Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
1,5 - ETHNOMETHODOLOGIE UN ENJEU CULTUREL

(par Paul Loubière)
 

Dans les lignes qui vont suivre, on se propose de montrer comment des considérations ethnométhodologiques et des observations touchant à l'indexicalité

- peuvent certes permettre à un enseignant de comprendre mieux ce qui se passe véritablement sur un lieu où il enseigne par une analyse fine du fonctionnement institutionnel de la salle de classe;

- peuvent, certes, à partir de là, fournir des données utiles en vue d'une meilleure résolution de problèmes techniques de tenue en main d'une salle de classe (notation des élèves, discipline, etc.) ;

- mais peuvent aller bien au delà de ces objectifs de moyen pour toucher au fond (i.e. le contenu même de ce qu'on enseigne) en proposant aux élèves des éléments d'une compréhension ethnométhodologique du langage et du monde.

Ce troisième objectif me paraît extrêmement important même du point de vue des sciences de l'éducation car je récuse, pour ma part, l'idée que de telles sciences puisse servir seulement à accomplir des tâches ménagères dans un établissement, à commettre moins d'erreurs, à réduire le quotient de fatigue horaire des enseignants. Certes, tout cela est syndicalement important mais j'ai la faiblesse de souhaiter que les jeunes qui sont mes élèves soient moins stupides que ma génération ne 'l'a été. Et pour moi cette stupidité s'identifie à la docilité ou la résignation face aux abus idéologiques du platonisme.

Qu'est-ce que le platonisme? Une certaine forme de résignation face à un ordre des choses, qui s'auto-définit comme permanent, qui s'auto-légitime. Ma génération avait appris à combattre le platonisme par la révolution, mais cette attitude ne faisait que conduire de Charybde en Scylla, d'un platonisme à un autre. Les valeurs avaient changé mais persistaient dans leur principe d'une dictature stable.

Face à ces conformismes, positifs ou négatifs, la notion d'indexicalité introduit une révolution d'une autre envergure, puisqu'elle autorise la variabilité, le changement, la création.

Comment légitimer pédagogiquement la variabilité? C'est la quadrature du cercle. Varier, c'est se contredire, or, les enseignants savent bien les pièges d'une telle attitude face, par exemple, à des redoublants qui demanderont pourquoi la vérité a changé d'une année sur l'autre. Car le postulat de base de la plupart des enseignants tient dans l'idée que la vérité est une et il est très difficile de légitimer une vérité multiple.

Pour ma part, je pense que l'indexicalité peut parfaitement être enseignée et que le professeur ne doit pas garder pour lui le monopole de ce concept ; il s'agit là d'un acquis valant la peine d'être partagé.

Et dans ce qui suit je me propose de montrer sur la base d'une expérience personnelle :

- qu'une salle de classe, avec ces petits événements, fournit un cadre suffisant pour mettre en évidence des phénomènes d'indexicalité ;

- qu'à partir de là, il peut se générer une activité collective d'interprétation réflexive où la classe interprète sa propre vérité ; si bien que les notions de réflexivité et d'indexicalité sont clairement perçues.

En 1985-1986, j'ai eu la responsabilité de plusieurs classes où j'étais censé enseigner la philosophie. Le milieu dans lequel s'est effectué cette expérience n'était évidemment pas sans incidences sur ma façon d'enseigner et sur la façon dont les élèves me percevaient en tant que professeur. II s'agissait d'une école de bonnes sueurs, réservée aux jeunes filles. L'établissement regroupait près de huit cents personnes. II n'y avait que deux hommes.

Définissons un professeur : il n'apparait dans sa fonction qu'à l'intérieur d'une salle de classe. Simplement sa place est plus marquée que celle des autres personnes qui prennent place dans la classe. II (elle) devient professeur à partir du moment où il (elle) met le pied sur l'estrade, seul signe extérieur tangible de sa différence. Et l'estrade joue le rôle d'une espèce de rivière infranchissable qui coupe le village en deux ; mais à la différence de la plupart des villages, il n'y a aucun pont qui enjambe cette rivière.

Définissons une élève : jusqu'en classe de troisième, une élève est un être en uniforme (robe ou pantalon bleu sombre, chaussettes blanches) dont la caractéristique essentielle est de vivre en groupe. De la seconde à la terminale, l'uniforme n'est plus de mise et, vestimentairement, l'élève ne se distingue plus guère du professeur femme. Ce qui permet de distinguer à coup sûr une élève c'est la place du paquet de cigarette : dissimulé sous un vêtement pour être utilisé aux toilettes.

