1.4.6.- Réflexivité (n.f. ; en anglais : reflexivity).

En termes mathématiques, on dit qu'une relation a la propriété d'être réflexive, si elle renvoie n'importe quel objet du monde considéré à lui même. C'est une sorte d'effet miroir.

Prenons un exemple dans un monde proche de notre réalité. (Je reprends ici une idée de [Wilson et Zimmerman 1979] que je reformule).

Ce monde est formé de 3 éléments :

- l'observateur qui a des yeux et un cerveau, capable de reconnaître deux objets : un profil humain et un vase.

- l'expérimentateur qui prononcera alternativement les mots " les visages" et "le vase".

- un dessin, présent devant les yeux de l'observateur.

Lorsque l'expérimentateur prononcera le mot "le vase", l'observateur, qui regarde l'image, comprendra immédiatement ce mot comme une expression indexicale faisant référence à la partie blanche du dessin et, verra l'image comme une expression indexicale faisant référence au mot "le vase". Ce qui signifie, que l'observateur sera capable de désigner le pied, le col, l'ouverture du vase.

Mais la portion du contour qui est reconnue comme un pied, n'est un pied que dans le même contexte qu'une autre portion, qui sera reconnue comme le col, ou que l'ensemble de la figure, qui sera reconnue comme le vase. Ce qui signifie, et c'est là le point important, que n'importe quel sous-ensemble de la figure ne prend sa signification que dans le même contexte que tous les autres sous-ensembles et que l'ensemble de la figure. Et la relation entre le mot prononcé et l'image sera établie uniquement parce que l'observateur a reconnu sur l'image les caractéristiques d'un vase, à savoir un pied, un col et une ouverture.

Bien entendu, l'image et ses parties ne sont, intrinsèquement, aucune de ces choses, puisqu'il suffit que l'expérimentateur prononce le mot "les visages" pour que l'ensemble devienne deux visages face à face, que le col soit des nez, le pied soit des bouches, etc. Mais les visages ne peuvent, tout comme le vase, être reconnus que par la présence de ses parties : des nez, bouches, etc.

Ainsi donc, on ne peut considérer ni que l'ensemble est constitué à partir des parties pré-existantes, ni que les parties sont créées à partir de l'ensemble pré-existant. Et donc l'expression "col" est indexicale et fait référence au mot "vase", qui est également une expression indexicale, dont l'interprétation ne peut être obtenue qu'en faisant référence au mot "col". La compréhension de n'importe lequel des mots "vase", "col", "pied" renvoie donc au mot lui même, dans un effet miroir identique à celui défini à la première ligne de cet article.

On dira que la relation indexicale entre ces mots aura donc pour propriété la réflexivité.

On est en face d'un phénomène de définition circulaire, analogue à celui présenté sur un langage formel dans l'article "infinitude des indexicalités". Et, d'un point de vue strictement logique, on pourrait donc dire que, puisque les définitions de "vase" et de "col" sont circulaires, il n'y a pas de définition du tout et que ni le vase, ni le col n'existent. Cette affirmation est évidemment infirmée par la réalité. Et les sciences basées sur la logique ne peuvent, actuellement expliquer ce phénomène.

Comment se fait-il, en effet, que l'observateur, en supposant que l'expérimentateur ne soit plus présent, réussisse cependant à s'arrêter, même difficilement, sur l'une ou l'autre des interprétations possibles de l'image. C'est une question intéressante et ouverte à laquelle il me semble qu'une réponse partielle peut être apportée par la psychologie et/ou par la neuro-biologie. D'un point de vue psychologique, l'oscillation entre deux ou plusieurs interprétation est génératrice de stress. Pour stopper ce stress, le sujet choisirait arbitrairement l'une des interprétations, tout en gardant en mémoire la possibilité d'un autre choix, mais en l'éliminant temporairement. D'un point de vue neuro-biologique, une hypothèse de bloquage chimique du processus "d'emballement" des échanges entre neurones provoqué par cette oscillation me semblerait compatible avec ce que j'ai pu lire au sujet des mécanismes d'action de médicaments anxiolitiques [Changeux 1983]. Pour ce qui est des modélisations possibles d'un tel processus dans un automate interpréteur de langage artificiel, on peut consulter [Greussay 1981].

