3,3 - LES ANNEES D'APPRENTISSAGE DE HAROLD GARFINKEL(par Jean Widmer)
Une manière de comprendre ce qui motive les ethnométhodologues consiste à retracer brièvement leur histoire, qui coincide pour une décade avec celle de leur - fondateur », Garfinkel. Ce sera une manière aussi de replacer les débuts de l'ethnométhodologie dans le contexte théorique de l'époque (*).
(*) Ce texte est le résultat d'un collage d'extraits tirés d'un travail en cours : en particulier, les discussions concernant les traditions dont l'ethnométhodologie est issue ont été supprimées ainsi que toute allusion aux débats qui se développent en France actuellement autour de ces questions.
De Newark à Harward
Garfinkel est né en 1917 à Newark, une ville portuaire du New Jersey au sud de New York. II étudia à l'université de sa ville et à l'université de Caroline du Nord, avant d'entrer en 1948 à Harward où il fera son doctorat en 1952 avec Talcott Parsons.
En 1948, il publie un article (1948/ 49) sur les homicides inter- et intra-raciaux, basé sur une enquête statistique et ethnographique en Caroline du Nord.
Cette étude présente un double intérêt. D'une part, elle met en relation les statistiques de peines avec les types de définition de la situation qui prévalent durant les différentes phases des procès. Il ne s'agit pas seulement d'expliquer les variations des peines, mais aussi d'expliquer l'absence de telles variations malgré la présence de définitions différentes ; par exemple, les peines des crimes entre Blancs et entre Noirs sont semblables, malgré des différences importantes entre les définitions de la situation durant les procès correspondants. Ce thème fera l'objet de débats importants par la suite portant principalement sur la possibilité d'utiliser les catégories pénales dans les recherches criminologiques en sociologie.
Un autre intérêt de cette étude réside dans ses ressources théoriques. Nous y trouvons les notions de définition de la situation, de inet hors-groupe et des allusions évidentes aux schémas d'action de T. Parsons, ce qui montre l'insertion de H. Garfinkel dans le milieu du nouveau « Département des relations sociales - à Harward, où se préparaient les travaux de T. Parsons sur le système social (1952), ceux de R. Merton, A. Shils, N.J. Smelser, etc. Mais nous trouvons aussi une référence aux travaux de E. Husserl et de A. Schütz. Cette référence est intéressante. H. Garfinkel suit clairement la tendance à la théorie introduite par T. Parsons dans la sociologie américaine, mais il se réfère à des auteurs pour lesquels T. Parsons n'avait pas grand intérêt, comme en témoigne sa correspondance avec A. Schütz (Schütz, Parsons, 1977). D'autre part, cette référence concerne un moment important de son argumentation, l'explication de la fonction des types de définition de la situation qu'il introduit : le processus qui mène depuis l'identification du meurtrier jusqu'à sa condamnation consiste en a un système de procédures de définition et de redéfinition des identités sociales et des circonstances -. Ces définitions représentent les manières d'être attentif (ways of at tending), l'attitude au sens de E. Husserl, par rapport à laquelle l'accusé et l'accusation signifient ce qu'ils signifient en tant qu'objets traités par la cour. C'est par rapport aux objets qui ont leur sens dans de tels cadres de signification, que la signifiance des indices de condamnation est à trouver (H. Garfinkel, 1948/49 : 376). (...)
Cet article de H. Garfinkel méritait d'être cité car il permet de situer sa démarche dans la double tradition de la sociologie telle qu'elle se développait à la fin des années quarante à Harward, et dans la tradition phénoménologique. Si Garfinkel se sépare de Parsons sur ce second point, il s'inscrit parfaitement dans sa tradition par sa volonté théorique et interdisciplinaire qui contraste avec le climat empiriste qui régnait alors aux Etats-Unis.
La relation que H. Garfinkel établit entre Parsons et Schütz, en particulier dans sa thèse de doctorat intulée The perception of the other a study in the problem of social order (1952), a été heureusement résumée par T. Eberle (1984, 439) : il emprunte la question au premier, et la réponse au second. Cette relation est compliquée par une lecture très personnelle des deux auteurs, ce qui conduisit notamment à des rapports ambigus entre l'ethnométhodologie et la phénoménologie.