Le village lui-même se définit par un triple rite schizophrénique : en premier lieu, le ballet de l'estrade sépare les élèves des professeurs. En second lieu, la religion, même si tout le monde est censé la respecter, instaure une coupure entre les pratiquants et les autres. Enfin, le bilinguisme : entre elles, les élèves utilisent une langue différente de celle des professeurs ; entre eux, les professeurs utilisent une langue semblable à celle des élèves. Mais quand les deux groupes communiquent, le rituel implique l'utilisation d'une autre langue, que l'on pourrait qualifier de savante.

Il y a donc une coupure, une sorte de rivière, de vide indépassable au-delà duquel se situe l'estrade. Dès que le membre, dont la place habituelle est sur l'estrade, se présente, le comportement change. L'irruption dans la salle de celui qui joue le rôle du professeur ne modifie pas le comportement, c'est la montée sur l'estrade qui déclenche le rituel.

Le fait de nommer la scission la fait disparaitre. Mais cette disparition reste ponctuelle. Car entre les membres eux-mêmes il y a aussi cette schizophrénie : la définition que les membres donnent d'euxmêmes se modifie à chaque instant. Certains se définissent par leur ascendance et la revendique comme une propriété. D'autres se définissent comme détenteurs d'argent. D'autres encore comme religieusement concernés, etc. Ces définitions, évidemment très variables, changent parfois très vite (plusieurs fois pendant un cours). Le choix d'une définition est décidé d'une part par le membre concerné, d'autre part, de façon informelle, par le reste du groupe. Il arrive fréquemment que le fait qu'un membre refuse d'être associé à une catégorie renforce cette appartenance.

C'est ici que peut intervenir la notion d'indexicalité et l'analyse ethnométhodologique.

L'ethnométhodologie permet de distinguer fondamentalement les sous-groupes de ce village : ce qui se passe dans telle classe durant tel cours, diffère radicalement de ce qui se passe en d'autre temps, en d'autre 'lieu.

La présence d'un professeur modifie le village professoral.

Le village semble apparemment respecter le rituel schizophrénique. Mais chaque façon de se comporter vis-à-vis de ce rituel suffit à le transformer, à en modifier le sens.

Par exemple, le fait d'avouer le rituel en tant que rituel est une façon de le détruire. La révélation, en soulignant la schizophrénie, la ridiculise. Le rite devient farce par l'aveu. Transformer le rite en discours le désacralise, lui retire son sens sacré mais instaure une sorte de théâtralité. II y a toutefois une limite à cet aveu, limite que tout le monde connait et que personne ne peut clairement révéler sans s'exclure. Dans une certaine mesure, être ouvertement conscient des règles auxquelles on obéit, revient à s'exclure.

Dans un tél univers, la notion même de lexique est floue, c'est-àdire qu'une création de sens est toujours schizophrénique : chaque membre crée deux sens, au moins, un pour chacun de ses univers de référence.

II y a toujours durant le cours un bruit de chasse d'eau. Depuis le début de l'année, le même rideau déchiré pendouille à la même fenêtre, la troisième en partant de l'estrade. Depuis un mois et demi, une fille pouffe de rire à chaque instant. Le sens de ces trois événements varie selon les cours et selon l'époque de l'année. Le rire de l'élève signifie une mise à la porte quand il se produit au cours de mathématique. Une réprimande cinglante lors du cours d'histoire. Un commentaire hégélien difficilement compréhensible mais qui déclenche l'hilarité de la classe entière lors du cours de philosophie. Au début de l'année, le rideau déchiré signifiait le drame de la redoublante qui retrouvait le même rideau pour une nouvelle tentative au bac. Petit à petit, ce rideau, utilisé à toutes les sauces, prit une signification nouvelle chaque jour. Le bruit de chasse d'eau fut au départ une gêne, puis un motif de rire ; il se mit ensuite à signifier qu'une élève en retard signalait ainsi sa présence, enfin il désigna l'imminence d'une sortie du cours permettant aux élèves d'aller fumer une ,cigarette prohibée, le bruit de la .chasse servant en quelque sorte à les disculper, etc.

On le voit, chacun des événements, en se répétant, reçoit une portée différente. Cette création de sens n'est pas orchestrée par une quelconque puissance occulte, un improbable meneur qui tirerait en coulisse des ficelles invisibles. Il s'agit plutôt d'un phénomène spontané, sauvage qui jaillit dès que des membres sont réunis.

Ce ne sont pas seulement les mots qui voient leurs sens s'altérer; le comportement lui-même évolue ; le geste, s'il reste identique, se modifie en profondeur.

Si on se tourne maintenant vers le problème du lexique, on se rend compte que chacune des phrases prononcées en cours est susceptible de devenir une scie, c'est-àdire une expression dont le sens n'est perceptible que par les utilisateurs. La simple répétition d'une phrase suffit à transformer son contenu sémantique.

