Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
3,6 - L'ETHNOMETHODOLOGIE EN FRANCE OU LE SOCIOLOGUE CHEZ LES AUTOPHAGES

(par Bernard Conein)

La série des deux livres que Jacques Bouveresse vient de publier récemment sur le climat intellectuel qui régnerait en France est d'un intérêt qui dépasse de loin la philosophie comme discipline, dans la mesure où y sont décrites des attitudes intellectuelles qui se retrouvent sous une forme caricaturale en sociologie et dans les sciences sociales en général (cf. Le philosophe chez les autophages 1984 (1) et Rationalité et cynisme 1984 (2)). Bouveresse y dénonce les discours qui proclament à l'intérieur d'une discipline sa fin, dans un langage qui n'est reconnaissable que par ceux qui ont été formés et consacrés philosophes : "Je ne sais pas si la philosophie est ou non finie. Mais je doute qu'elle puisse continuer indéfiniment sous les formes sous lesquelles elle est pratiquée-par ceux qui soutiennent avec la plus grande assurance qu'elle l'est." (Bouveresse, 1984 (1) : 10). Or l'ethnométhodologie semble aujourd'hui soulever une passion-autophagique en sociologie, en particulier manifestée par la proclamation de l'identité de connaissance du sociologue et de l'homme ordinaire.

Après être passée inaperçue pendant une dizaine d'années, malgré l'existence de plusieurs publications en langue française, l'ethnométhodologie devient aujourd'hui objet d'un intérêt intellectuel grandissant. Une telle situation appelle plusieurs remarques sur le contexte intellectuel qui a contribué à susciter ce changement. Aussi lorsque Georges Lapassade et Yves Lecerf m'ont demandé de présenter "l'ethnométhodologie", j'étais réticent. Non seu!ement je me trouvais renouveler une opération qui avait déjà été faite dans d'autres conditions, après entre autres la publication d' "Arguments ethnométhodologiques", mais je me trouvais dans la situation d'accentuer une attitude intellectuelle qui me semble assez contraire au style de recherche qu'a permis de développer l'ethnométhodologie en Angleterre et aux Etats-Unis. La seule justification ou la seule excuse que je peux trouver pour écrire un tel article, c'est l'état d'exaspération dans lequel m'ont mis certaines personnes et certains groupes qui s'intéressent aujourd'hui à l'ethnométhodologie. Bien que les contextes soient différents, l'ethnométhodologie suppose une discipline conceptuelle relativement exigeante et à laquelle peu de sociologues sont préparés en France actuellement. Aussi, je me limiterai à présenter dans cet article deux ordres de considérations :

- sur mes réticences à un certain usage de l'ethnométhodologie dans l'enseignement et la recherché en France ;
- sur certaines confusions faites quant à la nature de l'ethnométhodologie, en particulier sur ses rapports à la sociologie.
L'ethnométhodologie sous son aspect pratique
"Elles (les recherches ethnométhodologiques) ne sont pas à la recherche d'arguments humanitaires, ni non plus engagées dans des dissensions permissives de théories."
(Garfin, 1967, p. VIII).
Le développement de l'intérêt pour l'ethnométhodologie vient de poser à l'Université de Paris 7 et de Paris 8 deux questions pratiques :
- doit-on enseigner l'ethnométhodologie dans les départements de sociologie ? doit-on l'enseigner comme une discipline ou comme une forme nouvelle de sociologie ?
- doit-on faire des recherches empiriques en sociologie ou se limiter à une critique des pratiques de recherche en sciences sociales ?
II est évident que selon les réponses apportées à ces questions, l'ethnométhodologie prendra un visage différent en France.

La pratique que nous avons défendue jusqu'à maintenant (Renaud Dulong, Michel de Fornel, Jean Marandin, Patrick Pharo, Louis Quéré) impliquait une forme d'association entre chercheurs ayant tous en commun une réticence à l'exposition publique dans le cadre de cours à l'Université, à partir de petits groupes de travail. Le modèle de ce qu'a été un moment le collège de philosophie correspondait beaucoup mieux à notre style de travail.

Nous avons tendance, en tant qu'universitaires, à vivre les crises sociales comme celle qui atteint actuellement la recherche en sociologie, comme des crises essentiellement conceptuelles et à oublier nos propres positions dans les systèmes d'interaction où nous sommes engagés.

