1,4 - COMPRENDRE L'ETHNOMETHODOLOGIE UNE ANTISOCIOLOGIE UN NEO-POPULISME SOCIOLOGIQUE ?(Suite de l'interview de Louis Quéré par Georges Lapassade)
Georges Lapassade : Il me semble qu'on trouve orne tentative pour dire ce que ce qu'est I'ethnométhodologie dans l'entretien "sur les origines du mot Ethnométhodologie" que vous avez traduit et publié dans Arguments ethnométhodologiques. Garfinkel dans ce texte, raconte comment il a formé la notion des ethnométhodes. Il faisait une recherche sur des jurés d'assises en écoutant les bandes qu'un de ses collègues avaot fait enregistrer. Il aurait pu, dit-il appliquer les grilles de Bales sur les interactions dans les groupes. Mais ce qui l'intéressait n'était pas de savoir en quoi un jury est un petit groupe, mais qu'est-ce qui fait qu'un juré est un juré, sans avoir fait des études de droit. Ce qui véhicule une antisociologie, si on entend par sociologie une activité professionnelle. Moi je fais de ce texte une lecture institutionnaliste, j'y vois une tentative carrément populiste. Cela revient à dire que tout le monde est sociologue, ou que la sociologie est une pratique de sens commun. Il n'y a pas de possibilité de coupure épistémologique telle qu'en a parlé Althuser, Bourdieu et d'autres. Avant d'être une alternative à la sociologie, comme tu l'as décrite, c'est une déconstruction de la sociologie. Ce n'est pas une sociologie, c'est une antisociologie, qui consiste à dire :
tout le monde est capable d'analyser la société, les institutions, les formes sociales. Sans avoir fait d'études de droit, un juré peut s'en sortir aussi bien que quelqu'un qui a fait des études juridiques. Qu'est-ce qu'il dit ensuite dans cet article ? Qu'il lisait des ouvrages d'ethnobotanique. Castaneda était alors son étudiant. C'était l'époque où on commençait à s'interesser aux drogues, aux plantes, etc. Garfinkel rappelle que les ethnies, les groupes ont leurs méthodes à eux qui fonctionnent (ethnomédecine, ethnobotanique, etc). Il y avait là quelque chose de très corrosif et de très instructif. Et puis est venu quelque chose de plus raffiné, de plus construit, qui est une alternative à la sociologie. Mais avant d'être une alternative, c'était une déconstruction.Louis Quéré : Je ne partage pas cette interprétation, populiste, comme tu viens de le dire, de l'ethnométhodologie. D'une certains manière, ce que tu dis correspond à ce dont Garfinkel s'inquiétait à la fin de l'entretien en question :
l'appelation "ethnométhodologie" a acquis une espèce de vie en soi ; les gens essaient d'imaginer ce que ça peut être d'après cette étiquette ; ils se fient à ce qu'il appelle "le moulin de la rumeur", qui produit des attitudes, des questions, des interpretations qui n'ont pas grand chose à voir avec le questionnenement initial. Il est vrai que c'est de cette manière là, telle que tu l'as rappelée, qu'il a trouvé l'appellation : en faisant cette recherche sur les jurés en 1954-55. Mais ce n'est pas de cet étiquetage qu'est née sa perspective d'analyse.G. L. : II a pourtant commencé comme cela...
L. Q. : Non, je ne crois pas. Il a bien indiqué, dans l'article en question, qu'il cherchait une étiquette, qui pourrait lui servir d'aide mémoire, pour désigner ce qu'il observait chez les jurés, à savoir une méthodologie sociologique sous-jacente à leurs manières de procéder, de faire leurs délibérations et de prendre leurs décisions, à leur manière de faire usage de leur savoir, à leur souci d'être « légaux », équitables, etc. Mais ce n'est pas de cette étiquette qu'il a tiré son questionnement sociologique ou, comme tu dis, sa déconstruction de la sociologie. Sa perspective, il l'avait définie bien avant cela ; elle émergeait déjà dans sa thèse avec Parsons, qui est antérieure. De plus dans l'article que nous évoquons, il allait jusqu'à dire qu'il ne tenait pas plus que cela à cette étiquette, qu'il pouvait 'l'abandonner sans que cela change quoi que ce soit à sa perspective et à ses recherches, qu'un autre terme qui conviendrait bien serait celui de "néopraxéologie". Et il mettait en garde contre le fait que l'étiquette pouvait induire en erreur ceux qui se demandent mais qu'est-ce que ça peut bien être, l'ethnométhodologie ?