C'est ainsi que le mot Newton a connu une intéressante dérivation sémantique. Pour le professeur, cela faisait référence à un personnage historique. Une élève lança 'le nom de Gotlieb. Tout bascula à partir de ce moment-là. Et Newton se mit à signifier une bande dessinée dans laquelle un personnage drôlement habillé reçoit des choses sur la tête ce qui lui permet de trouver une formule bizarre. Le mot cessa de faire partie de cette langue imposée entre prof et élève pour tomber résolument dans le camp des scolaires. La réitération du mot Newton finit par désigner chaque fois des choses différentes :
1. Le personnage historique.
2. La bal. de Gotlieb.
3. Le jour où on a parlé de Gotlieb.
4. Le jour de 'la crise de rire déclenchée à l'occasion du rappel de la bal. de Gotlieb.
5. L'éventualité de présenter une bal. à l'oral du Bac.
6. Le Bac et ses exigences.
7. Le fait qu'il faille travailler car, malheureusement, le Bac a ses exigences.
8. Etc.

On le voit, la création de sens ne s'encombre pas de vraisemblance et passe allègrement de la blague au sérieux, de la science réfléchie à l'improvisation On pourrait dire que cette création obéit à la règle du n'importe quoi n'importe comment.

Cette avalanche de sens à propos de Newton eut aussi des répercussions pédagogiques. Et c'est ici que l'indexicalité peut être proposée comme outil de compréhension. Au lieu de garder pour moi cette constatation de la pluralité newtonienne, j'ai tâché d'en faire profiter le groupe. Les élèves ont apparemment très bien compris et se sont servis de l'indexicalité pour jouer à créer du sens. Outre l'efficacité pédagogique qui consiste à faire mémoriser des noms ou des concepts par le truchement du jeu, l'indexicalité a d'autres vertus. Elle permet précisément de pallier le phénomène d'incohérence. II arrive fréquemment qu'un élève ne comprenne pas, ou mal, qu'il y ait des divergences entre les professeurs. Le discours habituel a cette teneur : M'sieur, moi on m'a appris que... et vous vous affirmez que... Une redoublante peut certes poser cette question, mais tout élève est amené à une telle interrogation le discours, en dépit des efforts de bilinguisme, de l'instauration d'une langue savante et platonicienne, n'est jamais totalement homogène. Ce qui est dit au cours d'histoire ne recoupe pas ce qui est dit au cours de français qui lui-même ne recoupe pas le cours de philosophie, etc.

Et l'élève, enfermé dans le platonisme scolaire qu'on lui a inculqué depuis la maternelle, se croit en droit d'exiger un discours unique, univoque, immuable. II manifeste au cri de "Mettez-vous d'accord". Et si par hasard, l'accord ne se fait pas, la conclusion, apodictique, arrive comme le couperet d'une guillotine : il n'y a qu'une seule vérité, tel prof n'a pas dit la même chose que tel autre, en conséquence, l'un des deux a tort. Et si le professeur X a tort sur tel point, on est en droit de supposer qu'il a tort sur tous les autres, que son enseignement est entaché d'erreur, bref, qu'il dit n'importe quoi. L'indexicalité permet précisément d'éviter un tel cercle qui, à terme, vide l'enseignement de son contenu. Révéler aux élèves, à partir d'une expérience concrète comme celle de Newton, que le sens d'un mot ou d'un discours est fonction, non seulement d'un contexte mais de la personne même qui parle aussi bien que de la personne à laquelle il est adressé, invite l'élève à faire usage de créativité, à créer un sens, et, finale ment, au lieu de rester passif devant Je discours, il est obligé de l'interpréter sciemment.

Le discours n'étant plus le lieu privilégié de la Vérité, l'élève se forge lui-même un esprit critique sans retomber dans le piège qui consiste à remplacer une vérité immuable par une autre. On évite ainsi le syndrome bien connu du clou qui chasse l'autre

Un exemple illustrera ce propos le professeur de français avait dit que Baudelaire était un poète romantique. J'avais dit en cours que Baudelaire n'était pas un poète romantique. Qui les élèves devaientils croire ? Quel était le professeur qui mentait? Qui disait n'importe quoi ? Les élèves, maintenant habituées à l'indexicalité purent trouver elles-mêmes la réponse.

On voit donc que l'indexicalité dépasse le cadre d'un outil purement formel pour devenir un concept indispensable à la synthèse des différentes connaissances qu'un lycée est censé apporter. Non seulement la manière d'enseigner mais le contenu même de l'enseignement est modifié. De l'élève, machine à ingérer du discours, on passe à l'élève créateur de sens, créateur d'une vérité perçue comme localement significative.