Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
2,5 - COMPRENDRE L'ETHNOMETHODOLOGIE LES CORRECTIFS ET L'ETHNOMETHODOLOGIE

(Louis Quéré interviewé par Georges Lapassade)

J'en viens maintenant au texte de Garfinkel sur les correctifs, dans le second volume de "Décrire un impératif ?" .. II parle d'applications de l'ethnométhodologie, notamment en pédagogie. Comment?

Louis Quéré : II évoque en particulier le cas d'un de ses anciens étudiants qui a été recruté, sans être médecin, dans une faculté de pédiatrie, et qui a été chargé de faire des cours à des étudiants en pédiatrie en collaboration avec un pédiatre. D'après ce que j'ai compris, la question qui se pose c'est comment un sociologue peut-il apprendre quelque chose de pertinent à des gens qui s'apprêtent à exercer le métier de pédiatre? Bien sûr il peut leur raconter toute une série d'histoires sur la profession médicale tirées de la sociologie médicale, ou sur les conditions de socialisation des enfants. Mais ce n'est pas cela qui intéresse les étudiants, mais : comment améliorer l'apprentissage de leur métier de pédiatre, comment acquérir le savoir-faire qui lui correspond avec tout l'aspect d'engagement corporel qu'il implique ? D'où la nécessité d'une pédagogie qui soit appropriée à cette visée pratique d'acquisition et d'accroissement d'un savoir-faire, d'un savoir s'y prendre avec les malades, distinct du savoir propositionnel qui est transmis par l'enseignement habituel selon des modalités qui nous sont familières. Mais comment transmettre le savoir-faire, l' "art" du praticien ? Traditionnellement cette apprentissage se fait sur le tas, c'est-à-dire par engagement concret dans l'exercice d'un métier, par formation d'un jeune par un ancien, et par sédimentation de ce qu'apprend l'expérience, comme dans l'artisanat par exemple.

L'idée de cet étudiant a été de faire enregistrer en vidéo des médecins en train d'exercer concrètement leur métier au chevet de leurs malades, et de considérer leurs pratiques en situation de travail comme ce à partir de quoi quelque chose pouvait être enseigné et appris, dans la mesure où c'est là-dedans que peut être découvert ce qui spécifie le métier de pédiatre, et non pas dans les discours et les histoires toutes faites qui servent à le décrire, à l'expliquer. C'est là que Garfinkel introduit son expression : "unique adequacy requirement of methods". Telle que je la comprends, il s'agit de l'idée que les phénomènes que nous observons sont, en tant qu'ils s'auto-organisent, pourvus d'une méthode de structuration qui leur est propre. Le sociologue n'a quelque chance de dire quelque chose de pertinent au sujet de ces phénomènes que s'il découvre et fait sienne cette méthode possédée, de manière interne, par le phénomène,

Georges Lapassade : B. JulesRosette a traduit l'expression par "compétence unique", entendant par là que si le sociologue veut faire une enquête sur la pédiatrie il doit se faire pédiatre.

L. Q. : C'est effectivement la conclusion à laquelle on est logiquement conduit. Mais s'agit-il simplement du dicton qui dit qu'on ne connait vraiment bien quelque chose que de l'intérieur ? Je ne crois pas.

G. L. : Est-ce au fond différent du micro-teaching en pédagogie? Pour former de futurs instituteurs, on leur fait faire une leçon dans une classe, on les filme et puis on discute sûr le résultat. Il me semble que c'est la même idée. C'est l'utilisation de la vidéo dans la pédagogie. Qu'y a-t-il de plus dans la démarche de cet étudiant?

L. Q. : L'intérêt de Garfinkel est d'abord sociologique, et il porte sur l'analyse du raisonnement pratique et des actions pratiques. II n'est donc pas de faire de la pédagogie, de trouver des recettes pédagogiques, ni de déboucher sur des utilisations possibles de l'ethnométhodologie.

G. L. : II dit pourtant qu'il y a une réussite pédagogique dans l'expérience de cet étudiant. Pourtant il n'a pas découvert l'Amérique ! Il a utilisé la vidéo, pour faire de la pédagogie !

