LE CHOIX DU FILM

Avant d'en arriver au choix même du film, il s'agissait de se poser la question du choix d'un réalisateur.

Pourquoi avoir choisi Jean-Luc Godard ?

Très certainement parce que Godard est, avec la Nouvelle Vague, épris d'un souci de vérité qui correspond mieux aux attendus du courant ethnométhodologique de Garfinkel. 

En effet, de la même façon que la sociologie de Garfinkel essaie, au-delà du discours idéologique qui peut être tenu par les acteurs sociaux dans leurs activités pratiques quotidiennes, de retrouver les différentes articulations des rapports sociaux au jour le jour, à chaque rencontre, de la même façon, la Nouvelle vague est un mouvement d'avant garde dans le cinéma dont les attendus sont catégoriques. 

En premier lieu, se méfier des histoires pour adultes, c'est-à- dire le genre de contes de fées qu'Hollywood instaure depuis trente ans déjà pour assurer son succès auprès d'un public de midinettes ou de coeurs brisés. 

En conséquence, la nouvelle vague choisira de filmer dans la rue, en décor naturel, loin des studios, non point des histoires romanesques ou romancées, non point Les deux orphelines ou La porteuse de pain mais au contraire à la manière du néo-réalisme italien dont il s'inspire, des tranches de vie brutales proposées au public, sans la fable morale;il n'y a donc pas chez les réalisateurs de la Nouvelle vague de morale du film , au sens classique du terme- mais bien plutôt au sens où l'entend Garfinkel c'est-à-dire en faisant le bilan en quelques sortes de ce qu'on appelle, en ethnométhodologie, l'accountability. 

Pourquoi donc avoir choisi Jean-Luc Godard plutôt que Truffaut (par exemple) ?

Cela tient tout simplement au fait que Godard demeure et reste en fait le théoricien de la Nouvelle vague à travers tous ses films et que sa démarche contemporaine n'a point varié depuis son premier long métrage, A bout de souffle.

Et donc contrairement aux autres du groupe de la Nouvelle Vague, aux autres cinéastes qui ont petit à petit abandonné leur ligne directrice, Godard est demeuré et restera avant tout le dénonciateur d'un certain nombre de mythes modernes: la publicité, l'Europe, par exemple, - et en même temps, Godard est celui grâce à quil'idéologie se trouve toujours et constamment mise à nue, démasquée, mise à mal. C'est pour cela que lorsque dans un film comme Le Mépris l'on entend dans la bouche de Fritz Lang une réplique qui déclare de façon liminaire : dans tout film il doit y avoir un point de vue critique, c'est à travers cette phrase un véritable manifeste de la Nouvelle vague que Godard annonce pour le cinéma de demain. 

Il faut prendre en effet le point de vue critique dans tous ses sens les plus subtils. 

Premièrement, un point de vue critique c'est d'abord l'idée qu'en réalisant son film, le réalisateur doit aussi porter sur la société un regard critique. 

Deuxièmement, un point de vue critique signifie aussi que, au fur et à mesure qu'il réalise son film, le réalisateur s'interroge fondamentalement sur ce qu'est le cinéma, ce qu'est le septième art, pourquoi faire des films de fictions et dans quelles conditions imposées par les sociétés deproduction contemporaine.

Enfin troisièmement, le point de vue critique implique une double vision du film. A la fois une vision comme spectateur d'un drame, d'un mélodrame ordinaire, soit comme voyeur, soit comme la concierge qui prête une oreille indiscrète à travers la porte aux propos intimes d'une histoire d'amour, soit l’idée de point de vue critique signifie, et c'est pour nous le plus important, que le réalisateur en même temps qu’il réalise s'interroge sur les conditions matérielles, esthétiques, morales dans lesquelles il fait ce film. Ainsi l'essentiel de la Nouvelle vague chez Godard est avant tout une dénonciation de l'idéologie et de son aliénation au sens brechtien. 

C'est en effet Brecht le premier qui a réclamé qu'au théâtre, au spectacle, l'on puisse permettre au spectateur, non point de s'identifier au héros principal, ce qui fait la fortune des films de fictions encore aujourd'hui - mais au contraire de lui imposer de prendre une distance par rapport aux événements relatés en lui rappelant constamment qu'il est sollicité par un discours idéologique, que ce discours idéologique prend les armes du théâtre pour exhiber un point de vue mais que lui, toutspectateur qu’il soit, il ne saurait s'identifier à l'un des personnages sinon en s'aliénant; que le propre du théâtre d'avant-garde est d'empêcher que cette aliénation n'opère. C'est en quelque sorte l'addition anti-religieuse de Brecht à l'opposé d'un cinéaste qui lui est contemporain comme Fritz Lang aux Etats-Unis.

Pourquoi avoir choisi comme film alors, de Godard, Le Mépris

Et bien d'abord parce que Godard ne se contente pas de faire l'adaptation d'un roman de Moravia mais en même temps il retire du roman ce qui lui parait l'essentiel et transpose ailleurs la trame romanesque de façon à faire ressortir ce qui demeure permanent, ce qui subsiste du roman et de l'intrigue voulue par Moravia. 