Maintenant, il reste que cette appellation traduit effectivement assez bien le type d'objet auquel Garfinkel porte intérêt : à savoir que les gens, au niveau de leur vie ordinaire, connaissent et mettent en oeuvre des méthodes pour définir leurs situations d'action, pour coordonner leurs activités, pour prendre leurs décisions, pour se servir de leur connaissance de l'organisation sociale de leur environnement, pour exhiber des conduites rationnelles, régulières, typiques, etcG. L. : C'est de cela qu'il faut partir, non ?
L. Q. :Oui bien sûr. Mais encore faut-il comprendre de quelles méthodes il s'agit, en quoi elles consistent, à quoi elles servent !
G. L. : Ce sont des méthodes pour catégoriser, pour classer, pour préparer des breuvages thérapeutiques ou hallucinogènes, par exemple...
L. Q. : Attention ! c'est là qu'il faut ne pas perdre de vue le questionnement sociologique de Garfinkel, qui l'a amené à s'intéresser à ces méthodes. Ce qu'il cherche à analyser c'est la société-en-train-de-se-faire et le comment de cette auto-organisation ; et c'est en même temps la structuration locale des activités de la vie courante, le fait que les gens exhibent des conduites ordonnées, régulières, typiques sans que l'on puisse dire qu'ils suivent des règles ou qu'ils ont agis par des contraintes normatives intériorisées. Il y a donc une dimension proprement sociale dans son approche, qui fait que les méthodes dont il parle ne sont pas n'importe qu'elles méthodes. Je ne crois pas qu'il s'agisse des méthodes que peut étudier l'ethnobotanique, l'ethnomédecine, etc., c'est-à-dire des méthodes de cuisine, de culture, de classement, de soin, etc. Je crois qu'il s'agit plutôt des méthodes sociologiques que les gens ordinaires mettent en oeuvre pour organiser de l'intérieur leur environnement social, leurs relations sociales, les activités pratiques qu'ils réalisent ensemble, etc.
G. L. : On trouve une très bonne description des ethnométhodes dans la thèse de Castaneda :
L'herbe du diable et la petite fumée : on y parle des méthodes employées pour reconnaître, récolter, mélanger, préparer et prendre soin des plantes dans lesquelles existaient des alliés (thèse où Castaneda dit aussi que Garfinkel lui a enseigné la profondeur de la recherche). Il y a même des gens qui pensent que Don Juan, c'est une figure de Garfinkel, qui définit l'ethnobotanique par "la connaissance et la compréhension qu'ont les membres de ce qui pour eux constitue des méthodes adéquates pour traiter des choses botaniques". C'est ça, des éthnométhodes ! C'est bien de ça qu'il s'agit ?L. Q. : Je ne crois pas
G. L. : Garfinkel parle pourtant d'éthnobotanique dans les termes que j'ai cités, c'est dans le texte sur les origines du mot "ethnométhodologie".
L. Q. : C'est effectivement l'existence de choses comme l'ethnobotanique, l'ethnomédecine, qui lui a donné l'idée de confectionner l'étiquette « ethnométhodologie », pour désigner ce qu'il était en train de faire comme recherche sociologique, pour désigner ce qu'il était en train de découvrir dans son travail sur les jurés, c'est-à-dire leur méthodologie et le caractère méthodique de leurs investigations, décisions, comptes rendus. Mais les méthodes dont il s'agit sont des méthodes d'organisation sociale, de réalisation des interactions, d'accomplissement concerté des activités dans leur cadre naturel.
G. L. : Et pas pour cultiver les plantes hallucinogènes, pour les préparer, etc.?
L. Q. : Ça relève plutôt de l'ethnobotanique que de l'ethnométhodologie. Le terme "ethnosociologie" aurait peut-être moins prêté à confusion.
