La panique après Tchernobyl fut-elle utilisée tous azimuts ?

Association pour l'information scientifique.
Publié dans le N°169 (septembre - octobre 1987)

Le Quotidien de Paris se situe politiquement à droite. Le moins qu'on puisse dire est que ses rédacteurs n'éprouvent pas de tendresse particulière à l'égard du régime soviétique. L'article qu'il a publié le 4 septembre sous la signature de Christian Durante n'en mérite que plus d'attention. Le titre : Nucléaire. Autopsie d'un supercomplot. Tchernobyl: les faits et l'effet. Le texte se réfère à deux ouvrages publiés cette année aux Presses Universitaires de France, l'un et l'autre écrits en collaboration par deux anciens ingénieurs nucléaires : Yves Lecerf, aujourd'hui chercheurs à l'université Paris VIII, et Edouard Parker, maintenant directeur d'un institut de conseil aux entreprises.

Le premier de ces ouvrages, Les dictatures d'intelligentsias l'effet effendia, développe l'idée qu'il n'existe pas de savoir universel, mais seulement des savoirs promus, dans chaque société, par des groupes d'effendis (c'est à dire d'hommes instruits, par opposition aux fellahs ignorants) exprimant les intérêts d'individus, de groupes, d'entreprises, etc. Leur arme est la rumeur, caractérisée par " le caractère éphémère de sa propagation, la relative spécificité de son contenu à un événement ou à un type d'événement et l'expression indirecte des besoins émotionnels de ceux qui propagent la rumeur ". Cette approche des comportements sociaux a été développée aux États-Unis par Harold Garfinkel sous le nom d'ethnométhodologie. A Paris VIIl, Yves Lecerf a créé un laboratoire d'ethnométhodologie.

Cette façon de voir les choses est sans doute moins originale que ne le voudraient faire croire ses promoteurs. Pascal a déjà écrit : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. Mais dans notre société médiatique, le phénomène a pris des formes et une efficacité sans précédent. Ne chicanons donc pas les auteurs, experts en marketing, d'avoir habillé de neuf leurs idées en leur donnant un nom grec et en recourant à un vocabulaire exotique. Cela n'ajoute ni ne retire rien à la valeur de leur travail.

Il venait à peine de paraître qu'en avril 1986, à la suite de fausses manœuvres au cours d'essais de sécurité, le réacteur n° 4 de la centrale de Tchernobyl explosait, soulevant à travers le monde une vague d'émotion proche de la panique. Au regard de la dimension réelle de l'événement, ces mouvements d'opinion illustraient assez bien la théorie de Lecerf et Parker sur la désinformation du public par des " complots " utilisant l'arme de la rumeur. Selon un sondage cité par Christian Durante, à la fin de 1986, 67 % des Français estimaient que l'accident de Tchernobyl avait été l'événement le plus important de l'année, loin devant le développement du SIDA (50 %) et les incidents raciaux en Afrique du Sud (27 %). Pourtant, rappelle-t-il, Tchernobyl n'avait "fait" que 31 morts : " Mais les Français le savent-ils ou bien restent-ils sur le chiffre magique de 2 000, diffusé et rediffusé par l'ensemble de la presse peu de temps après l'explosion... ? Comment une source d'énergie aussi peu polluante, qui n'avait pas tué une seule personne avant Tchernobyl, peut-elle faire aussi peur ? C'est à cette question que répondent, avec une précision extrême, Parker et Lecerf... "

Avant d'en venir à leur réponse, rappelons, pour notre part, que Science et pseudo-sciences, dès son n° 162 (juillet-août 1986 - voir plus haut), avait analysé l'origine du bobard des 2 000 morts, lancé par l'agence UPI et repris par les médias occidentaux. Et nous écrivions : " On est ici en présence de ce phénomène particulier qu'on appelle la rumeur, et qui a été bien analysé par Jean-Noël Kapferer. "

En fait, UPI parlait de 80 personnes tuées au moment de l'accident et 2 000 mortes sur le chemin des hôpitaux. Au fil des jours, ces chiffres allèrent s'effilochant. Les médias se calmèrent peu à peu. Mais ils ne mentionnent pas le témoignage des étudiants de Kiev qui rapportent que dans leur ville, proche de Tchernobyl, tout est calme. Et ils ne s'étonnent pas que les footballeurs du Dynamo de Kiev viennent à Lyon donner une leçon de football en finale d'une Coupe européenne. Pas mal pour des irradiés ! ironise Christian Durante.