Schütz voulait développer une proto-sociologie, donc une méta-théorie des sciences sociales, alors que Garfinkel puisera dans cette théorie pour établir un nouveau type de sociologie. Si le tra vail de Schütz se termine là où commence celui de Parsons, Garfinkel prend, lui, comme point de départ le problème de l'ordre social tel qu'il est posé par Parsons et se sert des réflexions de Schütz pour développer une nouvelle approche empirique. Cette démarche a un caractère paradoxal puisqu'elle ouvre à l'étude empirique des problèmes considérés jusqu'alors du ressort de la philosophie (en particulier l'analyse d'éléments constitutifs sur le plan de la cognition et de l'organisation), ce qui n'ira pas sans causer des troubles dans les deux champs intellectuels. Garfinkel lui-même ne semble pas trop s'en préoccuper si ses problèmes sautent par-dessus les enclos des disciplines, eh bien, il suivra ses problèmes, et tant pis pour les enclos (The Annals of phenomenological sociology, 1977). Deux caractéristiques de sa façon de penser : d'une part son obstination à penser les problèmes jusqu'au bout, de l'autre son absence d'intérêt pour une systématisation conceptuelle rigoureuse. Ces caractéristiques de sa pensée et ces rapports aux champs scientifiques établis, expliquent pour une part au moins l'insertion de l'ethnométhodologie dans le champ sociologique. Le fait qu'elle transgresse certaines limites du champ, transgression surtout sensible au plan de la terminologie (5) n'a pas rendu évidents ses apports à la sociologie; en fait, l'on a même parfois douté qu'il s'agisse de sociologie. D'autre part, l'absence de formalisation conceptuelle favorise une relation de dépendance entre H. Garfinkel et ses élèves, ce qui a pu donner une impression de secte. Si ce dernier aspect a été relevé, il est d'ailleurs fréquent dans les nouvelles sous-cultures sociologiques des années soixante (cf. Mullins, Mullins, 1973), le premier aspect, le radicalisme de sa pensée, n'a été que peu relevé. II a été interprété, parfois abusivement, pour les ethnométhodologues comme un changement de paradigme, au sens de S. Kuhn (1962).
Le passage à l'ouest
Après son doctorat, Garfinkel fera un bref séjour dans l'Ohio, et se trouvera sans travail entre mars et août 1954, date à laquelle il devait commencer son enseignement à l'université de Californie, Los Angeles (UCLA), où il enseigne encore aujourd'hui. Un ami, S. Mendlovitz, lui trouve un travail intérimaire en l'associant au projet de recherche sur les jurés que menait F. Strodtbeck à la faculté de droit de Chicago. Sa tâche consistait notamment à se rendre à Wichita écouter des enregistrements effectués à l'insu du jury, pour décrire son fonctionnement au moyen des catégories de Bales. II continuera à travailler avec S. Mendlowitz l'année suivante pour finir un papier sur le savoir des jurés, papier qu'il comptait présenter au congrès de l'association des sociologues du Pacifique, ainsi qu'un autre pour le congrès de l'association américaine de sociologie. Ces aspects ne seraient pas très importants sinon pour l'intérêt de cet article, si H. Garfinkel ne situait là l'origine du terme "ethnométhodologie". De fait, la première publication de l'expression "ethnométhodologie" a lieu en 1963, dans un article important de H. Garfinkel « A conception of and experiments with " trust " as a condition of stable concerted actions » (p. 193, n. 3). La même année, E. Bittner mentionne également cette expression pour indiquer l'origine de son article : il a été présenté en 1982 au Congrès des sociologues du Pacifique, dans un symposium sur l'ethnométhodologie dirigé par H. Garfinkel (...).
Un séminaire
Dès les années 60, H. Garfinkel conduisit un séminaire dans lequel se trouvaient des étudiants et des collègues. Parmi les premiers, nombreux sont ceux qui seront importants pour la diffusion de l'ethnométhodologie : H. Sacks, E. Schegloff, D. L. Wieder, D. Zimmerman, et un ethnologue M. Moerman ; d'autres assureront une renommée plus discutée ; en particulier C. Castaneda, dont les travaux, par ailleurs intéressants connurent un succès populaire. II ne sera cependant jamais cité par Garfinkel comme collaborateur.