G. L. : Il s'intéresse pourtant autant au chamanisme et à la divination qu'a la science.
L.Q. : Oui, mais en tant que méthodes sociologiques non professionnelles. Quelles sont les méthodes qu'il a décrites ? Essentiellement celles du raisonnement sociologique pratique, celles de la compréhension commune, celles de l'interprétation documentaire des paroles et des actions, celles de la structuration ensituation des activités pratiques. C'est-à-dire par exemple, comment les gens s'y prennent-ils pour déterminer à qui ou à quoi ils ont exactement affaire dans une situation particulière, pour décider ce qu'il faut faire, pour donner sens à ce qui leur arrive, à ce qu'ils font, à ce qu'ils voient les autres faire, pour expliquer des événements ou des actions, pour rendre compte de ce qu'ils ont fait, ou ont l'intention de faire, etc. C'est là qu'on peut voir à l'oeuvre les ethnométhodes sociologiques sous la forme de pratiques méthodiques de raisonnement "pratique" (par opposition à "logique" ou « scientifique »), de procédés de la compréhension commune qui permettent de se parler à demi mots, de techniques d'interprétation (la fameuse "méthode documentaire d'interprétation" par exemple).
G. L. : Et pas pour classer les plantes ?
L.Q. : Cela en fait peut-être partie, dans la mesure où le raisonnement pratique procède à des classements, des typologies, des catégorisations "naturels". Mais si tu t'en tiens à l'interprétation que tu me donnes, d'abord tu laisses de côté le fait que les ethnométhodes de Garfinkel sont des méthodes relevant de la compétence sociologique ordinaire des acteurs, à l'aide desquelles ils ordonnent, organisent et expliquent leur monde social ainsi que leurs conduites, leurs "actions concertées" ; ce sont bien des méthodes sociologiques, et pas botaniques, médicales... Ensuite tu sembles réduire ces méthodes à des recettes alors que pour Garfinkel ce sont des pratiques méthodiquement réalisées, des opérations réglées, sous-tendues par des savoirs-faire maîtrisés pratiquement.
G. L .: C'est pas Lévi-Strauss au début de La pensée sauvage, où il montre comment les amérindiens savent classer, donner 76 noms à une tige de mais ?
De la pratique
L. Q. : Non, je crois que pour Garfinkel, il s'agit vraiment des méthodes sociologiques des membres, c'est-à-dire des méthodes qui opèrent dans le domaine de l'organisation du monde social proprement dit.G. L. : Mais qu'est-ce que ça veut dire "pratique" chez Garfinkel ? C'est le premier mot des Studies.
L. Q. : C'est vrai que c'est une notion qui revient toute le temps sous sa plume, sans qu'elle soit jamais vraiment définie. J'y vois au moins deux dimensions importantes. D'abord c'est le fait que les ethnométhodes servent à l'accomplissement des activités pratiques de la vie courante - et en particulier des interactions - et que ces activités de la vie courante sont le lieu dont émerge "la société-en-train-d'être-assemblée" (ce sont les mots de Garfinkel) et où on peut découvrir la manière dont cela sa passe. La deuxième dimension me parait être l'inspiration pragmatiste de Garfinkel, qui lui fait mettre l'accent sur l'enracinement de la connaissance dans l'action. Ainsi le raisonnement sociologique ordinaire ou l'appréhension du monde social depuis la perspective de l' "attitude naturelle" ne sont-ils jamais guidés par un intérêt théorique ou contemplatif, mais par un intérêt de part en part pratique, c'est-à-dire par le fait que les gens ont à traiter les situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent engagés non pas gratuitement mais pour les maîtriser "à toutes fins pratiques". Plus récemment, dans sa recherche sur le travail de découverte scientifique, Garfinkel s'est donné pour tâche de traiter l'astronomie comme une « science de l'action pratique », c'est-à-dire de reconstituer l'arrière-plan de pratiques et d'opérations ordinaires qui ont-façonné l'objet scientifique découvert.