Par ailleurs, Godard en adaptant le roman de Moravia tente de montrer à la fois ce qui lui est imposé par la production de l'oeuvre littéraire, ce dont il peut user, en quoi il déteste ce roman et à la fois comment il peut le subvertir. Autrement dit, Godard ne s'est pas contenté de lire Moravia, il adopte constamment face à l'oeuvre romanesque qui lui est proposé un point de vue constamment critique. Il fait donc preuve de réflexivité, il ne se contente pas de lire, il résume pour le spectateur ce qu'il a lu, il prend distance vis à vis de ce qui lui est proposé dans sa lecture, il le transpose dans un autre univers pour voir ce qu'il va en subsister c'est-à-dire qu'il part à la recherche d'un pattern ancien, un noyau dur sans lequel ni l'oeuvre romanesque ni le film ne seraient possibles et en même temps en allant plus avant, il rappelle que c'est une oeuvre qu'il n'a pas choisie et qu'on lui a imposé ce roman, bien quesans la ferveur littéraire de la production, il n'aurait pas pu réaliser ce film. Et donc il rappelle les conditions dans lesquelles il a été amené à lire et à relire Le Mépris de Moravia. Il drapporte en quelque sorte l’indexicalité de sa création.

On voit donc qu'en concluant de la mauvaise qualité de ce roman, en le subvertissant, Godard a fait preuve, en quelque sorte, de réflexivité puisque constamment il se défait de cette lecture et prend distance, et nous propose, à nous spectateur, de prendre cette distance vis-à-vis de la trame moravienne du roman. 

Deuxièmement, il tente de dégager le pattern ancien, le noyau dur sans lequel ni le roman ni le film ne sont possibles.

Troisièmement, il rappelle les conditions particulières dans lesquelles il a été tenu de faire cette lecture et cette re-lecture du roman, l'indexicalité, et enfin en concluant de l'abîme qui sépare l'oeuvre romanesque de la réalisation d'un film, il en tire le bilan : c'est donc l'accountability

Mais cela ne suffit pas à justifier le choix du film Le Mépris car il y a encore plus important. 

D'abord Godard tient à rappeler dès le début du Mépris, comme nous le verrons, que c'est un film dans un film et que par conséquent il faudra constamment que le spectateur se penche sur la trame narrative d'une part et d'autre part sur le problème central de Godard : Qu'est-ce-que le cinéma ?

On ne peut, on ne saurait adopter de meilleur point de vue critique et en même temps l'on découvre que Godard tient ses promesses lorsqu'il dit "dans tout film il doit y avoir un point de vue critique". 

Par ailleurs, en décrivant comment le producteur lui a imposé le personnage de Camille sous les traits de Brigitte Bardot, en montrant les scènes de nu inutiles et surchargées qui lui on été imposées, en commentant même l'histoire personnelle de Brigitte Bardot à travers le film, en rappelant qu'elle n'était qu'une simple dactylo et en associant le producteur de son film, Carlo Ponti, à la figure faunesque de Procoche le producteur dans le film Le Mépris de Godard, et bien à tout moment il nous montre quels chants de sirène ont suivi l'ensemble des différents films italiens sous la poussée des producteurs tels que Carlo Ponti et ainsi le danger quimenaçait la création cinématographique .

Il va donc essayer d'en tirer une conclusion pessimiste mais une conclusion quand même, - en fait, il annonce la mort du cinéma. 

Pourquoi le cinéma se meurt ? 

A cause du racolage à partir des scènes de nu d'une comédienne comme Brigitte Bardot qui est élevée au phénomène de star et en même temps par suite de l'intrusion du cinémascope qui défait les canons traditionnels de l'esthétique et du même coup, lui pose à lui, Godard, un problème constant dans le cadrage de l'image. 

Godard fait donc preuve dans ce film, et c'est ce que nous vous invitons à voir et à revoir, d'une grande réflexivité au fur et à mesure de son travail. Il réalise et en même temps il nous invite à regarder les dessous de la réalisation et donc de la production. Il indexicalise complètement la trame du Mépris de Moravia en rapportant cette trame à la rivalité, à la concurrence, au combat désespéré, à l'opposition qu'il y a entre le réalisateur, l'artiste et le producteur (son propre producteur du film, c'est une sotuation indexicale ) et enfin il poursuit en nous indiquant que dans le fond, tout réalisateur qu'il le veuille ou non, possède à la fois un point de vue singulier sur ce que devrait être pour lui le cinéma et exhibe donc un pattern ancien en réalisant, à travers chaque oeuvre - et en même temps que ce pattern ancien n'est pas partagé avec la production ; que c'est de ce compromis entre le modèle qui est dans la tête du réalisateur et le modèle que voudrait voir exhiber en fin de tournage le producteur, autre pattern ancien, c'est entre ces deux modèles finalement qu'il devra forcément y avoir un compromis. 

Et donc Godard re-situe la réalisation d'un film comme le concours de différentes relations sociales éphémères d'un microcosme dont les contradictions finiront par affleurer lors de la projection du film dans les salles.