Parmi les chercheurs qui se sont associés au séminaire, il faut nommer d'abord Cicourel qui, après son doctorat à Cornell en 1957 suivra ce séminaire jusqu'en 1958, avec notamment E. Bittner et P. McHugh (Mullins, 1873, 192). Son premier livre : Method and measurement in sociology (1964) reconnaît une dette importante envers H. Garfinkel, bien qu'elle soit assortie d'une remarque indiquant que, malgré sa demande, Garfinkel ne lut pas son texte, et de plus ne lui permit pas de citer ses textes verbatim. II dut se contenter de résumés et d'indications bibliogragraphiques. II semble bien que cette phobie concernant la propriété intellectuelle de ses idées soit l'une des causes majeures des rapports mitigés entre ces deux chercheurs. En fait, Cicourel ne fait que peu usage du terme "ethnométhodologie", et la présentation qu'il en fera en 1974 dans Cognitive sociology n'est pas à prendre comme un signe de "loyauté" puisque le titre même de l'ouvrage indique la direction propre qu'il prendra. Ses travaux ultérieurs seront consacrés principalement à des problèmes de méthodes des données, bien que ses travaux récents sur les diagnostics de rhumatologues le rapproche des travaux actuels de Garfinkel. Les travaux dans le domaine de l'éducation entrepris à San Diego dès 1972 et surtout son remarquable ouvrage sur la délinquance juvénile font par contre partie des oeuvres majeures de l'ethnométhodologie autour des années 70.
Formation d'une équipe
La chance de H. Garfinkel fut encore d'avoir une sorte d'étudiant prodige, H. Sacks, que Cicourel aida lors de la soutenance de sa thèse en 1966, la faculté (et, semble-t-il, E. Goffman) ayant des difficultés à accepter un travail de ce type. Dès 1966, il enseignera à Los Angeles (à l'université de Californie Irvine) où il sera une source intarissable d'idées. Ses cours ronéotypés circulèrent largement ; ils ne sont pas encore publiés aujourd'hui. S'il publia peu, il n'hésitait jamais à envoyer ses papiers. II devait en fait jeter les bases de deux courants de recherche, l'analyse du savoir social (jusqu'en 1968 environ), et surtout l'analyse des conversations, - l'axe de recherche qui connut le plus de succès dans le public sociologique mais aussi parmi les ethnométhodologues ; depuis les années 1976 environ, la plupart d'entre eux ont intégré à des titres divers l'analyse de conversations dans leurs recherches. En fait, H. Sacks avait cessé de porter ses efforts sur l'analyse de conversations dès 1973. II semble s'être intéressé alors à l'économie politique, plus particulièrement à l'analyse de la publicité. Rien ne devait pourtant filtrer de ses recherches, car il mourut dans un accident de voiture en 1975, à l'âge de 40 ans.
D. Sudnow, un chercheur extrêmement ecclectique dans ses recherches et d'ailleurs fort original ses travaux portent sur les catégories pénales, l'organisation hospitalière et même les pianistes de jazz. A cette époque il ne joua pas tant un rôle de leader que d'assistant. II avait édité à Berkeley le journal de sociologie pour étudiants "The Berkeley journal of sociology", où il publia en particulier le premier article de H. Sacks, de M. B. Scott, E. Schegloff, et de M. Speier. II aidera H. Garfinkel à l'édition des Studies (1967) et il sera aussi l'éditeur du premier ouvrage collectif important sur l'ethnométhodologie édité par un ethnométhodologue (1972).
Auparavant J. D. Douglas avait publié un recueil, qui s'il fit connaître des travaux importants, ne fit pas peu pour accroître les malentendus par l'interprétation qu'il donne de l'ethnométhodologie dans la préface (notamment en ce qui concerne de prétendus degrés d'indexicalité). II reste que les travaux de J.D. Douglas sont proches de ceux des ethnométhodologues.
En résumé, si H. Garfinkel avait des stratégies propres à incliner le mouvement vers certains aspects sectaires, la présence de personnalités multiples fortes et l'engouement intellectuel des années 60 aidant, le mouvement ne se comprend pas comme une entité clairement délimitée, du moins avant 1968, l'année des réactions officielles aux « Studies n. Ces réactions appelaient des réponses, et suscitaient par conséquent des rôles d'avocats, et une conscience plus nette d'une différence. Ceci allait de pair avec les premières difficultés à trouver des postes d'enseignement et de recherche, difficultés qui rendent sensibles à leur façon les délimitations du champ de la sociologie
Publication de Trust » (1963)
L'article de Garfinkel de 1963 qui est communément appelé le « Trust article " étudie les conditions d'interactions stables en partant d'analyses de jeux, pour en dégager une différence qui sera proposée par la suite (notamment par J.R. Searle) entre normes régulatives qui concernent particulièrement les aspects stratégiques étudiés par les théories du jeu (Von Neumann, Morgenstern) et normes constitutives (basic rules). Cet article anticipait ainsi des discussions qui redevinrent actuelles une dizaine d'années plus tard, dans le cadre des tentatives de redéploiement de la théorie sociologique (A. Giddens, J. Habermas, notamment). Une différence analogue est tracée dans l'analyse du rôle sexuel dans les Studies » (1967, chap. 5 ; cf. Zimmerman, West, 1977). E. Goffman qui avait aidé H. Garfinkel pour que ses travaux soient publiés par Prentice Hall, lui demanda avec insistance d'inclure cet article. H. Garfinkel s'y refusa, arguant (selon sa version, il faut le souligner) de ce que cet article pouvait être entendu dans un sens de conformité, les règles causant les propriétés formelles des actions, plutôt que la version wittgensteinnienne qui sera la sienne, où ce sont les pratiques des acteurs qui rendent leurs actions « lisibles » (accountable) au moyen de ces règles. Cette différence est cruciale, soit, mais rien n'empêchait Garfinkel de modifier son article dans ce sens et il en convient (...).