Dans son sens le plus courant, la rumeur est une information entièrement imaginaire mais à l'origine de laquelle il n'y a pas forcément de mensonge délibéré. Quelqu'un m'a dit que quelqu'un lui a dit que... Parker et Lecerf nuancent cette acception : pour eux la rumeur part de la " fabrication de toutes pièces de nouvelles improvisées ". A l'origine, Il y a le " complot ", Bien sûr, pas pour faire sauter la centrale, mais pour exploiter l'événement à des fins précises.

Au premier rang des comploteurs, les groupes pétroliers. Suivons ici le résumé de Christian Durante. Les bénéfices de l'électronucléaire étant très en retrait de ce que peut dégager l'industrie du pétrole, les grandes compagnies pétrolières ne se sont guère intéressées à cette technique. L'ennui pour elles, c'est que la mise en service d'un réacteur de 1 000 MW correspond à un manque à vendre de 1,4 millions de tonnes de pétrole par an. Pour le lobby pétrolier, le nucléaire civil, c'est l'ennemi. C'est pourquoi, sous le gouvernement Carter, il est parvenu à stopper une industrie qui alors occupait le premier rang du monde. Alors que la hausse des prix du pétrole et la perspective d'une pénurie rendaient logique de lancer des programmes électronucléaires forts, comme le firent la plupart des pays, dont la France. Dans ce contexte, la catastrophe de Tchernobyl était pain bénit pour les producteurs de pétrole, grands ou petits, et les banques américaines qui les soutiennent. Et aussi pour le Pentagone, car l'installation des centrales nucléaires dans les pays qui n'en possèdent pas peut préluder, via la production de plutonium, à la prolifération de l'arme nucléaire.

Deuxième comploteur: l'URSS. Par une habile récupération, les Soviétiques ont donné à entendre que les 2 000 prétendus morts fabriqués par l'agence américaine, et qui avaient tant fait peur à tout le monde, n'étaient rien en comparaison de ce qui arriverait en cas de conflit nucléaire. Ce qui est vrai, même si Christian Durante, qui n'aime pas les Soviétiques, les accuse d'avoir fait à leur tour de la désinformation en exaltant le courage de leurs pompiers et sauveteurs tout en passant sous silence, six mois après Tchernobyl, le naufrage d'un sous-marin nucléaire soviétique dans la mer des Bermudes.

Troisième groupe de " comploteurs " (toujours d'après les auteurs cités) : les mouvements antinucléaires des pays occidentaux, qui apportent naïvement leur aide aux deux groupes précédents, en dramatisant au delà de toute réalité les dangers des retombées radioactives. Résultat pratique : les deux pays qui n'ont pas modifié leur programme électronucléaire malgré Tchernobyl sont l'URSS, chez qui a eu lieu l'accident, et le Japon, le seul à avoir éprouvé les effets de la bombe atomique. Bien joué.

Telle est la thèse des " ethnométhodologues ". On n'est certes pas obligé de l'accepter telle quelle. Il s'est tout de même produit à Tchernobyl une catastrophe sans précédent, dont les techniciens de l'électronucléaire tiennent compte dans leurs prévisions de sécurité. S'il y a un lobby antinucléaire, il y a peut-être aussi, avec ses antennes dans les médias, un lobby pro-nucléaire ! Mais nous avions eu tendance à attribuer la vague de panique et de désinformation d'avril et mai dernier, d'une part au goût des médias pour le sensationnel, d'autre part à une exploitation de la catastrophe par la propagande antisoviétique. Or les Soviétiques, passé les premiers jours, n'ont nullement minimisé l'événement. Certaines de leurs prévisions sur l'avenir des irradiés ont même été plus pessimistes que celle des experts occidentaux invités sur place. La théorie de Parker et Lecerf rend compte de cette anomalie : dans l'exploitation politique de la catastrophe, il y aurait eu une sorte de collusion objective entre Washington et Moscou, avec le concours des " écologistes ", qui se sont laissé manœuvrer sans voir plus loin que le bout de leur nez.

Il y a de quoi réfléchir. Les choses ont pu être moins simples que nous ne l'avions cru...