Nous faisons partie d'une génération qui vit sous un paradoxe :

- d'une part nous avons bénéficié de carrières comportant des promotions extrêmement rapides entre 1968 et 1975 ;
- d'autre part la situation matérielle et intellectuelle n'a cessé de se dégrader dans l'enseignement supérieur et la recherche durant cette même époque.

Une telle situation a créé un type d'intellectuel particulier dont les grands auteurs pourfendus par Bouveresse ne sont qu'un épiphénomène. Une forme d'attitude intellectuelle cynique s'est en effet généralisée fondée sur l'usage rapide et donc économique des théories pour maximiser les profits sans pertes. Cet usage économique des théories s'accompagne de pratiques autophagiques vis-à-vis de la sociologie. Je ne sais pas si l'ethnométhodologie est une antisociologie mais elle n'est sûrement pas le type de théorie que défendent ceux qui le proclament. (Pierre Bourdieu noterait, ruse de la raison, que nous n'échappons pas à la stratégie professionnelle et que la pratique des séminaires autonomes est une forme comme une autre de conquête de marché.)

L'intérêt de l'ethnométhodologie réside selon moi d'abord dans les analyses empiriques nouvelles qu'elle est susceptible de produire. Aussi la question préoccupante est de savoir si nous sommes capables, dans un contexte intellectuel qui assimile analyse empirique à analyse quantitative ou qui méprise tout travail empirique, de produire ce nouveau type d'analyse.

Le style de travail qui prédomine, dans les sciences sociales dans l'Université et au CNRS, à Paris 8 en particulier, incite au scepticisme.

Aussi il me parait important de rendre explicite, à propos de l'ethnométhodologie, les usages pratiques qu'on se propose d'en faire au niveau de l'enseignement et de la recherche. A mon sens, le maintien des réflexes de paresse intellectuelle, d'exaltation doctrinale et de rejet de l'analyse empirique ne peut que mal s'accorder avec le degré de discipline conceptuelleque suppose l'ethnométhodologie. Celle-ci ne peut se développer en France que si elle est accompagnée d'une résistance forte au contexte intellectuel anti-empirique et hyper-critique qu'on trouve chez beaucoup de sociologues qui refusent la. sociologie d'enquête et en particulier contre les tendances «autophagiques » qui visent à présenter l'ethnométhodologie comme une anti-sociologie (cf. la discussion entre Georges Lapassade et Louis Quéré).

Pour reprendre les deux questions que nous venons de poser, on est amené à marquer deux réserves à propos de l'enseignement et de la recherche :

- L'enseignement de l'ethnométhodologie à l'Université de Paris 8 ne peut se faire qu'à l'intérieur d'un programme d'enseignement solide en sciences sociales ouvert en particulier sur la linguistique, la pragmatique et les recherches cognitives. Donc il ne me parait pas utile de se précipiter à afficher des cote d'ethnométhodologie dans les départements de sciences sociales les à Paris 8, alors que l'enseignement de la sociologie se trouve dans une situation lamentable au plan des cours et du recrutement des étudiants (doit-on épiloguer là-dessus ?).

- Les recherches en ethnométhodologie demandent un effort important dans le travail empirique et plus particulièrement dans l'analyse détaillé des données directes sur les interactions dans leur cadre. Elles n'encouragent pas du tout les "discussions permissives de théories", comme le souligne Garfinkel dans l'introduction des Studies in Ethnomethodology. Elles réclament une grande attention à la manière de recueillir et de traiter les données.
 

L'ethnométhodologie en France, première version / 1973-1980 :

« II y a des délinquants parce qu'il y a des corpus de théorie - et en particulier des corpus de théories sociologiques - qui font exister des comportements de ce type. »
(Nicolas Herpin, 1973.)
L'ethnométhodologie a connu dans les années 1973-1980 une première forme d'expansion relativement austère, qui contraste avec l'engouement actuel, à travers des revues orientées vers les sciences du langage (Communications n° 20, 1973, Langage et Société n° 13, 1980) Ce qui a eu pour effet que l'ethnométhodologie a d'abord été connue dans les milieux proches de la sociolinguistique avant d'être connue par des sociologues, et que les articles de Sacks ont été lus avant que ne soient lus les écrits de Garfinkel.