Publication des "Studies" (1967) et expansion de l'ethnométhodologie aux USA jusqu'en 1985
Les "Studies" ne restèrent pas longtemps isolées. En 1970 parait dans l'American Sociological Review le premier article tentant de présenter de manière systématique la p!ace de l'ethnométhodologie du point de vue des problèmes méthodologiques (T.P. Wilson, 1970). La même année, H. Garfinkel et H. Sacks publient dans « Theoretical Sociology u, un volume édité par J.C. McKinney et E.A. Tiryakian, un article qui reste unique tant par sa tentative de formalisation que par son ton par endroit nettement critique envers d'autres courants, notamment T. Parsons, H. Blalock, J.D. Douglas, P. Lazarsfeld et W. Moore, des auteurs d'ailleurs présents par leurs articles dans le même volume. La même année parait le volume de J.D. Douglas dont il a déjà été question. En 1971, L. Churchill publie à la demande de H. Blalock un article sur la quantification. J. Gumperz et D. Hymes incluent deux travaux ethnométhodologiques de Garfinkel et H. Sacks. En 1972, D. Sudnow publie
Studies in social interaction aux Free Press. II contient les travaux des gens de Los Angeles et Berkeley (y inclus un article de W. Labov) mais aucun de M. Pollner et D.H. Zimmerman. En 1974, R. Turner publie aux éditions Penguin un volume collectif sans nouveau texte de H. Garfinkel, mais avec des travaux de M. Pollner et de H. Zimmerman ainsi que des travaux des premiers chercheurs anglais (W.W. Sharrock). Seulement cinq textes avaient été écrits spécialement pour l'occasion. Ce volume avait donc un but de diffusion plutôt que de publication des travaux en cours. De tels volumes paraitront vers la fin de la décade, édités par J. Schenkein (1978), G. Psathas (1978), J.M. Atkinson, J. Heritage (1984) ainsi que des numéros spéciaux de Sociology (1978), de Human Studies et de Sociological Inquiry en 1980. Entre-temps, il y eut de nombreuses publications individuelles, et une dissémination du mouvement vers la côte Est des Etats-Unis (à Boston surtout avec J. Coulter et G. Psathas, mais aussi des a isolés », tel S. Vuchinich), au Canada (à triple titre comme nous verrons), en Angleterre, en Allemagne, en France et en Italie.Je reviendrai sur cette diffusion plus loin. Sans que l'on puisse parler de dissidence, A.V. Cicourel forme son propre groupe à San Diego, et les relations de ce groupe avec les autres souffriront des relations entre Cicourel et Garfinkel, relations probablement définitivement coupées lors du symposium de Boston en 1974. Un tel symposium a d'ailleurs lieu chaque année à fin août, après le congrès de l'A.S.A.. II regroupe la majorité des ethnométhodologues, quelles que soient les tendances.
