Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
1,3 - LA DOUBLE REVOLUTION COPERNICIENNE DES STUDIES

(par Jacqueline Signorini)

Je parlerais volontiers de double révolution copernicienne en sociologie pour caractériser l'événement que représente la publication des Studies à la façon dont Emmanuel Kant parle de révolution copernicienne dans la préface à la seconde édition de la Critique de la Raison Pure (PUF, 1971, pp. 19-21)
" Il en est ici comme de la première idée de Copernic voyant qu'il ne pouvait réussir à expliquer les mouvements du ciel, en admettant que toute l'armée des étoiles évoluaient autour du spectateur, il chercha s'il n'aurait pas plus de succès en faisant tourner l'observateur lui-même autour des astres immobiles."
 

Le choix de l'objet d'étude

La première révolution copernicienne concerne le choix de l'objet d'étude de cette méthodologie. Ce choix - comme but anticipé des Studies - est explicitement défini dès la première phrase du chapitre I : « ... en accordant aux activités les plus communes de la vie quotidienne l'attention habituellement accordée aux événements extra-ordinaires ». Les événements extra-ordinaires sont comme les astres immobiles de Copernic. Ils ne peuvent expliquer le mouvement particulier, imperceptible ou irrégulier les réalités physiques, morales, mentales, culturelles qui affectent la vie quotidienne des membres d'une collectivité et 1a constituent.

Pour cette réalité sociale quotidienne, où les événements aux histoires éphémères dépendent des circonstances du lieu et de l'intention des individus de nouvelles techniques de collecte et d'analyse des données s'imposent. Ces techniques ne s'ajoutent pas au corps d' "études méthodologiques sans fin" (Studies, chap. I, p. 11) qui s'efforcent de fournir aux sociologues le remède profilé pour intégrer ou éliminer les irrégularités théoriques d'une enquête. De tels remèdes sont déclarés constructivistes : "Nous résumons les pratiques des technologies de la sociologie professionnelle par le terme "analyse constructiviste". Des intérêts inconciliables existent entre l'analyse constructiviste et l'ethnométhodologie." (Garfinkel et Sacks, 1970)

Les recherches ethnométhodologiques n'ont pas pour objet de formuler ou de justifier des rectifications. Elles n'ont aucune utilité particulière quand elles sont pratiquées comme ironies. Bien qu'elles servent à préparer des manuels sur les méthodes sociologiques, elles ne sont en aucune façon un ajout aux procédures standard. » (Studies, préface, Arguments, p. 8.)
 

L'intérêt ethnométhodologique

L'intérêt de Garfinkel est de démontrer à la communauté sociologique que l'enquête comme recherçhe factuelle menée sur le monde social est dépendante du contexte ordinaire de la biographie et vie personnelle du chercheur social et des contextes organisationnels (état, institution, justice, théories de l'enquête...) qui permettent, président et légitiment l'enquête comme un type de recherche factuelle.

Il est inconciliable avec la sociologie professionnelle dans la mesure où il traite l'enquête sociologique comme une activité sociale "pratique de part en part" et exige du sociologue que l'enquête soit l'objet d'une description et d'une observation méthodiques. Comme le "membre" d'un groupe social (membership) qui est simultanément acteur et témoin de la quotidienneté de sa vie pratique, le sociologue, acteur et témoin de son enquête, conduit sa méthode d'enquête en l'improvisant au quotidien, aveugle des préjugés, des hierarchies, des choix, des décisions qu'elle favorise.

La recommandation que Garfinkel fait au sociologue est de s'observer comme "membre" d'une communauté d'accounts (codes descriptifs et connaissance commune des structures sociales) lesquels inspirent ses procédures et ses opérations d'enquête : "compter, faire un graphique, interroger, illustrer par des exemples, faire un reportage, faire un plan". (Studies, 1967, p. 4.).

Il doit se mener comme une enquête pour déterminer ou démonter le mécanisme implicite qui inspire ses procédures des descriptions, de vérification, de preuves.
 

Le Sujet de l'expérience

Cette recommandation méthodique et théorique qui peut apparaître comme une recommandation éthique constitue la seconde révolution copernicienne des Studies, que je qualifierais de révolution copernicienne du sujet. La réalité sociale pratique n'est pas extérieure, disponible à la connaissance empirique et théorique du sociologue. Le sujet-sociologue et l'objet-réalité-sociale-pratique forment un tout indivisible, s'influençant mutuellement au point où observation et préméditation sur l'observé deviennent synonymes.

On devine l'ambition du programme de recherche de Garfinkel : établir une phénoménologie des activités sociales les plus communes de la vie de tous les jours et des "pratiques de l'investigation et de la théorisation sociologiques, leurs thèmes, leurs résultats, leurs circonstances, leur disponibilité en tant que méthode de recherche". (Garfinkel et Sacks, 1970, Arguments, p.35).
 

La phénoménologie de la quotidienneté

En cela il renoue avec l'inspiration phénoménologique du sociologue allemand Alfred Schütz. Alfred Schütz a permis à la sociologie d'analyser les pratiques de la connaissance de sens commun des structures sociales qui sous-tendent les activités courantes, les circonstances pratiques, les activités pratiques et le raisonnement sociologique pratique. C'est l'originalité de son oeuvre d'avoir montré que ces phénomènes ont en propre des propriétés caractéristiques et qu'à cause de cela elles constituent en soi un domaine légitime d'investigation. » (Studies, 1967.)

Mais cette phénoménologie a un autre objet : la langue naturelle, Garfinkel accorde de la matérialité à la langue. Les pratiques et procédures langagières sont le lieu d'exhibition de ces phénomènes "comme accomplissements contingents en train de se faire". La langue est à la fois ressource et production d'accounts. La notion de « membre » et l'appartenance sociale à un groupe (membership) désigne l'idée de la possession et de la maîtrise de la langue. L'appartenance sociale définit des pratiques de discours et des pratiques de récits particulières aux productions sociales du groupe.

"La notion de membre est au coeur du problème. Nous n'utilisons pas le terme pour référencer à une personne mais pour désigner la maîtrise du langage naturel que nous comprenons de la manière suivante. Nous partons de ce constat-ci : le fait que l'on entende des gens parler un langage naturel implique que l'on reconnaisse d'une manière ou d'une autre qu'ils s'occupent de produire et de manifester objectivement leur connaissance de sens commun des activités courantes en tant que phénomènes observables et rapportables." (Garfinkel et Sacks, 1970, Arguments, p. 36)



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  • Rubrique Ethnométhodologie, Sciences Sociales et Humaines