Une autre question que l'on est amené à se poser est la suivante : quand on n'est plus dans une situation où le nombre de contextes/ interprétations est fini (dans l'exemple précédent, il n'y avait que deux interprétations possibles du dessin : le vase et les visages) mais potentiellement infini (voir l'article "infinitude des indexicalités"), comment fait l'homme pour sélectionner le contexte/interprétation lui permettant de comprendre une expression ou un fait ? Cette situation est relativement fréquente. C'est le cas, pour prendre un exemple trivial, lorsqu'on regarde les nuages, des tâches d'encre, du marc de café, à la recherche de formes évoquant un visage, un animal ou tout autre objet.

L'explication fournie dans l'exemple précédent n'est pas satisfaisante. En effet, elle s'apparente à une procédure de parcours séquentiel d'une liste circulaire d'interprétations possibles, toutes explicitées. Or, on ne peut jamais dire que toutes les descriptions/interprétations possibles d'une expression ou d'un fait sont explicitées, car, à l'instant suivant, une nouvelle description/ interprétation peut apparaître. Et dans notre exemple de recherche dans les nuages, on est même dans le cas extrême où il n'existe encore aucune description/interprétation explicitée connue de l'observateur.

On peut transformer la procédure proposée par les neuro-biologistes en un parcours séquentiel, jusqu'à apparition du phénomène de bloquage chimique, d'une liste non circulaire et dont le nombre d'éléments est potentiellement infini (c'est à dire que lorsque l'on a examiné la dernière des descriptions/interprétations explicitées, on en invente de nouvelles ad infinitum). Mais alors elle ne semble plus représenter correctement la réalité. On touche là un thème souvent évoqué par les ethnométhodologues, celui de la création de sens. Pour ces derniers, le processus de création de sens est continu et même, pour certains d'entre eux, imprévisible.

Employée par les ethnométhodologues, la notion de réflexivité n'est pas liée à la notion de circularité. Plus exactement, lorsqu'un homme se trouve dans le monde réel, devant un phénomène ayant l'apparence logique de la circularité, un processus régulateur, aujourd'hui encore mal connu, intervient pour transformer le processus d'interprétation de façon à ce que le phénomène circulaire se transforme (ou donne l'impression de se transformer) en un autre n'ayant plus (ou ayant moins) le caractère de circularité. Ce processus de l'appréhension, chez l'homme, de la réalité puis de son interprétation n'est peut-être pas représentable dans une logique qui repose sur une décomposition en unités élémentaires (pour identifier chacun des choix possibles) suivie d'une sélection du choix final. Dans ce processus, en effet le sens est attribué après l'analyse. Heidegger et surtout Wittgenstein proposent de considérer qu'au contraire, le sens serait perçu instantanément par le fait même de l'acte de perception, la décomposition ne venant qu'ultérieurement dans un processus de confirmation du sens initialement perçu.

Lorsque ce n'est plus un homme, mais une machine (au sens d'automate à nombre d'états finis), qui rencontre un tel phénomène de circularité, il se produit un problème (voir l'exemple fourni dans l'article "infinitude des indexicalité") contourné (mais non résolu) par différents biais. Cette notion de biais est souvent utilisée par Garfinkel (Voir l'article "Ad hoc"). je vais ici donner un exemple de tel biais.

Dans les années 1950, de nombreuses équipes de chercheurs se sont attaquées à la réalisation d'automates capables de traduire des textes, rédigés en langage naturel, d'une langue vers une autre. On trouvera plus loin dans cette thèse des développements à ce sujet. [Winograd 1972] et [Bar Hillel 1970] ont montré, qu'à cause de la réflexivité et, par conséquent l'infinitude potentielle des indexicalités dans la langue naturelle, un automate à nombre d'états finis ne pouvait prendre en compte l'ensemble des sens possibles de l'ensemble des mots, expressions, phrases d'une langue donnée (ce n'est pas une question de taille du dictionnaire, voire l'article "infinitude des indexicalités" ) et que donc cet automate n'était pas capable de faire une traduction correcte de n'importe quel texte.

