrument permettant de révéler la causalité profonde qui unit les phénomènes, il écrit par exemple : il convient d'étudier et d'expliquer congrûment la définition de celui <des mouvements accélérés> dont se sert la nature. Car, bien qu'il soit licite d'envisager les propriétés qui en découlent, la nature, cependant, dans ses mouvements emploie un certain mode déterminé d'accélération (202). I1 y a là l'affirmation d'une position réaliste en opposition au quasi instrumentalisme de Copernic qui ne prétendait pas décrire les vrais mouvements des astres mais simplement décrire un système théorique plus simple.

201 : H. Reichenbach, L'Avènement de la philosophie scientifique, Flammarion, 1955, pp. 95-96.

202 : Galilée, Discours concernant deux Sciences nouvelles, trad. M. Clavelin, A. Colin, 1970, p. 131.
 
 

Le déterminisme métaphysique

Spinoza énonce au début de l'Ethique le principe du déterminisme. I1 le range dans la catégorie des axiomes non démontrables, mais à la suite des définitions de la cause (de soi) et de Dieu. La notion de cause ellemême n'est pas explicitement définie chez Spinoza, comme si elle était par elle-même suffisamment évidente. En d'autres termes, le principe de causalité ne saurait être sérieusement mis en doute et on peut se passer de justification pour poser le déterminisme : D'une cause déterminée que l'on suppose donnée, suit nécessairement un effet, et au contraire si nulle cause déterminée n'est donnée, il est impossible qu'un effet suive (203). I1 ajoute immédiatement après : La connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause et l'enveloppe (204). La propostion III, Si des choses n'ont rien de commun entre elles, l'une d'elles ne peut être cause de l'autre, implique l'existence d'un lien (au moins conceptuel permettant le passage de la cause à l'effet (205). Là encore, la cause est considérée anlytiquement, quoique d'une façon fort différente de celle de Galilée.

Ces points étant établis, Spinoza en arrive tout naturellement à l'idée d'une nature totalement déterminée et d'une liberté humaine illusoire. Certes, le livre V de l'éthique indique une possibilité pour l'homme d'avoir une certaine liberté, mais celle-ci ne peut s'opposer à la nécessité. Il s'agit d'une liberté de l'entendement qui ne débouche pas sur la possibilité de modifier effectivement le cours du monde car : Les choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune manière autre et dans aucun ordre autre, que de la manière et dans l'ordre où elles ont été produite (206) et La volonté ne peut être. appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire (207).
 
 

203 ; Spinoza, Ethique, I, axiome 3, trad. Ch. Appuhn.

204 : id. I, axiome 4.

205 . id. I, axiome 5.

206 : id. I, proposition XXXIII.

207 : id. I, proposition XXXII.

I1 est évidemment légitime de penser que la contrainte et la liberté sont inconciliables. Mais cela ne signifie pas que la nécessité soit le contraire de la liberté. Supposer en effet que l'homme ait la possibilité de se poser comme une cause autonome par rapport au cours du monde, revient à voir en celui-ci un univers particulier échappant d'une manière ou d'une autre aux lois universelles de la nature. L'action humaine, comme tous les phénomènes, est nécessairement déterminée par des causes extérieures selon des lois précises. I1 n'y a pas de libre arbitre et la liberté, si on veut l'admettre, ne saurait être le contraire de la nécessité.

Spinoza en toute logique nie l'existence du possible simplement possible et celle d'une contingence quelconque. La liberté humaine n'est pas autre chose que la connaissance de la nécessité et la recherche de la cause adéquate de l'action. Une telle conception se rapprocherait du stoïcisme si elle ne reposait pas sur le principe du déterminisme. En effet, la simple notion de causalité permet d'arriver à la conclusion du fatalisme, mais pas à celle d'un monde entièrement nécessaire. Nous verrons par la suite que Popper semble à plusieurs reprises confondre fatalisme et déterminisme. On notera enfin que Spinoza ne justifie pas le déterminisme qui est donc dogmatiquement imposé. Une telle attitude a de quoi surprendre.
 
 

Bouter la cause hors de la science

Le déterminisme du 17ème siècle est une nouveauté radicale par rapport aux modes de pensée antérieurs. Mais, curieusement, les savants de l'époque qui l'ont énoncé pour la première fois de manière explicite, ne semblent pas avoir eu une pleine conscience de leur originalité en la matière. I1 serait sans doute exagéré de parler d'une confusion entre la notion de cause et celle de déterminisme (Spinoza, en particulier, fait bien la différence entre les deux) mais le déterminisme semble aller de soi quand on a accepté la notion de causalité.

On verra qu'au XXème siècle certains savants font un même amalgame lorsqu'à partir de la négation du déterminisme, ils en arrivent à contester la causalité elle-même : Quant à l'idée d'une stricte causalité, non seulement la science, après toutes ces années la juge-t-elle un concept non essentiel, mais elle démontre aussi que, d'après la théorie des quanta, la stricte causalité. est fondamentalement et intrinsèquement indémontrable. Donc elle n'est plus un vrai concept scientifique et doit être rejetée du domaine de la science actuelle (208).
 
 

208 : Banesh Hoffmann, L'Etrange histoire des quanta, trad. C. de Richemont, Seuil, 1981, p. 175.