Tiré de Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.


Sommaire du numéro 11-12
 
2,4 - LES PRINCIPAUX CONCEPTS DE L'ETHNOMETHODOLOGIE ET LE REFUS DU RAISONNEMENT PAR INDUCTION

(par Yves Lecerf)
 

Dans « les structures formelles des actions pratiques » (1970) Garfinkel et Sacks, évoquant les objectifs et les tâches de l'ethnométhodologie, mentionnent qu'il n'entre pas dans le rôle de celle-ci de « se servir de métaphores naturelles pour généraliser à des contextes plus larges la connaissance acquise dans un contexte local ». II ne fait aucun doute à nos yeux que cette indication programmatique équivaut, à un refus d'utilisation du raisonnement par induction. Jusqu'où les conséquences de cette question sont-elles poussées par Garfinkel ? Et peut-on considérer l'ethnométhodologie comme "une sociologie sans induction" ?

La tâche de construction du lexique ethnométhodologique donné à !a fin du présent volume nous avait été confiée. Ce fut l'occasion pour nous d'essayer de voir si la plupart des grands concepts ethnométhodologiques ne pouvaient pas être reconstruits à partir de deux d'entre eux seulement qui seraient :

- L'indexicalité d'une part;
- et l'indifférence ethnométhodologique d'autre part, en pous cette notion jusqu'à l'implication extrême d'un refus général du raisonnement par induction.
Il en est résulté un 'lexique-bis" qu'il n'était pas possible de melanger avec le lexique normal, puisqu'il s'agissait d'une sorte de commentaire personnel de notre plan, et non de la description de l'usage le plus commun.

A ce point de notre travail, la lecture de la contribution de B. Jules-Rosette sur les " huit concept fondamentaux de l'ethnométhodologie" est venue nous apporter le sentiment qu'un certain débat était ouvert sur la question de l'interdépendance des concepts fondamentaux de l'ethnométhodologie, cette interdépendance pouvant fournir les bases d'une sorte d'échelle d'importance ; des concepts particulièrement fondamentaux étant peut-être ceux à partir desquels on peut reconstruire la presque totalité des autres.

"Notre "lexique-hors lexique" peut évidemment jouer un rôle dans le cadre d'une telle discussion et noud en donnons donc ici quelques extraits (qu'il faut lire comme des ajouts aux définitions du lexique situé en fin de ce volume).
 
 

  • "Sociologies sans induction" (définition proposée par nous pour ce nouveau concept )

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    -- Les "sociologies sans induction" sont des branches récemment nées de !a sociologie, branches "étranges" où l`on est à tout moment conscient du caractère irrémédiable de l'indexicalité et où l'on se fixe en conséquence pour
    règle de s'interdire autant que possible d'avoir recours au raisonnement par induction ; d'où un grand intérêt pour le quotidien, le directement observable (dont l'existence n'a pas à être induite puisqu'elle se voit). Parmi celles-ci :
    en France, le Paris-septisme ethnologique ; une fraction importante de l'école d'analyse institutionnelle ; et aux USA, l'ethnométhodologie, dont le texte fondateur fut les "Studies in ethnomethodology" (1967) de Harold Garfinkel.

    Beaucoup d'options théoriques de l'ethnométhodologie vont en fait dans le sens d'un refus du raisonnement par induction. Sur le plan des principes, ce refus se justifie

    - par l'indexicalité, phénomène qui accroit le caractère hasardeux du raisonnement par induction ;

    - et par "l'indifférence ethnométhodologique" : prendre parti pour des affirmations à l'évidence hasardeuses, c'est sortir d'une position d'indifférence.

    -- Le raisonnement par induction est en effet un mode d'inférence extrêmement incertain et dangereux qui passe du particulier au général et qui vise à appuyer, sur l'observation de certains cas dont on a eu l'expérience, des  conclusions concernant des cas dont on n'a pas eu l'experience.