Pour prendre un exemple simple, le mot "grue" prend des sens très différents suivant que l'on lit un texte traitant de biologie animale, de technologie de construction, de sociologie de la prostitution, ou qu'il apparaît dans la locution "faire le pied de grue". Ces différents sens du mot "grue" sont connus de nombreuses personnes, en France aujourd'hui et il est possible de les trouver décrits dans les dictionnaires. Mais rien n'interdit que, dans un texte quelconque, apparaisse le mot "grue" avec un nouveau sens. Par exemple, dans le texte que vous êtes en train de lire, ce mot est utilisé au sens de "exemple de terme polysémique". Et donc il n'y a pas seulement polysémie (nombre fini de sens possibles), mais également création permanente de sens (et donc nombre potentiellement infini de sens possibles), que, jusqu'à aujourd'hui du moins, seul l'homme est capable d'interpréter et de réaliser.

Ce phénomène d'infinitude des sens possibles semble être un processus majeur dans les langues naturelles. En effet il est courant, dans des textes, de trouver des formes métaphoriques (plusieurs centaines dans une seule page du journal "Le Monde") nouvelles et non explicitées. Il est également courant de voir apparaître des néologismes purs (c'est à dire avec création d'une nouvelle forme graphique) ou impurs (un nouveau sens affecté à une forme graphique déjà existante) également peu ou pas explicités. Ainsi, les anglicismes dans un texte en français sont des exemples redoutables de néologie sauvage, car leur sens n'est généralement ni celui de la forme anglaise d'origine, ni celui fourni par une analyse étymologique du mot.

Comment donc en est on arrivé à fabriquer des automates qui, peu ou prou, arrivent à générer une traduction d'un texte en langage naturel ? Le biais utilisé par le plus grand nombre de ces automates est le suivant : l'automate ne travaille que sur un sous-ensemble de la langue naturelle dans lequel la polysémie est partiellement autorisée (elle est finie et les sens possibles sont tous décrits dans le dictionnaire de la machine). Lorsque la machine est utilisée, on postulera que :

- L'utilisateur ne donne pas à traduire un texte contenant des expressions situées hors du sous-ensemble fini de la langue qui est connu par la machine.

- S'il le fait, la machine fournit une traduction non garantie, qui peut cependant être correcte, mais ce sera par hasard.

En termes pratiques, cela signifie que les automates de traduction sont spécialisés par type d'activité (les lettre commerciales, les rapports financiers, les analyses économiques, les documents techniques de maintenance), et par domaine (l'informatique, l'aéronautique). Bien évidemment, la machine ne dispose, à ce jour en tout cas, pas d'une représentation interne du monde, même restreint, qui puisse être en quelque sorte que ce soit, comparable avec celle d'un humain. Les règles internes à l'automate sont suffisamment larges pour couvrir statistiquement le domaine et les formes syntaxiques et sémantiques qui y sont utilisées. Les erreurs de traduction sont corrigées par l'utilisateur. Le biais que je viens de décrire est donc équivalent à faire prendre en charge par l'humain la gestion des circularités éventuelles.

Revenons maintenant à la notion de réflexivité. Il est bien clair, désormais que cette notion est empirique, puisque n'ayant pas fait l'objet d'une description complète, non plus que d'un modèle décrit dans un langage formel. La notion de réflexivité, telle qu'empiriquement décrite ci-dessus est appliquée par les ethnométhodologues à la sociologie. [Garfinkel et Sacks 1970] expliquent que cette réflexivité apparaît dans toute description, sous forme d'un renvoi au contexte qu'elle décrit, le contexte étant élaboré par la description en même temps que l'élaborant. C'est pour exprimer cet aspect d'indissociabilité des descriptions et du contexte dans lequel elles sont élaborées que Bar Hillel avait proposé de ne présenter une description qu'associée, dans un couple ordonné, au contexte dans lequel elle est faite.

On peut prendre un premier exemple de ce phénomène de réflexivité dans les faits sociaux et leurs descriptions :

La "réputation" (les publicistes parlent d'image, les informaticiens de représentation interne) d'un homme politique auprès de la population de son pays résulte de multiples descriptions explicites :

- celles qui sont générées par l'homme politique lui-même, lorsqu'il se raconte, et par son entourage ;

- celles qui sont générées par les médias, favorables ou non à l'homme politique ;

- celles qui sont générées par les gens qui "parlent de politique", au café, dans les réunions syndicales, etc.