G. L. : Voilà ce que je voulais dire. Je ne dis pas seulement que ce sont des recettes. Je dis que j'ai l'impression que ça voulait dire qu'il y avait là une sorte d' « ethno-logique » : Il y a d'abord des savoir-faire. Mais ces savoir-faire sont en même temps, implicitement, des savoir-penser en quelque sorte. Dans le faire il y a toujours une pensée, mais une "pensée sauvage" comme dirait Lévi-Strauss. Ce qui signifie que nous sommes tous dans la pensée sauvage, dans une pensée qui n'est pas consciente d'elle-même, qui n'est pas thétique. Et dans certains cas, en cas de crise par exemple, il y a argumentation. Ça peut se réfléchir ; il y a une "accountability" potentielle ; c'est potentiellement dicible, descriptible ; mais les gens ne le décrivent pas comme les sociologues, dont le métier est de décrire et qui en vivent. Ce sont les sociologues qui décrivent les choses de façon gratuite, tandis que les gens ordinaires - donc nous tous- pratiquent ces choses là dans une sorte de "non-dit" (non pas parce que c'est refoulé, mais parce qu'on n'a pas besoin de le dire). Par exemple Don Juan, il a des allant-de-soi, il a des routines, et il ne les dit que parce que Castaneda lui a demandé de les dire, de décrire ce qu'il fait. Il me semble que c'est ça que ça veut dire.
L. Q. : Par rapport à cette interprétation j'ai deux réactions. La première consiste à dire qu'il y a, dans l'idée de pratique chez Garfinkel, du moins telle que je la comprends, une opposition entre contexte d'accomplissement et contexte de description ou de compte rendu. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que lorsque nous sommes engagés dans la réalisation d'une activité, dans une situation particulière (un laboratoire, une cuisine, une interaction...), les pratiques locales en quoi cette activité consiste, les caractéristiques de l'environnement dans lequel elle est accomplie, les intérêts ou les buts que nous poursuivons, le savoir et le savoir-faire que nous mobilisons nous sont disponibles, accessibles, intelligibles, analysables d'une manière tout à fait spécifique à l'action ; ce qui est déterminant c'est notre engagement (toujours corporel au demeurant) dans le traitement d'une situation. Ce mode de disposition des choses (de ce que nous faisons, de ce que les autres font, de l'environnement change dès que nous voulons rendre compte verbalement, et le plus souvent après-coup, de ce qui s'est passé, de ce que nous avons fait, de ce que nous avons trouvé, etc. ; non seulement nous mobilisons alors les ressources du langage ordinaire (les schémes d'interprétation, de narration et les "théories naturelles" qu'il véhicule), mais de plus nous procédons par sténographie, c'est-à-dire en ne retenant que quelques aspects de l'occurrence réelle, ou en empaquetant sous une étiquette du langage quelque chose qui, au niveau de sa réalisation, est extrêmement complexe, comporte une multiplicité d'opérations. Il me semble que Garfinkel reprend ici quelque chose du thème phénoménologique de la "transparence" des outils dont nous nous servons ou des situations dans lesquelles nous agissons : lorsque nous nous servons d'outils, ceux-ci ne sont plus pour nous des objets du monde objectif dotés de propriétés déterminées ; ils deviennent « transparents » en tant que prolongements de notre corps ; ils deviennent en quelque sorte partie de nous-même. Ainsi de la canne de l'aveugle : lorsqu'il est au repos et qu'il ne s'en sert pas pour se guider, il l'appréhende comme un objet du monde objectif doté de certaines propriétés physiques ; elle a un certain poids, une certaine forme, une certaine rugosité au toucher, etc. ; mais dès qu'il s'en sert pour se guider dans la rue, elle lui est disponible comme prolongement de son corps et non plus comme objet externe muni de propriétés déterminées, qui font l'objet d'un savoir propositionnel. Ce qui est important là-dedans c'est d'une part l'idée que les propriétés, dont le monde social est pourvu de l'intérieur des structures de l'expérience des gens, ne sont pas des propriétés absolues, indépendantes d'une situation et d'opérations situées de perception, d'interprétation, etc. Et c'est d'autre part l'idée que l'usage, l'action, l'engagement concret dans la réalisation d'une activité initient un mode de présence spécifique au monde, un mode de disposition particulier du savoir, des intérêts, des caractéristiques de l'environnement qui sont investis dans l'action.