L. Q. : Je crois que la question que cherche à élucider Garfinkel est de l'ordre suivant : le sociologue ne pouvant rien dire de pertinent sur un phénomène tant qu'il n'a pas accédé à son mode opératoire de structuration endogène, comment peut-il s'y prendre pour appréhender cette face interne du phénomène ? Et s'il réussit à le faire quel type de connaissance en résulte-t-il ? Ou encore en fonction de quels critères peut-on évaluer la validité ou la pertinence d'une analyse sociologique ? C'est au fond toujours la même question qu'au début - qu'est-ce qui fait que les jurés sont des jurés et pas les membres d'un petit groupe? - et toujours la même recherche d'une description sociologique qui soit capable d'appréhender ce qu'il appelle désormais la "quiddite"du phénomène. Et sa réponse est fondamentalement de type pragmatiste. Si bien qu'au lieu de dire qu'une analyse sociologique est valable si elle correspond à la réalité des choses, si elle lui est fidèle, - ce qu'on dit d'habitude - Garfinkel semble considérer qu'une description sociologique est pertinente si elle contribue, par la découverte de la méthode d'organisation interne d'un phénomène, à accroître le savoir-faire, l'habileté pratique des gens qui le façonnent à travers leurs aspirations, à travers leur engagement concret, situé.

G. L. : Le critère c'est la réussite !

L. Q. : Il est plutôt pragmatique, en rapport avec la distinction établie plus haut entre contexte de description et contexte d'accomplissement. Il y a des analyses qui racontent des histoires et n'apprennent pratiquement rien à ceux qui sont concrètement concernés ; et il y a des analyses qui découvrent le mode de structuration interne des phénomènes et sont source d'apprentissage pour ceux qui les accomplissent. C'est le même critère que Garfinkel prend pour le cas de son étudiant qui a fait sa thèse sur les fondations des mathématiques. Son idée est que la description ethnométhodologique du travail concret des mathématiciens doit pouvoir, si elle est pertinente, servir directement au mathématicien au niveau de l'exercice quotidien de son métier. Mais il ne faut pas réduire l'opératoire à l'utile ; le critère du vrai n'est pas l'utile.

G. L. : Ceci rejoint tout un débat sur la sociologie comme science appliquée ou comme science fondamentale. C'est une critique de la sociologie théorisante, s'il dit que pour que la sociologie soit intéressante il faut qu'elle permette à un pédiatre d'être un meilleur pédiatre ou à un mathématicien d'être un meilleur mathématicien. Donc ça va vraiment dans le sens d'une sociologie utilisable. Et ça va tout à fait à l'encontre de ce que vous faites, qui apparaît de l'extérieur comme une haute spéculation. Quand on a une vision praticienne de la sociologie on se dit : mais qu'est-ce que ces sociologues qui sont dans leurs labos, qui se réunissent pour des colloques, pour parler de Wittgenstein, etc., à quoi ça va servir? On a l'impression que le texte de conclusion de Garfinkel met en cause tout ce qui s'est passé avant dans votre colloque. Mais les sociologues qu'on forme ne feront pas cela. Combien vont aboutir dans un labo comme celui où tu es ? Les trois exemples que donne Garfinkel concernent des gens qui ne deviennent pas profs de fac comme lui, mais qui trouvent un débouché là où ils peuvent, qui doivent vendre leur compétence sociologique sur le marché.
 

