Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
3,5 - LA QUESTION DE LA CRITIQUE DES METHODES NUMERIQUES ET STATISTIQUES EN SCIENCES HUMAINES

(par Alain Coulon)
 

Pour dater précisément la naissance de l'éthnométhodologie aux Etats-Unis, il faut faire référence à l'ouvrage fondateur que le sociologue californien Aaron Cicourel, professeur â l'université de San Diego, a consacré en 1964 aux méthodes et aux mesures dans les sciences sociales.

Cet ouvrage, qui se présente comme un questionnement des méthodes quantitatives dans les sciences sociales, constitue une base épistémologique capitale, puisque son ambition est de montrer les interactions entre théorie, méthodes et données.

Cicourel se propose d'aborder la recherche sociologique en examinant d'un point de vue critique les fondements de la méthode et de la mesure, en ne persant pas de vue, comme l'affirme Maclver, que "la structure sociale est, pour l'essentiel, créée".

D'emblée, Cicourel précise qu'il présuppose que les décisions méthodologiques prises dans la recherche en sciences sociales ont leurs contreparties théoriques, et d'autre part que les présupposés théoriques des méthodes et de la mesure en sociologie ne peuvent pas être séparés du langage que les sociologues utilisent dans leur héorisation et dans leur recherche. La première tâche du sociologue sera par conséquent de clarifier le langage qu'il utilise. La recherche sociologique requiert une théorie de l'instrumentation et une théorie des données, de telle sorte qu'on puisse distinguer ce qui relève des procédures et de l'intervention de l'observateur du matériau qu'il appelle données.

Une autre question est soulevée dans ce livre : celle de l'utilisation courante des systèmes mathématiques et des systèmes de mesure dans la recherche en sciences sociales. Cicourel dit ne pas vouloir affirmer que les faits socio-culturels ne puissent pas être mesurés par les fonctions mathématiques existantes, mais que les faits fondamentaux de l'action sociale devraient être clarifiés avant d'imposer des postulats de mesure qui ne leur correspondent pas.

Le premier chapitre examine en détail le problème de la mesure. L'argument principal est que les actuels dispositifs de mesure ne sont pas valides parce qu'ils représentent l'imposition de procédures numériques qui sont extérieures aussi bien au monde social observable décrit par les sociologues qu'aux conceptualisations basées sur ces descriptions. Poussée à son extrême, cette réflexion pourrait suggérer que parce que les concepts sur lesquels se fondent les théories sociologiques n'ont pas, par essence, de propriétés numériques, on ne peut savoir quelles propriétés numériques chercher dans la réalité.

Cicourel n'adopte pas une position aussi tranchée dans les chapitres suivants, consacrés successivement à l'observation participante, aux entretiens, aux questionnaires à choix multiple, à la méthode démographique, à l'analyse de contenu, à la recherche expérimentale, et enfin à la linguistique. Il ne propose pas aux sociologues d'arrêter toute recherche et toute mesure jusqu'à ce qu'ils aient clarifié les catégories fondamentales de la vie quotidienne. Cependant il ne s'agit pas de tenter de perfectionner les systèmes de mesure afin de les rendre "meilleurs", mais de consolider les fondations méthodologiques de la recherche sociologique.

Les sociologues n'accordent pas, selon Cicourel, suffisamment d'importance à l'étude des variables « subjectives », en particulier celles qui contribuent au caractère contingent de la vie quotidienne.

Ce livre parait aux Etats-Unis après que la sociologie américaine ait connu un développement considérable des techniques quantitatives, sous l'impulsion d'énormes contrats d'études financés par l'Armée américaine à partir de 1940. Les moyens financiers mis à la disposition de ces études ont permis de créer des centaines d'emplois de chercheurs. C'est à partir de cette période, en raison de la facilité d'accès des sources, que les statistiques sont "devenues le mode dominant de preuve dans la recherche sociologique". Ces grandes enquêtes menées aux EtatsUnis (rappelons qu'un demi-million de personnes ont été interrogées dans le cadre des études Information et Education menées par le War Département) ont eu un effet d'entraînement. L'Université de Columbia, dont les chefs de file avaient assuré la direction de ces enquêtes, ont renforcé leur prestige et leur pouvoir, exerçant ainsi progressivement un "impérialisme" méthodologique. Pour se voir reconnaître comme chercheur en sociologie, il fallait alors se conformer aux principes méthodologiques des "locomotives", qui n'ont pas, manqué de renforcer leur pouvoir de sélection des chercheurs et de classer les mérites respectifs des études sociologiques. Les autres méthodologies sociologiques ont été progressivement éclipsées.

A partir de 1960, les statistiques ont commencé à être contestées comme mode de mesure et de preuve et Aaron Cicourel a joué un rôle très important au niveau de cette contestation.