Ma deuxième remarque par rapport à la notion de pratique est la suivante. Une des questions est uniquement de savoir quel est le statut de ces savoir-faire dont nous nous servons habituellement, et comment ils sont mobilisés. Je vois deux interprétations possibles. La première consiste à traiter ces savoir-faire comme des savoirs tout court, de type propositionnel (au sens où on dit : "Je sais que tel fait s'est produit, que tel objet a telle et telle propriétés, etc."), et à considérer que ce savoir est organisé linguistiquement, dans une mémoire où aux mots de la langue est liée une connaissance des propriétés stéréotypiques des objets que ces mots désignent, qui fait partie de leur sens. Dans cette perspective la mobilisation du savoir pertinent pour traiter une situation passe en quelque sorte par sa catégorisation, par sa mise en mots, puisque c'est aux mots qu'est lié le savoir des éléments qui entrent dans la finition de la situation. L'inconvénient de cette interprétation est d'effacer la différence, à mes yeux importante, qu'il y a entre le fait de dire : "je sais que tel objet ou tel être a telles propriétés spécifiques" et le fait de dire : "je sais comment faire, comment m'y prendre pour traiter cette situation". D'où la nécessité d'introduire une autre interprétation qui, bien qu'elle n'exclue pas l'usage d'un savoir de type propositionnel organisé linguistiquement pour inter-agir, considère que c'est le fait de s'engager correctement dans la réalisation d'une action ou de se trouver dans une situation particulière qui rend disponible, mobilisable, un savoir faire, un savoir-s'y-prendre approprié à l'occasion en question, et cela sans la médiation d'une définition explicite, catégorisante, de la situation rencontrée ou de l'action en cours. Par exemple lorsque les gens procèdent à des invitations par téléphone (je travaille là-dessus actuellement), il est peu vraisemblable que le savoir-faire qu'ils mettent en oeuvre soit mobilisé par le biais d'une catégorisation de ce qu'ils sont en train de faire, à l'aide du mot "invitation", auquel est effectivement lié un savoir des propriétés typiques de ce type d'activité ; c'est plutôt le fait de se reconnaitre dans une situation familière ; ou le fait d'avoir à s'engager dans un type d'activité, qui les amène à mobiliser leur savoir-s'y-prendre, sans qu'intervienne à aucun moment une catégorisation de ce dont il s'agit. Il y a donc une grande distance entre savoir-faire et savoir-classer, et entre les modes de mobilisation du savoir-s'y-prendre et du savoir propositionnel.
Une anti-sociologie ?
Je voudrais aussi revenir sur ton interprétation de l'ethnométhodologie comme anti-sociologie C'est vrai que les ethnométhodologues se sont livrés à une critique radicale de la démarche sociologique, et avec des arguments solides. Mais je ne crois pas que Garfinkel ait conçu son programme comme une anti-sociologie.G. L. : Il y a quand même une déconstruction ! Je ne dis pas une contre-sociologie, qui serait une sociologie alternative. Une antisociologie oui ! Elle consiste à dire : les sociologues n'ont aucune rigueur ; leur rigueur est une fausse rigueur. C'est d'ailleurs encore plus astucieux de dire que leurs catégories sont finalement des catégories du sens commun, qu'ils sont aussi dans la pensée sauvage, et que l'idée de coupure épistémologique n'a pas de sens. C'est quand même une anti-sociologie que de dire que tout le monde est sociologue, et que la prétention des sociologues à se constituer comme groupe de spécialistes n'est pas fondée !
L. Q. : La notion de déconstruction me parait juste. Mais attention ! Lorsque les ethnométhodologues disent que tout le monde est sociologue ou que les sociologues professionnels ne rendent pas compte du monde social d'une manière foncièrement différente des gens ordinaires, ils ne renoncent pas à faire de la sociologie. C'est même tout le contraire puisqu'ils en appellent à une analyse plus rigoureuse, et moins guidée par les "théories naturelles", de la réalité sociale.