D'autres dissidences sont plus sérieuses. P. McHugh et A. Blum sont des chercheurs appartenant du point de vue de leur âge à une génération intermédiaire entre H. Garfinkel, A.V. Cicourel d'une part, et H. Sacks, D. Zimmerman, M. Poliner, etc. Ils viennent tous deux de la côte est, où ils firent aussi leur doctorat (1961 et 1964 respectivement). P. McHugh travailla avec H. Garfinkel sur un expériment concernant les présuppositions des définitions de la situation. II en publia les résultats en 1968 tout en indiquant qu'il se réfère aux travaux de H. Garfinkel antérieurs aux "Studies" (cf. 1968, 18, n. 18). Cette remarque ne fait pas grand sens, telle quelle, puisque la plupart des travaux publiés dans les Studies remontent au début des années 60, soit la période où il travaillait avec H. Garfinkel. II semble bien que la différence concerne l'article « Trust n de 1963, dont il fait un large usage, notamment de la notion de règles constitutives. H. Garfinkel mentionne P. McHugh dans sa relation de" l'expériment" (1967). A. Blum connut l'ethnométhodologie par P. McHugh, et il publiera un article dans le même volume de McKinney et E.A. Tiryakian que Garfinkel et Sacks. II y fait état de sa reconnaissance envers H. Garfinkel pour son inspiration. Cependant, très tôt ces deux auteurs se séparèrent de l'ethnométhodologie (1971) et formèrent un groupe distinct, connu comme le groupe "Analysis". Ils enseignent à Toronto et connurent un certain succès à Londres au Goldsmith College (D. Silvermann, etc.). Après plusieurs publications en quelques années, ils semblent depuis 1978 avoir quelques difficultés.Un autre groupe se rattache à l'article "Trust". II s'agit de S.M. Lyman et M.B. Scott, ce dernier ayant été en relation avec P. McHugh. Ces deux auteurs publièrent un article (1968) important sur la grammaire des motifs (un thème également étudié par A. Blum et P. McHugh, 1971) et publièrent en 1970 un volume sous le titre de "The sociology of the absurd", avec une préface de R. Harré d'Oxford (!). Leur approche s'inspire de l'existentialisme, mais dans une mesure moindre que le groupe Analysis. Ils sont par leurs références et leurs thèmes plus proches de E. Goffman. Cette influence est particulièrement claire dans leur prochain volume "The drama of social reality" (1976, bien que E. Goffman ait alors déserté la métaphore dramaturgique, sinon pour la thématiser (1974). Si ces deux groupes se sont démarqués par rapport à l'ethnométhodologie, il serait erroné d'en inférer une homogénéité des ethnométhodologues. Nous verrons qu'il n'en est rien (...). Au contraire, l'on peut affirmer que dès 1973-74 H. Garfinkel lui-même ne fait plus partie que de l'un des divers sousgroupes de recherche, et certainement pas du groupe dominant, les analystes de conversations.
Ce bref survol du développement de l'ethnométhodologie révèle des contingences tant du point de vue des rapports humains, des hasards de l'emploi et des générations, que des orientations dans la recherche. A titre d'exemple, nous trouvons actuellement à Ucla trois ethnométhodologues, H. Garfinkel, E. Schegloff, devenu chef de file des analystes de conversations, et M. Pollner qui travaille dans des matières liées à la psychiatrie et s'inspire de certains aspects de G.H. Mead (cf. 1979). Ces chercheurs n'ont pratiquement rien en commun, sinon leur passé. Néanmoins, je n'hésiterai pas à parler de trois ethnométhodologues. A Toronto se trouvent R. Turner qui fut proche de H. Sacks et de E. Schegloff à Berkeley au début des années 60, et qui pourtant ne fait pas partie actuellement du noyau dur de ce mouvement ; D. Smitt, qui entretient des liens étroits avec Santa Barbara (D.H. Zimmerman, T.P. Wilson) mais qui ne travaille pas en analyse de conversations, comme C. West, elle aussi de Santa Barbara, elle aussi féministe, et dont les travaux connurent une renommée qui lui valut un poste à U.C. Santa Cruz. Encore à Toronto, se trouve F. Eglin qui travaille tout comme D. Smith sur des problèmes fondamentaux de l'ethnométhodologie, mais sans chercher à y intégrer d'éléments marxisants. II s'y trouve enfin A. Blum et P. McHugh et leur groupe Analysis. Cette diversité montre plutôt une nébuleuse de programmes de recherche qu'un courant structuré. II y a plus un accord sur quelques assomptions de base et une communauté de destin, qu'une école de pensée au sens autoritaire tel que nous les connaissons en Europe, et dans certaines disciplines aux Etats-Unis.
Ceci nous mène à quelques considérations sur la place de l'ethnométhodologie dans l'époque. Elle s'inscrit dans les mouvements intellectuels de la génération qui fit ses études dans l'après-guerre, relayée par les mouvements des années 60. Elle en porte les marques de révolte et d'ambition intellectuelle. Du point de vue sociétal, ce mouvement apparaît dans une période marquée par l'euphorie économique et par la crise de la légitimation des autorités et des idéaux, au nom d'une version plus u authentique A de ces idéaux que ce soit dans les idéaux démocratiques et sociaux, ou dans les idéaux théoriques. Cette fragilité des pouvoirs offre à la sociologie une a fenêtre b entre les orbites du pouvoir, où elle a pu espérer surprendre la société dans ses minutes et créer de nouveaux segments institutionnels dans la division traditionnelle des sciences. Cette a fenêtre » se refermera progressivement à partir du milieu des années 70, et l'ethnométhodologie en subira les conséquences - comme d'ailleurs le reste de la sociologie.