Pourquoi, plus de deux ans après l'accident et malgré que l'information correcte était immédiatement disponible, l'impression prévaut toujours dans les pays occidentaux que Tchernobyl est une catastrophe sans précédent ayant causé des centaines, voire des milliers de morts? Une question qui a intrigué deux scientifiques français et qui les a conduits à identifier avec précision un lobby antinucléaire mondial, à la fois hétéroclyte et terriblement efficace. Tel est le thème d'un livre instructif et passionnant (1).
Comment avons-nous été informés sur l'affaire de Tchernobyl? "Au début assez bien", répondent Yves Lecerf et Edouard Parker. Les premiers comptes-rendus sont corrects. Les journaux télévisés font état d'un "accident" qui n'a fait que quelques victimes. Les commentaires sont mesurés.
Jusqu'à l'apparition de la rumeur des 2000 morts. Dès lors, l'information est systématiquement dramatisée. Le "nuage radioactif" qui se balade sur l'Europe, bien que n'ayant jamais représenté de risque sanitaire, est décrit comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus du continent. On ne parle plus, désormais, que de la "catastrophe". Bien au chaud, les médias miment la grande peur.
Quand les autorités soviétiques font état de deux morts au lendemain de l'accident, personne ne les croit. Quand une dépêche américaine lance le chiffre de 2000 morts sur la base de sources dites "officielles" mais invérifiables, beaucoup de gens y croient.
Pour expliquer ce revirement, les deux Français décortiquent de manière détaillée les mécanismes de la "rumeur", dont le succès repose sur une constante très simple de la psychologie humaine: lorsque le moi irrationnel (émotionnel) de l'homme est en opposition avec son moi rationnel (sa raison), c'est l'irrationnel qui l'emporte: "Nous ne croyons pas nos connaissances parce qu'elles sont vraies, fondées ou prouvées. Nous les considérons comme vraies parce que nous y croyons. Le savoir social repose sur la foi et non sur la preuve."
Dès lors, des lobbies ou autres comploteurs suffisamment puissants et déterminés peuvent, grâce à la multitude des moyens d'information modernes et au goût naturel des médias pour les nouvelles dramatiques, promouvoir ou défaire des groupes, des individus, des entreprises, des mouvements d'idées ou des technologies. Pour Lecerf et Parker, le "complot antinucléaire" est un état de fait. Il repose sur une conjonction d'intérêts politiques et économiques de dimension gigantesque.
Ces comploteurs, qui sont-ils? Parker et Lecerf rappellent d'abord que les grandes compagnies pétrolières ont un intérêt évident à l'affaiblissement de l'atome civil. Car pour elles, Ia puissance nucléaire installée dans les pays de l'OCDE équivaut à un manque à gagner annuel de l'ordre de 13 milliards de dollars. Et, plus grave, si l'on arrivait en l'an 2000 au taux de nucléarisation prévu actuellement, cette perte de marché pour le pétrole atteindrait l'équivalent de 25 milliards de dollars par an.
Outre l'industrie charbonnière, les pétroliers peuvent compter sur des alliés qui s'opposent à l'atome pour d'autres raisons. A commencer par des milieux de l'administration américaine, notamment certains stratèges du Pentagone, obsédés par le risque de prolifération du nucléaire militaire et qui estiment qu'une situation mondiale d'interdiction complète de toute activité nucléaire quelle qu'elle soit serait finalement plus facile à gérer qu'une situation comprenant un secteur nucléaire civil.
Il subsiste des liens très solides entre les uns et les autres. Le lobby pétrolier est puissant à Washington, et l'on dit volontiers que ce qui est bon pour Exxon et les autres "majors" l'est aussi pour les Etats-Unis. Résultat: il y a dix ans que les sociétés d'électricité américaines ne commandent plus de centrales nucléaires. "Et accepterons-nous de croire que ce soit seulement l'action spontanée de quelques antinucléaires barbus ou de quelques gentils intellectuels qui soit parvenue à écarter du marché nucléaire mondial des firmes aussi puissantes, prestigieuses et dynamiques que Westinghouse ou Général Electric?" demandent Lecerf et Parker.
Et les "verts", quel est leur rôle dans tout cela? Ils ont surtout pour mission d'entretenir un terrain favorable et réceptif à la rumeur antinucléaire. Ce terrain est celui de la sauvegarde du milieux vital. Les mécanismes bien huilés de la désinformation permettent ensuite de proposer au public inquiet de la détérioration de l'environnement un bouc émissaire tout désigné: l'énergie nucléaire, désormais caricaturée comme le mal absolu.
Lecerf et Parker ont écrit un livre passionnant, superbement documenté, indispensable pour tous ceux qui s'interrogent sur le fossé subsistant entre la réalité des faits et les opinions du public en matière d'énergie nucléaire, mais aussi dans de nombreux autres domaines, énergétiques ou non.
(1) "L'Affaire Tchernobyl", par Yves Lecerf et Edouard Parker, Presses
Universitaires de France. Yves Lecerf, professeur à l'Université
de Paris VIII, y dirige un laboratoire d'ethnométhodologie; Edouard
Parker dirige un institut d'analyses prospectives internationales et de
conseil aux entreprises, après avoir assuré la tutelle du
CEA au cabinet de cinq ministres successifs de la recherche scientifique.