G. L. : Tu disais toi une fois qu'Agnès était sociologue !
L. Q. : Elle l'est sans doute comme tout le monde; mais elle l'est un peu plus que les "gens normaux" du fait de sa situation et de sa trajectoire, qui lui ont permis de découvrir en quoi le statut sexuel. L' "être - femme", est accompli socialement par tout membre compétent. Mais lorsque les ethnométhodologues constatent que tout le monde est sociologue, ils mettent l'accent sur le fait que pour agir dans leur vie courante au sein d'un environnement intelligible, analysable et familier, les gens ne peuvent pas éviter de faire de la sociologie, au sens où pour décider qu'il s'agit de tel ou tel fait, de telle ou telle situation, ou que telle action qu'ils font, ou que leurs partenaires font, à tel sens, telle visée, telle raison, telle cause, et est donc rationnelle, ils se servent de procédés de raisonnement sociologique.
Ils sont sociologues en un deuxième sens : ils disposent d'une connaissance non savante et partagée des structures sociales et ils s'en servent aux fins pratiques de leurs activités et de leurs interactions. C'est aussi cette connaissance qui leur donne l'assurance d'appartenir à un monde commun, de partager une réalité commune. Mais en quoi ce constat est-il dirigé contre la sociologie ? La pointe de la critique que les ethnométhodologues adressent à la sociologie des professionnels consiste à dire que ces derniers croient rendre compte des structures de l'activité sociale et du principe de l'ordre social, mais qu'en fait ils ne font que se servir de leur compétence ordinaire et des « théories naturelles » du monde social incorporées dans le langage naturel ; qui, cherchant à produire des descriptions absolues de la réalité, ils ne voient pas que les propriétés d'ordre, de régularité et de concordance dont le monde social ou les conduites des acteurs sont pourvus, émergent de l'intérieur des structures de l'expérience des membres d'une collectivité, et en particulier de l'intérieur de leurs activités concertées, réalisées en situation. C'est d'ailleurs pourquoi il n'y a pas d'abord eu une déconstruction ethnométhodologique de la sociologie suivie de l'élaboration d'une alternative : la critique n'a été possible que parce qu'ils disposaient déjà d'un point de vue alternatif, plus ou moins élaboré. Ils entrevoyaient une autre manière de rendre compte des phénomènes sociaux
G.L. : Je pense qu'avant l'alternative il y a eu cette déconstruction. Je pense par exemple à l'un d'eux qui disait que quand les sociologues font une enquête ils traitent les gens comme des collègues. Et, ce qui est beaucoup plus ironique, que l'enquêteur reprend à son compte les explications de l'interviewé, rephrase ce qu'il a dit sans rien y ajouter, sauf un langage de sociologue professionnel. Il n'en dit donc pas plus que l'interviewé. C'est bien là une critique. A quoi cela sert-il de rephraser en langage savant, prétentieux, ce que comprend parfaitement l'enquête. C'était quand même ça qu'il y avait au départ de l'ethnométhodologie, non ?
L. Q. : C'est vrai qu'il y avait cette critique. Mais c'est une critique qui était elle-même basée sur une théorie sociologique de la sociologie professionnelle. Et puis Garfinkel n'a jamais demandé de renoncer au projet d'une connaissance scientifique de la réalité sociale. Critique de la démarche sociologique habituelle, il veut rester sociologue, produire une sociologie moins naïve et plus rigoureuse.
G. L. : Pourtant dans l'idée "d'indexicalité", il y a l'idée d'une impossibilité radicale d'achever une analyse. Il y a une très bonne formule de Garfinkel, qui parle du caractère irrémédiablement indexical des expressions et des actions. Il y a un côté inachèvement du savoir qui est radical. C'est un coup d'arrêt à toute prétention à achever une science du social, non ?
Sommaire du numéro 11-12 Lexique ethnométhodologique Rubrique Ethnométhodologie, Sciences Sociales et Humaines