L. Q. : II y a deux aspects dans ton intervention. Le premier est un problème d'interprétation des arguments de Garfinkel ; le second introduit une discussion sur le fait de savoir s'il faut viser une sociologie plus praticienne, plus appliquée, s'il faut supprimer la distinction institutionnalisée en France entre recherche et enseignement. Je ne répondrai que sur le premier point. On peut éventuellement interpétrer comme tu le fais ce texte de Garfinkel, c'est-à-dire comme une sorte de plaidoyer pour une sociologie praticienne et utile. Mais je ne crois pas qu'il s'agisse vraiment de cela. Le problème qu'il traite est bien plutôt celui de la découverte de niveaux et de procédures adéquats de description ou d'analyse. C'était déjà celui qu'il posait au sujet des jurés, c'est-à-dire lorsqu'il disait que l'utilisation des procédures de Bales lui montrerait en quoi un jury est un petit groupe mais ne lui apprendrait rien sur ce qui fait de ses membres des jurés. C'est la même question qu'il pose au sujet du travail de découverte scientifique : qu'est-ce qui fait des astrophysiciens qui ont découvert le pulsar optique des chercheurs scientifiques et non pas des plombiers, des électriciens ou des électroniciens ? C'est là qu'il introduit la vieille notion médiévale de "quiddité"d'un phénomène c'est-à-dire qu'est-ce qui fait qu'un phénomène est tel phénomène et pas un autre ?
Comment élucide-t-il cette question ? Essentiellement en prenant les choses par le bout des pratiques et des opérations en quoi le phénomène consiste. Ce qui fait des astrophysiciens qui ont découvert le pulsar optique des savants c'est leur capacité à se livrer dans leur laboratoire à un ensemble d'opérations et de manipulations locales orientées vers un but, à ordonner concrètement une série d'expérimentations dont émergera un objet muni d'un certain nombre de propriétés déterminées, un peu comme le potier façonne sa poterie de ses mains. Et de même que pour l'astrophysicien c'est dans l'agencement séquentiel de ses opérations de manipulation, d'observation et de mesure que la prise de la connaissance s'effectue, de même pour le sociologue c'est en s'introduisant dans les opérations de son objet, et dans la méthodologie qui lui appartient en propre, qu'il en produira une connaissance valable Or ce n'est pas ce que font habituellement les sociologues. Ils se contentent le plus souvent de raconter des histoires toutes prêtes, de mobiliser les ressources explicatives du langage naturel, d'utiliser les a théories naturelles qu'ils y trouvent; le savoir qui en résulte reste complètement extérieur à l'objet ; les sociologues ne diront quelque chose d'intéressant sur la structuration des activités sociales que le jour où ils la décriront en tant que réalisation concrète et incarnée des acteurs ; et à ce moment là leur discours pourra être source d'apprentissage pour ceux sur qui il produit des connaissances. Donc je ne crois pas qu'il s'agisse d'une vision directement praticienne du métier de sociologue ; le but n'est pas l'application. C'est plutôt l'idée que quand le sociologue accède au mode d'organisation interne d'un phénomène, il en produit une connaissance qui peut être opératoire ; ou encore l'idée que le fait pour un savoir produit d'être opératoire pour les praticiens atteste qu'il a effectivement appréhendé la "quiddité" a du phénomène.

G. L. : Mais c'est quand même un critère d'efficacité et même d'une efficacité comptée en dollars ?

L. Q. : Je ne crois pas que ce soit ça le fin mot de son histoire. Le fin mot de son histoire c'est de viser un type de description sociologique qui ait un autre rapport aux pratiques des gens que les analyses sociologiques habituelles, qui les saisissent de l'extérieur et n'accèdent pas à la source de leur cohérence et de leur rationalité.

G. L. : Dans son texte critique, Freitag dit qu'au fond c'est l'économie libérale qui est derrière tout ça.

L. Q. : Ou plus exactement une approche technocratique du monde social.

G. L. : Quel est l'arrière-plan politique de cette affaire ? Car ce que dit Freitag aussi, qui est très critique vis-à-vis de l'ethnométhodologie, c'est qu'on parle beaucoup de contexte en ethnométhodologie. Mais le contexte institutionnel et social disparait. On a l'impression d'une microsociologie déconnectée des grands ensembles. Quelqu'un a crié au colloque Maffesoli l'autre jour, au moment de l'intervention de Benetta : "Et les classes sociales où sont-elles ? où sont-elles passées?"

L. Q. : Ça c'est le reproche qui est constamment fait à l'ethnométhodologie : d'être une sociologie sans société, de se cantonner dans une microsociologie des interactions, et donc de ne pas tenir compte des macro-structures, des rapports de classes, des institutions, des processus de pouvoir, des systèmes de domination, etc. Ces reproches ne sont pas toujours pertinents, car souvent ils procèdent d'une vision statique, déterministe et substantialiste de la réalité sociale. En cherchant à rendre
compte de la société-en-train-de-se-faire, Garfinkel prend le contrepied de cette vision. Maintenant, il reste qu'il n'a pas respécifié les thèmes classiques du discours sociologique à partir de ce nouveau point de vue. Est-ce faisable? Je n'y vois pas d'obstacle a priori.
 

II ne faut pas considérer l'ethnométhodologie comme une perspective close, limitée par les textes qui ont été produits à ce jour. Ce n'est pas un corps de doctrine, mais une perspective, assortie d'une série de recommandations pour guider la recherche. Pour ma part, j'essaie de faire le lien entre la perspective de Garfinkel et la manière de raisonner de gens comme Lefort, Castoriadis en France.

G. L. : Comment fais-tu le lien avec ces gens-là ? Ça me parait très loin !

L. Q. : Le lien il se fait au niveau de l'idée d'une auto-organisation du réel. Le monde social n'est pas un chaos. Il n'attend pas que le sociologue vienne lui donner forme, l'ordonner par son langage. Il a une forme ; il s'organise, il s'ordonne de lui-même, il procède à sa propre mise en forme. II faut bien que le sociologue se demande comment se fait cette prise de forme? Comment cet ordre émerge-t-il ?

