Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
1,2 - ENTRETIEN SUR LA PLACE DE L'ETHNOMETHODOLOGIE DANS LA SOCIOLOGIE
DE TERRAIN

(Jean-René Loubat interviewé par Remy Hess)
 

Rami Hess : Jean-René Loubat, quels sont tes rapports aujourd'hui avec l'ethnométhodologie ?

Jean-René Loubat : Ce qui me frappe tout d'abord c'est le succès du label "ethnométhodologie". Il me semble que l'ethnométhodologie n'offre pas à proprement parler une rupture de problématique et d'objet aussi importante qu'il nous parait aujourd'hui en France. Je crois que la façon de procéder le rapport à l'objet sociologique de l'ethnométhodologie est à intégrer dans une évolution de la démarche sociologique. [...]

R. H. : Pourquoi cette problématique gagne-t-elle la France aujourd'hui ? Et vous à Lyon, qu'est-ce qui vous a amenés à vous intéresser à tous ces courants de la sociologie américaine et plus particulièrement à l'ethnométhodologie ?

J.-R. L. :C'est une question essentielle. C'est une question à poser à la sociologie française ellemême. Dire qu'elle est en crise n'est sans doute pas très original (beaucoup d'auteurs ont déjà écrit sur la question). Je crois que la sociologie française aboutit partiellement à une impasse méthodologique. Par exemple, Bourdieu, qui peut être considéré comme notre sociologue national a dû essentiellement sa notoriété à une mise en forme rigoureuse d' "évidences sociales"... Le grand problème de la sociologie française, c'est de fonctionner sur un modèle culturel "typique", celui de la société de "salons" : elle est productrice de discours cohérents sur une société-toute-faite. Elle éprouve de manière très aristocratique le rapport au terrain. Et notre reproche rédhibitoire vis-à-vis de la sociologie américaine, c'est ce que nous appelons "la naîveté", voire le bricolage (comme dit Morin). Aujourd'hui où les grande idéologies sont mises à mal, cette naïveté et ce bricolage resurgissent comme la seule attitude plausible face à l'objet social.

Nous, à Lyon, on s'est intéressé très tôt au problème du changement par le biais de l'analyse institutionnelle. Au fond, nous vivions cette prise de la sociologie orthodoxe, et l'analyse institutionnelle nous est apparue comme une nouvelle façon de poser et de penser les rapports sociaux. Mais tout ceci se passait dans les années 70 -plus précisément entre 1975 et 1978 -. Le contexte idéologique ambiant nous fixait, nous polarisait quasi exclusivement sur le problème de la résistance au changement des institutions. Mais très vite, cette problématique ne nous a plus satisfait... Nous nous sommes réorientés dans ce qui ne nous apparaissait pas toutefois comme une rupture, à savoir comment s'organise et se reproduit la vie quotidienne dans les institutions? Comment apprenons-nous à définir des situations de telle ou telle façon ? Sur quelles bases élaborons-nous des théories de comportement, des stratégies interactionnelles ? La production américaine nous a beaucoup profité car nous nous retrouvions sur une problématique qui leur est typique. De G.H. Mead à A. Circourel en passant par Allport (essentiel pour nous), Cooley, Goffman... etc., nous étions amenés à comprendre les liens de filiations existants au sein des sciences sociales américaines (par exemple, Goffman a eu Birdwestle comme professeur et a été marqué curieusement par T. Parsons...)

R.H. : Ce qui intéressera le lecteur, c'est de savoir ce que ce rapport à la sociologie américaine amène comme pratique sociologique en France, chez toi à Lyon... C'est pour ça que je voudrais que tu précises ton rapport au terrain actuellement. Dans ta thèse, tu montrais un effort pour quantifier et mettre en ordre des "objets" sociologiques qui d'habitude font l'objet d'études plus "qualitatives", plus herméneutiques -- comme dirait J. Ardoino -- (je pense au CAT dans lequel vous relevez tous les espaces -- profondeur de champ, flux et axes de circulation, territoires, etc. -- dont disposes chaque membre de l'établissement)... Lors d'une intervention socioanalytique que nous avons faites ensemble à Autrans en mai 1985, également, j'ai constaté que l'héritage psychanalytique de la socianalyse, tu l'avais complètement remplacé par la proxemie ou l'interactionnisme ou l'ethnométhodologie... Qu'est-ce qui guide aujourd'hui ton rapport au terrain ?

J.-R. L. : D'une manière générale, je crois que les grandes idéologies totalisantes pour ne pas dire totalitaires -- et la psychanalyse en est une -- se sont épuisées elles-mêmes. Elles ne peuvent que nous ramener inlassablement à quelques mécanismes qui ne fonctionnent que si l'on y adhère (c'est ce qu'Andreski -- sociologue anglais -- appelle l' "autoréalisation", processus magique plus courant qu'on ne le pense dans les sciences humaines et sociales -- cf. Social Sciences as sorcery). Ce que l'on semble découvrir aujourd'hui avec une certaine naïveté (mais c'est une très bonne chose) c'est que les rapports sociaux ne fonctionnent pas comme on le dit. Un chef de service ou un patron ne sait pas ce qui se passe réellement dans son établissement. Ses plannings, ses tableaux en tout genre, son règlement intérieur... toutes ces procédures théoriques sont opérantes à un certain niveau mais ne nous disent rien sur la manière dont les acteurs mettent en scène cette "structure sociale". C'était déjà une des bases de l'analyse institutionnelle réagissant à la sociologie des organisations ou à la psychosociologie... qui sous-entendaient presque toujours un fonctionnement harmonique et transparent des organisations et des établissements.

R. H. : Alors, concrètement sur le terrain ?

J.-R. L. : Nous nous sommes aperçus lors d'interventions en établissements que la notion de "dysfonction" ne présentait aucun intérêt pratique (hormis dans les rapports administratifs). Ce qui nous est très vite apparu comme fondamental, c'était de comprendre la manière dont les acteurs s'y prenaient pour appréhender les règles du jeu dans l'établissement et les utiliser en accord avec des stratégies personnelles... Autrement dit, rien ne permet de postuler que les acteurs doivent fatalement avoir une connaissance claire de l'ensemble social dans lequel ils vivent. Dès lors, ce que l'on appelle par une espèce de commodité la "structure sociale" n'est pas à proprement parler une "forme objective" mais doit obéir aux règles communes des interactions. Par exemple, dans l'étude du CAT que nous avons menée, nous avons montré que chaque équipe éducative aménageait son service (espace, horaires, mobiliers, flux...) en fonction de sa propre interprétation de la « structure sociale », c'est-à-dire de l'apprentissage social, de la normalité, etc. Pourtant, cet établissement comme beaucoup d'autres apparait-il cohérent autour d'un "projet" qui le situe comme une pièce dans l'architecture sociale. Cependant, au cours des réunions, les équipes éducatives s'invectivaient sans savoir qu'elles n'étaient pas en fait "dans la même société". La manière dont on apprend le social, dont on transite d'une situation à une autre sousentend la construction d'hypothèses comportementales qui sont plus ou moins validées par la pratique sociale

(Paris, le 15 juin 1986).