    -- On observe depuis plusieurs décennies loris l'histoire des sciences y compris les sciences humaines, diverses tentatives de construction anti-inductivistes, visant soit à éliminer le raisonnement par induction, soit à mettre celui-ci étroitement sous contrôle. Mais il s'agit d'entreprises ardues : les raisonnements par induction sont omniprésents. On trouve un grand nombre d'inductions en amant de l'exercice même du langage de sorte qu'une interdiction complète du raisonnement par induction poserait !e problème de pouvoir ou de ne pas pouvoir parler.

    -- L'idée d'une « sociologie absolument sans induction » ne peut vraisemblablement donc être qu'un concept limite, une sorte d'asymptote : plus on éliminerait le raisonnement par induction de la sociologie, plus on s'en rapprocherait. Par commodité, nous appellerons "sociologies sans induction" les sociologies qui tendent méthodologiquement à se rapprocher de cette limite.
     
     

  • Induction

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    -- Un certain "mythe de la connaissance inductive" a fait, de manière répétée au cours de l'histoire de la philosophie des sciences, l'objet de nombreuses dénonciations critiques, dont une des premières a été au XVIII' siècle formulée par Hume ; une des plus récentes étant notamment celle de Karl Popper, à propos de laquelle René Bouveresse (1981) écrit :
    " La conception de la connaissance à laquelle s'oppose Popper peut être caractérisée ainsi :
    1) La connaissance commence avec  l'observation et consiste dans l'enregistrement passif d'informations provenant des sens et qui s'accumulent dans le sujet.
    2) C'est par l'observation de répétitions dans la rature que le sujet est amené à l'idée qu'il existe il existe des rapports constants dans l'univers.
    3) Les lois dont le sujet fait l'hypothèse sont progressivement vérifiées par la masse des observations en leur faveur, et finissent par être définitivement établies et certaines.
    4) C'est en s'ajoutant les unes aux autres que les lois atteignent une universalité de plus en plus grande, en un processus indéfini de généralisation. On peut qualifier cette conception de la connaissance d' "inductiviste".

    -- II est clair que l'induction est un genre de raisonnement périlleux. Si par exemple votre voisin a été vu, tous les jours depuis plusieurs années, vivant et en bonne santé, cela n'empêche point qu'il puisse avoir aujourd'hui même, un accident. Ainsi, ce qui a été constaté un grand nombre de fois ne se reproduit donc pas forcément toujours.

    -- Mais des inductions interviennent dans toutes les activités de l'entendement humain. C'est une gageure très difficile que d'entreprendre de les éliminer
     
     

  • Acceptabilité de formes contrôlées du raisonnement par induction

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    -- Il serait sans espoir de vouloir éliminer complètement l'usage des raisonnements par induction sauf à pourvoir au remplacement de ceux-ci par des substituts ; c'est-à-dire par des inductions dont la nocivité a été désamorcée. La règle à ce sujet est qu'on peut "observer", "regarder" une induction (sans se prononcer sur la question du vrai et du faux à propos de son résultat) ; mais non "l'assumer" : ne pas dire « cette induction conduit à un résultat que je certifie vrai ».

    -- La gamme de ces raisonnements de substitution est vaste mais on peut citer :

  • l'induction explicitée, dont on signale qu'elle est une pure hypothèse, et donc on rappelle constamment ensuite qu'elle est une pure hypothèse, du genre "si" conditionnel en logique ; procédé difficile à généraliser car il conduit à transporter d'immenses quantités de "si" imbriqués les uns dans les autres ;

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  • l'induction référée au style indirect et datée, procédé consistant à décrire par exemple une personne en train d'effectuer des opérations d'inductions. II n'y a plus alors qu'à prendre cette description de l'activité (tout à fait effective) d'une personne particulière très concrètement observable ; ce qui n'est en rien une induction et en rien une prise en compte directe de l'extrapolation d'un nombre fini d'expériences vers des conclusions concernant des quantités potentiellement infinies de cas non expérimentés. Sur un plan formel en effet, on a certes décrit des inductions, mais on n'en a point directement assumé les conclusions. Ce procédé sera souvent évoqué dans le présent lexique sous l'appellation, non classique mais commode, d' "indirection"(cf. ce terme) ;

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  • l'induction bornée, qui propose des opérations suffisamment peu nombreuses pour être vérifiables ;

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  • l'induction suggérée, procédé consistant à répondre à une question posée en général, par une énumération de cas particuliers qui suggèrent une réponse générale sans affirmer vraiment celle-ci. Ce procédé est très souvent utilisé dans les écrits et dans les propos rapportés de Harold Garfinkel, fondateur de l'ethnométhodologie.