G. L. : C'est l'instituant, producteur de l'ordre institué.

L. Q. : C'est ça !

G. L. : L'ethnométhodologie serait alors une sociologie de l'instituant...

L. Q. : Ce serait un peu ça. Garfinkel a cherché "l'instituant" du côté des activités de la vie courante et des interactions entre les membres d'une collectivité. Et je trouve qu'il a eu raison de faire de "l'ordinaire" le lieu de la morphogenèse du social, de l'émergence de sa forme. Mais cela ne suffit pas à rendre compte du processus d'institution tel qu'il fonctionne dans les sociétés modernes. C'est pourquoi je trouve chez Lefort et Castoriadis des éléments pour rendre compte de la complexité et de l'hétérogénéité du travail d'institution dans nos sociétés, en termes d'analyse du "politique" (au sens de Lefort) ou d'"institution imaginaire".
 

G. L. : Tu avais fait une fois un rapprochement entre l'étude de Garfinkel sur Agnes et le chapitre premier du Capital sur le fétichisme de la marchandise. L'argument était qu'Agnès montre qu'il n'y a pas une nature féminine définitive. La marchandise, elle, oublie qu'elle est un condensé de rapports de production.

L. Q. : Il y a effectivement une idée de ce genre chez Garfinkel, qu'il a reprise dans son article sur le pulsar optique. Au bout du travail de découverte scientifique il y a un objet qui est devenu indépendant, qui existe en soi et qui a un certain nombre de propriétés déterminées. Sont oubliées et occultées les pratiques, les opérations, les interactions dont cet objet est le produit, qui l'ont façonné et pourvu de ces propriétés. Cet oubli n'est pas un hasard ; il correspond à un travail social d'occultation du support pratique et relationnel des objets. Merleau-Ponty, lui, parlait de "la ruse par laquelle la perception se laisse oublier comme fait" au profit de l'objet qu'elle nous livre.

G. L. : C'est ce que Marx appelait le secret de la marchandise...

L. Q. : C'est du moins comme cela que je le comprends. Dans le cas d'Agnès il y a cette idée qu'être femme dans notre société est perçu comme une réalité de nature ; Agnès, elle, sait du fait de sa situation et de son expérience, que c'est au contraire un accomplissement continu, que ça correspond à un "travail" des acteurs pour rendre observables et reconnaissables, dans leurs comportements quotidiens, les attributs culturels de la féminité ou de la masculinité.

G. L. : En même temps, Agnès n'est pas une femme.

L. Q. : Ça c'est son secret, partagé par quelques personnes. Mais elle réussit à faire l'apprentissage de toute une série de manières de se comporter qui garantissent sa reconnaissabilité comme "un cas de la chose réelle", comme un cas non douteux de ce qu'elle prétend être, à savoir une femme. L'idée est que chez les "normaux", ce caractère accompli de la sexualité est oublié, occulté.

G. L. : Ce n'est donc pas le secret de la marchandise.

L. Q. : Dans le cas d'Agnès, il y a un secret d'Agnès. Mais c'est le statut de la sexualité dans la société qui est comparable à celui de la marchandise avec son "secret".

G. L. : C'est ça. Je passe à autre chose. J'ai demandé tout à l'heure, ici même, à R. Dulong : « est-ce que tu es ethnométhodologue?" II a répondu : "qu'est-ce que ça veut dire être ethnométhodologue ? Si c'est être conversationnaliste, je ne le suis pas. Si c'est rendre compte de recherches empiriques par une démarche phénoménologique, peut-être que je le suis". Toi tu es aussi dans ce second cas. Mais tu pratiques pourtant l'analyse de conversation. Ça étonne toujours un peu, les conversationnalistes. Des linguistes m'ont dit : "Pourquoi donc continuent-ils à faire des recherches sur les conversations, alors qu'on sait d'avance ce qu'ils vont trouver ? Ils l'ont déjà trouvé (ouverture, clôture des conversations, etc.). Pourquoi passent-ils leur temps à chercher ce qui est déjà connu ?"
 

