INTRODUCTION GÉNÉRALE

L'ethnométhodologie, conçue comme une méthode critique qui puisse remettre en cause l'essentiel des validités et des prétentions en sciences humaines, devrait pouvoir me permettre d'avancer sur la question si controversée et des problèmes si complexes que donnent à entendre les analyses de film de fiction.
Nous le savons, différentes tendances existent dans l'étude des films de fiction. Une première tendance que est dite historique, ou sociologique, qui tente de faire de l'oeuvre d'art :

- un reflet de son époque,

- une émergence du goût du public,

- un consensus des critiques.

Tout ce que l'on entend ordinairement, par cette école, qui se nomme elle-même, la sociologie de la réception.

Il y a, par ailleurs, une autre école, de type psychanalytique, qui laisse entendre que l'on ne peut comprendre une oeuvre d'art qu’en la concevantcomme l'émergence, la partie émergée, des conflits inconscients que l'auteur, le réalisateur, le scénariste ont plus ou moins tentés de dissimuler - et avec lesquels il négocie encore le sens, à travers les solutions plus ou moins satisfaisantes que proposerait l'oeuvre d'art comme moyen de défoulement-refoulement ou comme représentation d'un degré de sublimation recherchée inconsciemment par l'artiste.

Ces deux écoles, l’Esthétique de la Réception et celle de la psychanalyse de l'oeuvre artistique présentent à nos yeux le même inconvénient. Il s'agit de situer l'oeuvre d'art comme simple reflet, et non-point comme un système en soi, une codification qui puisse avoir une signification en elle-même pour le spectateur et pour le réalisateur indépendamment des connotations sociales pour la première école ou des connotations secrètes pour l'école psychanalytique.

Il existe bien entendu une troisième école, qui est l'école structuraliste, telle qu'elle a pu être illustrée par Christian Metz - qui est en fait celle de la sémiologie du cinéma de fiction à travers deux directions essentielles. 

La théorie de Metz s'est attachée, premièrement, à montrer combien la construction du film de fiction était liée à un souci de mettre en code une chronologie de l'événement, c'est la grande syntagmatique mais, également, un travail sur le signifiant et l'imaginaire, la métaphore, la condensation, la métonymie et le déplacement, c'est à dire un report théorique de la rhétorique du rêve chez Sigmund Freud appliquée à la lecture du film de fiction. (cfrs:La science des Rêves)

Cette troisième école ne nous a pas paru satisfaisante, simplement parce qu'elle mettait trop en avant la dénotation comme son souci essentiel sans prendre en compte une critique radicale de la signification dans les oeuvres d'art, alors que cette critique radicale nous allons la retrouver dans une théorie implicitede la signification chez Garfinkel. 

A cette critique de la sémantique traditionnelle que nous allons retrouver chez Garfinkel, nous pouvons ajouter la critique épistémologique que constitue l'ethnométhodologie lorsqu'elle met en avant le danger qui menace tout chercheur en sciences humaines, celui de verser dans le cercle herméneutique.

Il semblerait en effet, que la recherche en sciences humaines, s'apparente à l'auberge espagnole, où chacun ne retrouve que ce qu'il y a amené. C'est-à-dire que le chercheur, de façon implicite, ne ferait que développer jusqu'à la conclusion une idée fondamentale qui existait déjà dans ses prémisses et qui guidait, qui présidait à sa recherche, à ses recherches.

Il nous semble, dès lors, qu'en montrant combien toute interprétation d'un film de fiction relève du développement de l’horizon intentionnel du spectateur qu’il se révèle à lui-même, à l’aided'arguments spécieux qui concourent à renforcer chez lui sa première impression, c'est-à-dire le modèle implicite, unique, monosémique qu'il prête au film et qu'il va tenter au fur et à mesure de sa discussion, du débat, de l'étude sur un film, - d'alimenter avec une apparence de discours méthodique et savant.

Ce concept essentiellement développé par Garfinkel est celui du pattern ancien et cette structure d'argumentation est ce que Garfinkel appelle dans ces expériences en sociologie, la méthode documentaire d'interprétation.

Notre contribution à l'analyse de film consistera simplement à mettre en avant, le fait que,chaque fois qu'un spectateur comprend un film, il l'interprète et en l'interprétant, ilfait donner à émerger à un modèle préalable sur lequel il a bâti la compréhension, la signification du film.