  • -- II est important de noter que les définitions caractérisant un ensemble très vaste par une clôture (exemple : toute créature humaine refusant la tyrannie, etc.) sont inductives ; et nécessitent donc d'être neutralisées par l'un des procédés énumérés ci-dessus. Or, fort curieusement, la notion même de "sociologie sans induction"
    est de ce type : elle prend en compte un ensemble vaste (les sociologies possibles dans le présent et dans le futur) en le cernant par une clôture, qui est celle du refus du raisonnement par induction.
     
     

  • Accountability (intelligibilité, racontabilité) et refus du raisonnement par induction

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    -- Le principal obstacle apparent à la constitution d'une sociologie sans induction tient au fait que dans un monde supposé sans induction, il serait impossible de parler, ni de porter un quelconque jugement appréciatif sur quoi que ce soit. De très nombreuses inductions se situent en amont de la fonction langage.

    -- Pour résoudre cette difficulté, l'ethnométhodologie construit un système cognitif à deux étages, qui emprunte le langage du groupe étudié (un peu à la manière d'un promeneur qui trouverait une paire de jumelles et poursuivrait son périple en utilisant cet instrument).

    -- Les accountabilités sont finalement donc l'instrument d'une objectivation des inductions préalables à l'activité cognitive et linguistique du groupe étudié ; objectivation qui permet d'emprunter ces inductions comme outils, sans pour autant les assumer.
     
     

  • Actions pratiques, domaine du quotidien

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    -- Le choix d'un tel sujet d'étude s'impose, lorsque l'on adopte le parti d'une "sociologie sans induction" le quotidien est ce que chacun observe le plus directement. Prendre le parti d'étudier le quotidien correspond d'emblée à une énorme économie de raisonnement par induction.
     
     

  • Appartenance sociale, et refus du raisonnement par induction

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    -- Faire de l'appartenance à une forme sociale (à un groupe) une condition préalable à l'observation de cette forme sociale (de ce groupe) est une option qui renvoie à un vieux débat ; opposant science impartiale à science engagée, débat où la question de l'impartialité est finalement difficile à trancher.

    -- Or, en ethnométhodologie, la question du refus des inductions impose précisément de trancher en faveur de l'appartenance sociale ; car alors celle-ci n'est plus seulement interprétable en termes de facilités pratiques et d'opportunités d'observation : elle devient une nécessité théorique, en tant que moyen d'emprunter des inductions au groupe étudié pour éviter de devoir soi-même en assumer d'autres qui seraient plus difficiles à neutraliser. Il se trouve donc que dans cette discipline, les significations ne seront définies que par référence à des groupes. C'est même l'appartenance sociale qui va fonder le sens tout court et qui va fonder la langue tout court : " la notion de membre est au coeur du problème. Nous n'utilisons pas le terme pour référer à une personne, mais pour désigner la maitrise du langage naturel..." (Garfinkel et Sacks, 1970).
     
     

  • Compétence unique

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    -- Le refus de l'induction impose évidemment un tel principe. Car appliquer localement et de façon brute une règle universelle d'analyse posée ailleurs, c'est assumer l'induction de celui qui a posé cette règle comme susceptible de s'appliquer à des gens et à des cas qu'il n'avait lui-même jamais vus.
     