L. Q. : Je prendrai les uns après les autres les éléments de ta question. D'abord je ne m'identifierai jamais comme ethnométhodologue. Je ne suis ni adhérent à une école, ni partisan d'un corps de doctrine. Mon rapport aux textes de Garfinkel et de ses collaborateurs est d'une tout autre nature. J'ai appris des choses très importantes d'eux. Je considère Garfinkel comme un très grand théoricien de la sociologie, quoiqu'un théoricien d'un type spécial puisqu'il n'a pas construit un système théorique, mais plutôt défini des perspectives d'investigation, ou un point de vue sociologique sur la réalité sociale. Mais je ne veux pas être un porteparole ou un défenseur d'un courant. Ayant mon propre projet intellectuel, mon propre questionnement sociologique, je veux garder entière ma liberté de penser. Je veux être en mesure de dire : dans ce qu'ils racontent il y a des choses qui sont importantes, fondées, fécondes, etc. ; il y en a d'autres qui ne résistent pas à la critique. Je veux aussi garder la possibilité d'intégrer d'autres pensées, d'autres manières de voir les choses. Au moins suis-je ainsi assuré de n'avoir jamais à renier un auteur ou une doctrine ou plutôt de ne pas apparaître comme un traître ou un renégat. C'est la raison pour laquelle je n'ai aucune envie qu'on me colle au dos l'étiquette "ethnométhodologue".
D'un autre côté l'ethnométhodologie ce n'est pas seulement un point de vue sociologique, un cadre théorique ou une problématique. C'est aussi un style, une manière de travailler, une sensibilité empirique, un certain type de rapport aux données, une attention aux détails, une méfiance à l'égard des interprétations superflues, un souci de rigueur dans la description et l'argumentation, etc. Ce style a sans doute ses faiblesses, en particulier un manque d'intérêt flagrant pour l'analyse conceptuelle. Mais il a par ailleurs une très grande force, qui fait que quand on s'y est essayé, il est difficile de revenir à un mode de raisonnement et d'investigation plus classique en sociologie.

G. L. : Certains ethnométhodologues considèrent l'analyse de conversation comme une déviation anglaise.

L. Q. : C'est vrai qu'on peut parfois se demander s'il y a vraiment un lien profond entre Garfinkel et l'analyse de conversation initiée par Sachs, Schegloff et Jefferson. Pourquoi néanmoins s'occuper d'analyser des conversations ? Mes deux raisons sont les suivantes.
Ce qui m'intéresse, d'abord, c'est le fait de travailler sur des données conversationnelles, c'est-à-dire sur des enregistrements d'occurrences de communication telles qu'elles se déroulent dans leur "cadre naturel". Je trouve cela très stimulant. D'abord parce qu'on a ainsi un accès assez direct aux processus sociaux tels qu'ils se passent, sans avoir à passer par ce que les gens peuvent en dire, en penser, en raconter. Ensuite parce que s'exerce sur l'analyse la contrainte des données : celles-ci ne sont pas utilisées pour illustrer un point de vue ou pour servir d'exemples à une argumentation ; mais elles sont traitées pour elles-mêmes, en tant qu'expressions de processus, d'opérations qui demandent à être analysées.
Ma seconde raison est que je m'intéresse depuis plusieurs années à la communication sociale, en particulier à la manière dont la communication est partie intégrante des interactions sociales, et donc des activités de la vie courante. Or je trouve que les données conversationnelles sont très instructives pour l'analyse de l'interaction sociale, bien qu'elles ne soient que verbales. Elles sont intéressantes parce qu'elles permettent une observation des détails ; or les détails comptent énormément dans la gestion d'une interaction. Rien n'oblige d'ailleurs à se limiter à leur utilisation pour l'analyse de l'interaction. Elles peuvent servir à faire de la sociologie sous bien d'autres aspects.
On peut donc s'intéresser à l'analyse de conversation sans se limiter aux préoccupations et à la problématique du courant conversationnaliste, qui peuvent effectivement apparaitre assez étroites quand on fait de la sociologie. Je considère cependant que ce courant n'est pas négligeable, qu'il a fait des découvertes importantes, qu'il a promu un type de traitement des données qui n'était pas courant en sociologie, qu'il a su inventer un "style" de raisonnement et d'expression. Je considère néanmoins que sa perspective est trop réductrice, que des articulations essentielles de sa théorie sont problématiques, qu'il faut les soumettre à un examen critique et construire des modes de raisonnement plus complexes en tenant davantage compte de l'apport de Garfinkel lui-même. En résumé ma position est actuellement la suivante je suis convaincu du grand intérêt que présentent les données conversationnelles, en tant qu'occurrences naturelles, pour faire de la sociologie, et en particulier pour avancer dans l'analyse de l'interaction sociale ; mais je revendique le droit de faire ce type de recherche avec une inspiration ethnométhodologique sans souscrire au credo et au langage des conversationnalistes, dont je ne veux pas pour autant sous-estimer l'apport sociologique.