1.4.5.- Objectivité. (n.f. ; en anglais : objectivity).

Bien que Garfinkel utilise, le terme "expressions objectives" au même endroit et conjointement avec le terme "expressions indexicales", [Garfinkel 1967], il ne définit pas le premier. Cela se comprend d'ailleurs très bien, puisqu'à l'évidence, une expression objective est une expression qui n'est pas indexicale, c'est à dire qui ne contient aucune référence contextuelle qui oblige, pour que la signification de l'expression puisse être comprise, à sortir de l'expression dans le temps, l'espace, le sujet ou l'objet.

L'objectivité est donc, pour une expression dans un langage quelconque, naturel ou formel, la qualité de ne pas être indexicale. Ce qui amène évidemment la question : existe t'il, dans un langage naturel ou dans un langage formel des expressions objectives ? Pour ce qui est des langages formels, la réponse est positive. En LISP, par exemple, toute expression canonique est objective. Il en sera ainsi de la définition de CAR(l) :

quelle que soit une liste l, CAR(l)=1er élément de l
 
 

Pour ce qui est de la présence d'expressions objectives dans les langages naturels et de la distinction nécessaire entre expressions objectives et expressions indexicales, Garfinkel écrit, dans le chapitre 1 des Studies (traduction [CEMS 1984]) :

"Ceux qui étudient le raisonnement sociologique pratique, qu'ils soient profanes ou professionnels, pourraient sans doute tous s'accorder sur les propriétés des expressions indexicales et des actions indexicales. Cependant, ils seraient tous aussi d'accord pour reconnaître :

a) que, bien que les expressions indexicales "soient d'une énorme utilité", elles sont "embarrassantes pour un discours formel" ;

b) qu'une distinction entre expressions objectives et expressions indexicales est non seulement appropriée sur le plan de la procédure mais inévitable pour quiconque veut faire de la science ;

c) que sans la distinction entre expressions objectives et expressions indexicales, et sans l'usage préférentiel des expressions objectives, on ne peut pas comprendre les victoires des recherches généralisantes, rigoureuses et scientifiques (la logique, les mathématiques et certaines des sciences physiques); leurs victoires feraient long feu et les sciences inexactes auraient à abandonner leurs espoirs ;

d) qu'on peut distinguer les sciences exactes des sciences inexactes par le fait que, dans les premières, lorsqu'on formule les problèmes, explique les méthodes, produit des résultats, fait des démonstrations adéquates, fournit des évidences appropriées, on distingue réellement les expressions objectives des expressions indexicales et on remplace effectivement les secondes par les premières ; dans le cas des sciences inexactes, par contre, la possibilité de faire cette distinction et cette substitution demeure, dans le travail concret, dans les pratiques et dans les résultats, un programme irréalisable ;

e) que la distinction entre expressions objectives et expressions indexicales, pour autant que cette distinction est présente chez le chercheur aussi bien comme tâche que comme idéal, norme, ressource, etc... décrit la différence qui sépare les sciences et les arts, par exemple la biochimie et le film documentaire ;

f) que les termes et les phrases peuvent être distingués comme expressions indexicales ou comme expressions objectives suivant une procédure d'évaluation qui permet de décider de leur caractère indexical ou objectif ;

g) que, dans tous les cas particuliers, seules des difficultés pratiques empêchent de substituer une expression objective à une expression indexicale."

Deux élèves de Garfinkel [Wilson et Zimmerman 1970] ont repris la notion d'objectivité telle que l'utilise Garfinkel dans le chapitre 1 des Studies.

On y voit que, de même que la notion d'indexicalité est généralisée à partir de sa définition dans le contexte de la langue naturelle (voir dans les articles "réflexivité" et "infinitude des indexicalités", les justifications pour cette généralisation), puis appliquée à la sociologie, ces deux auteurs parlent de l'objectivité des structures sociales par extension de l'objectivité des expressions linguistiques :

" L'objectivité de la structure sociale.

Au moins dans la société moderne, les membres ont tendance à considérer les catégories sociales, les normes, les modèles récurrents d'événements, etc, comme existants en dehors et indépendamment de toute action d'un individu particulier. C'est à dire que la société a l'apparence d'une réalité objective par rapport au individus et à leurs actions : elle est extérieure et contraignante, pour reprendre la terminologie de Durkheim. Et, quelle que soit la forme de la relation que l'individu engage avec la structure sociale, c'est un fait qu'il doit prendre en compte et, si il l'ignore, c'est à ses risques et périls. Ainsi, aussi bien les ethnométhodologues que les sociologues sont ici contraints de considérer comme acquis que les membres d'une société vivent la structure sociale comme comme un cadre contraignant pour leurs activités." (Le soulignement est de moi).

Tout l'accord ici exprimé entre ethnométhodologues et sociologues repose sur le fait que, dans ce texte, on ne parle que de la vision que l'individu croit avoir de la société qui l'entoure. En effet, lorsque Durkheim écrit que " la réalité objective des faits sociaux est le principe fondamental de la sociologie", ce qui revient à dire qu'il existe une "vérité" sociale, en dehors de tout contexte d'observation (quel que soit l'observateur, en particulier), la réponse de Garfinkel est violente : "il faudrait plutôt lire cet aphorisme comme suit : la réalité objective des faits sociaux est - en tant qu'elle est la réalisation locale, pratique, située, continue de chaque société - le phénomène fondamental de la société".

On voit donc qu'il y a une très grande prudence chez les ethnométhodologues, lorsqu'ils considèrent un fait, quel qu'il soit. Si les ethnométhodologues présupposent l'existence réelle, effective, objective, des groupes sociaux qu'ils étudient, ils ne font pratiquement aucun autre présupposé et indexent l'ensemble des faits qu'ils observent à ces groupes ainsi que les descriptions qu'ils en font. L'indexation des descriptions des faits observés (et, en particulier des faits sociaux) n'est pas seulement relative au groupe considéré en tant qu'ensemble d'individus, mais également au groupe pris "en instantané", à un lieu et à une date donnée. Ils proposent également de faire une indexation sur l'observateur.

L'ensemble de ces indexations entraîne donc l'ethnométhodologie à ne considérer comme faits objectifs que très peu de faits. Ainsi, dans les Studies, Garfinkel est amené à poser la question de l'existence objective d'un pulsar, observé par des radio-astronomes. En effet, quelques temps après l'observation du pulsar et les comptes rendus qui en ont été tirés, lorsque Garfinkel se pose la question de la répétabilité de l'observation, il constate que les enregistrements des données ne sont plus accessibles, le matériel de lecture des bandes magnétiques étant détruit. Il s'efforce alors de montrer que l'existence du pulsar peut être considérée comme un fait indexé sur l'activité socio-professionnelle du groupe de radio-astronomes.

[Lecerf 1986] attire l'attention sur le fait, qu'en ethnométhodologie, "il sera très délicat de vouloir poser objectivement une quelconque définition. Car derrière toute définition déclarée objective, on trouve une intention de généralité dans l'affirmation, et derrière cette généralité, une induction (celle qui fait passer des contextes que l'on connait à ceux que l'on ne connait pas encore, et qui ne vont peut être pas s'accorder à la définition que l'on aura posée)."

Pour ce qui est de l'objectivité de l'observateur, voir l'article "indifférence ethnométhodologique".