     

  • Définitions objectives

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    -- En ethnométhodologie (comme dans toute sociologie sans induction) justement, il sera très délicat de vouloir poser "objectivement" une quelconque définition. Car derrière toute définition déclarée objective, on trouve une intention de généralité dans l'affirmation (une définition objective a une validité "indépendante du contexte" nous dit Garfinkel, 1967, chapitre 1) ; et derrière cette généralité, une induction (celle qui fait passer des contextes que l'on connaît à ceux que l'on ne connaît pas encore ; et qui ne vont peut-être pas s'accorder à la définition que l'on aura posée).
     
     

  • Analyses de conversations (considérées comme des régressions infinies)

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    -- L'idée d'atteindre le "sens réel" d'une conversation dissimule une induction de même nature que celle consistant à chercher à poser une quelconque "définition objective". Elle fait entrer dans une régression ad infinitum.
     
     

  • Indexicalité

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    -- C'est en termes généraux qu'on parle d'indexicalité : il s'agit donc d'une question située à la fois dans le champ des "sociologies avec induction" et des "sociologies sans induction" ; et qui vient fournir un élément essentiel dans toute discussion opposant les mérites respectifs des unes et des autres.

    -- Rien n'empêche en effet de construire des "sociologies sans induction" à la manière d'un jeu, exercice intellectuel qui ne dérangera personne, tant qu'il laissera intact le pré-supposé selon lequel ces sociologies "doivent" être moins performantes que les autres, puisqu'elles se refusent l'emploi d'un mode de raisonnement dont l'excellence a été par ailleurs souvent confirmée. Mais la perspective comparative des mérites du "sans induction" et de l' "avec induction" changera complètement si l'on met en évidence l'existence d'un mécanisme lié à la machinerie du langage naturel lui-même, et qui a pour effet de fausser les raisonnements par induction, en provoquant des déplacements imprévisibles des significations des mots servant à formuler ces raisonnements.
     
     

  • Décision (aide à la)

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    -- Sachant que décider c'est dans une certaine mesure prévoir et que la prévision est une induction, comment concevoir une relation privilégiée entre de telles activités de décision et l'ethnomethodologie ?

    -- Pour comprendre cette relation, il faut prendre conscience tout d'abord du fait que beaucoup de décideurs sont des personnes intelligentes et avisées, averties mieux que personne des dangers du raisonnement par induction, et averties davantage encore de la multiplication de ces dangers pour qui fait intervenir des cascades successives de raisonnements par induction L'idéal pour un décideur, c'est de construire des chaînes de raisonnements dont seule l'étape ultime est une induction ; c'est-à-dire des raisonnements dont la presque totalité (tout sauf l'étape ultime) devra se situer dans le cadre d'une "sociologie sans induction".

    -- En tant qu'ethnométhodologiques, ces chaînes de raisonnements (à l'exclusion de l'étape ultime de ceux-ci) ne feront état d'aucune arrière-pensée d'amélioration par exemple du fonctionnement d'une entreprise. Le point de vue sera purement observatif.

    -- Mais rien n'empêche qu'en extrémité de chaîne, le décideur ajoute un dernier maillon de raisonnement qui fasse intervenir ses préoccupations propres, préoccupations qu'il a le droit d'avoir en tant que personne singulière, en tant que membre; préoccupations assorties de jugements propres sur ce qui pourrait être meilleur, sur ce qui pourrait être pire, et sur des décisions ou rectifications de décisions qui éventuellement s'imposent.

    -- Parmi les auteurs de publications récentes où l'on déclare tirer profit de l'usage de l'ethnométhodologie, on trouve une proportion non négligeable de décideurs ou de conseillers en décision du monde des affaires et de l'industrie ; situation qui semble trancher à première vue avec le caractère souvent marginal ou intellectualisant des préoccupations affichées par exemple par Garfinkel ; et trancher avec l'affirmation surtout (préface des studies) que "les recherches ethnométhodologiques n'ont pas pour objet de formuler ou justifier des rectifications... elles ne visent pas à proposer un remède pour des actions pratiques qu'elles sont meilleurs ou pires que ce que l'on prétend habituellement". Elles ne visent point à proposer des correctifs, mais sont utilisables à cette fin (cf. autres citations de H. Garfinkel dans la rubrique lexicale Correctifs ; conseils aux entreprises »).