Ce modèle est un modèle qui n'est pas explicite, et à ce titre, il fait figure de pattern ancien. Et en même temps, tout discours, tout développement argumenté de la part du spectateur sur ce film ne revient qu'à, méthodiquement, alimenter sa première lecture du film . Nous verrons même qu'au fur et à mesure du déroulement de la projection, chaque spectateur ré-alimente,- ré-investit- , ses premières impressions qui ont précédé sa vision du film. De façon, petit à petit, à donner un modèle corrigé, qui est à peu près parfait, inamovible au trois quarts du film, mais surtout devenu intouchable avant la fin effective de la projection du film.

Notre choix du film aura été d'une grande importance, dans la mesure où, il nous est apparu qu'avec Le Mépris de Godard, nous avions, dès l'abord, trois lectures possibles du film parce qu'elles appartenaient en propre à l'oeuvre.

La première lecture du film est, bien entendu, celle de Moravia, puisque le film était au départ, du point de vue du producteur, en tout cas, destiné à illustrer un roman populaire de Moravia, Le Mépris

Godard, en adaptant ce roman et en le transposant dans un autre contexte, puisqu'il fait de Paul et de Camille, des époux français, puisqu’il fait de Paul, un auteur de dialogues de théâtre,et non-point un romancier italien, à la manière de Moravia. Godard fait une première transposition, et cette première transposition est bien entendu une deuxième lecture, une relecture de l'oeuvre de Moravia.

Mais, il existe aussi une troisième lecture, qui est toujours celle de Godard, où il se soucie finalement peu de l'intrigue amoureuse qui ne cesse de dégénérer entre les protagonistes que sont Camille et Paul, à la façon de Moravia, pour, au contraire, mettre le doigt sur ce qui pour lui paraît l'essentiel, en temps que réalisateur, c'est à dire la crise du cinéma, la terrible relation que la prodution peut entretenir avec le réalisateur, les exigences financières et idéologiques des producteurs et le désir absolu de création sur laquelle le réalisateur, l'artiste ne tient absolument pas à revenir.

Le choix du film donc se justifiait, dès lors, que nous avions d'emblée trois lectures concomitantes, concurrentes chez les spectateurs. Certains, en effet, choisiront sans scrupule de ne lire qu'une histoire de moeurs, une histoire sentimentale, gardant ainsi la position de prééminence du lecteur de Moravia, avant même la vision du film. D'autres, au contraire, s'attacheront à la lecture des relations conjugales entre Camille et Paul perverties par le modèle antique de Pénélope et Ulysse. Et enfin, certains choisiront d'emblée de suivre Godard dans une lecture, dont le cinéma est l'objet c'est-à-dire un niveau de lecture proprement méta-sémiotique.

Enfin , la nature des signes que développe Godard dans son film va poser, va causer au spectateur un certain nombre de difficultés -en particulier, l'usage systématique des couleurs; à la fois, usage ayant une référence culturelle, et à la fois, code arbitraire de type sémiotique. Cet usage des couleurs, cet emploi des couleurs nous ramène à différentes interprétations du filmselon le spectateur. Il n'empêche que, en choisissant l'application des couleurs la plus arbitraire possible dans les moments du film où l'action est très certainement la moins importante, Godard laisse entendre que dans un film de fiction, plus un signe est arbitraire, par rapport à l'icônocité de la bande-image, plus il peut être pertinent, au mépris de ce que nous apprend la sémiologie traditionnelle pour laquelle le signifiant dénote forcément de façon isotomique son signifié.

Nous allons donc proposer trois types d'enquête :

- une enquête, auprès d'un milieu réputé naïf, public ordinaire.

- une deuxième enquête qui portera auprès d'étudiants en maîtrise scienceet technique de l'université de Paris 8, suceptibles d'être un public de cinéphiles.

- et enfin, nous nous attacherons à la lecture dite savante de Michel Marie, dans le fascicule qu'il a édité et dans la cassette pédagogique adressée aux professeurs de l'enseignement du second degré, dans les sections cinéma-audiovisuel, à l'époque où le film était encore au programme du baccalauréat.

Sans préjuger de la conclusion de ces enquêtes, nous nous efforcerons de montrer qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre les ethnométhodes que déploie le public naïf et les ethnométhodes utilisées par le public réputé savant. Et que dans le fond, il existe une propédeutique à toute interprétation et à toute compréhension d'un film de fiction ; que cette propédeutique est commune, serait commune à tout spectateur, c'est en tout cas, l'ambition de notre travail et notre contribution à la lecture du film de fiction.