Ces descriptions explicites s'appuient sur et renvoient à un ensemble de faits concrets et d'actions concrètes dont l'homme politique est le personnage central. Ainsi, sachant qu'en France, aujourd'hui, "avoir fait la résistance" est un élément encore prépondérant de la bonne image biographique, il peut sembler utile de faire apparaître des actions de résistance dans le passé d'un homme politique.

Ces faits réels et ces actions concrètes n'ont cependant de sens que parce qu'ils sont éléments de la biographie de l'homme politique. Des millions de français n'ont pas "fait la résistance" et ont "fait du STO", et il ne vient à l'idée de personne de le leur reprocher, ni même d'en parler au printemps 1981. Mais s'il s'agit de Georges Marchais, ce fait est présenté par ses opposants comme élément important de sa réputation lorsqu'il se présente à une élection présidentielle.

Une telle description de Georges Marchais n'est possible que parce que le contexte existe (Georges Marchais a, semble t'il, bien "fait du STO"), mais, en même temps, c'est la description qui élabore le contexte : l'opposition à Georges Marchais aurait pu choisir d'attirer l'attention sur un autre fait réel de l'histoire de cet homme et, ainsi, faire que celui-ci ait une autre histoire, tout aussi "véridique".

Toute l'habileté des opposants à Georges Marchais a consisté à choisir le fait qui permet, par une nouvelle interprétation, inédite jusqu'à présent, une exploitation maximale (il a fait du STO, donc il n'a pas fait de résistance, donc il a collaboré avec l'occupant) plaçant Georges Marchais en situation d'infériorité par rapport à d'autres hommes politiques qui, eux, exploitent le coté positif du fait (Chaban-Delmas, Mitterrand), ou par rapport à une image du citoyen français idéal (méritant donc d'être Président), supposée présente dans l'esprit de la majorité de la population votante. Et, quelle que soit l'histoire que Georges Marchais pense et dit avoir réellement vécue, il ne peut plus, à compter du printemps 1981, négliger cette autre histoire qu'on lui attribue. On a pu assister à un phénomène du même genre, bien que factuellement différent, avec M. Le Pen. Celui-ci évoquait souvent en public son passé de résistant, avec l'intention probable de montrer la force de son attachement à sa patrie. Ses opposants se sont alors efforcés de prouver que M. Le Pen n'avait, à aucun moment, été résistant ni même sympathisant de la résistance (avec l'intention de renforcer l'idée que non seulement il n'a pas fait de résistance, mais qu'en plus il ment en s'inventant un passé glorieux et il bafoue ainsi la mémoire de ceux qui sont morts pour la liberté ce qui démontre, bien au contraire, son absence d'attachement à sa patrie). Quel que soit le passé que M. Le Pen pense ou dit avoir vécu, il ne peux pas ne pas tenir compte de cette autre histoire que ses opposants lui ont attribué. Il est d'ailleurs intéressant de constater que M. Le Pen, qui attaque en diffamation ses détracteurs de façon systématique n'a pas amené devant la justice ceux qui l'avaient traité de menteur à propos de son supposé passé de résistant.

Garfinkel attire l'attention sur le fait que la réflexivité entre les descriptions d'actions pratiques, faites par les protagonistes, et les actions pratiques elles mêmes est une propriété que les protagonistes considèrent comme allant de soi. Lorsqu'ils s'efforcent de décrire, démontrer, expliciter, rendre observable leurs actions à l'intention de leurs pairs, les protagonistes d'une action considèrent cette réflexivité comme une "condition inaltérable et inévitable de leurs investigations". Cette réflexivité essentielle entre les descriptions et les actions décrites, Garfinkel prétend qu'elle est "non intéressante" pour les protagonistes (voir l'article "membre"), c'est à dire qu'ils n'ont aucune activité de recherche et de mise en évidence du caractère réflexif qui existe entre leurs descriptions d'actions pratiques et les actions pratiques elles-mêmes.