La publication en 1973 du n° 20 de la revue Communications : Le sociologique et le linguistique, a eu un effet très mineur, bien que difficile à évaluer, sur la connaissante de l'ethnométhodologie par les sociologues. Pourtant, il compôrtait d'une part trois textes traduits de Cicourel, Sacks, Blum et McHugh, et d'autre part une postface écrite par Eliséo Véron qui présentait la théorie de l'activité sociale de l'ethnométhodologie. Il est vrai que ce numéro présentait un handicap important : outre la mauvaise qualité des traductions, une sélection peu judicieuse des articles, en particulier pour Sacks et Cicourel.

La première publication d'un sociologue où l'ethnométhodologie occupe une place importante est le livre de Nicolas Herpin. Les sociologues américains et le siècle. Publié à la même époque que le numéro de Communications, en 1973, ce livre donne une grande place à l'effet des théories de la sociologie américaine sur la méthodologie et la conception de la recherche. De ce point de vue, il ne peut que décevoir ceux qui s'attendent à y trouver des encouragements pour une anti-sociologie. Herpin, à juste titre, y souligne, pour comprendre la nouveauté du point de vue ethnométhodologique, l'importance des analyses de l'ordre social et de la déviance, et de l'existence dans la sociologie américaine de théories différentes sur ces thèmes. On y trouve une présentation d'un des premiers articles de Garfinkel de 1963 ("A Conception of, and experiments with, Trust, as a condition of Stable Concerned Action") et du livre de Cicourel de 1968 sur la délinquance juvénile et son traitement par la police, The Social Organization of Juvende Delinquency.

En effet, un des aspects peu souligné aujourd'hui de l'ethnométhodologie est l'accent qu'on trouve dans les recherches de Cicourel, Sacks, Sudnow et Zimmerman sur la production de la factualité du social à travers les descriptions produites par les organisations et les administrations. Loin de conduire à une attitude anti-empirique, une telle analyse Invite à une recherche qui pose autrement l'observation des faits sociaux, partant non plus des objets et des faits mais de leur description et du langage factuel lié aux Interactions qui influencent la production des faits.

Ces premières présentations de l'ethnométhodologie, loin d'opposer l'ethnométhodologie à la sociologie, soulignaient l'importance des théories sociologiques classiques (la théorie de l'action de Parsons chez Eliséo Véron et l'interaction nisme chez Nicolas Herpin) pour comprendre les questions soulevées par les recherches ethnométhodologiques.
 

Sociologie et connaissance commune

Schuessler : "Certainement il existe une différence entre la connaissance scientifique et la connaissance commune."
Garfinkel : "Vous avez absolument raison. Il y a une différence."
(Colloque de Purdue,1968.)
On peut considérer que la première exposition par des sociologues français de l'ethnométhodologie (cf. également celle qu'on trouve chez Gérard Leclerc, 1979, L'observation de l'homme) est une version faible de la théorie Garfinkelienne, trop exclusivement centrée sur la méthodologie et les procédures d'observation sociale.

Mais cette version me parait incontestablement plus intéressante, même si elle ne suscite pas l'enthousiasme que soulève la version autophagique.

II est tout à fait concevable de dire qu'il n'y a aucune différence entre la connaissance commune et la connaissance sociologique, mais il est absurde et paradoxal de soutenir que la connaissance objective ou scientifique est identique à la connaissance ordinaire du "membre". II est clair que Garfinkel a pu soutenir par moment la première proposition, mais il n'a jamais soutenu la deuxième. Or, ne pas faire la distinction entre ces deux niveaux, c'est à mon avis non seulement faire un contre-sens sur les écrits de Garfinkel (ce qui n'est évidemment pas un crime) mais c'est surtout entretenir à bon compte les recherches de promotion rapide et sans risque à partir de l'usage économique des théories, c'est-à-dire renforcer les systèmes d'alliance et connivences qui se sont constitués à l'Université de Paris 8 et au CNRS pour le maintien des avantages acquis.

La rapidité avec laquelle on s'efforce d'éliminer les questions de sociologie présentes dans les écrits de Garfinkel est le résultat d'une confusion sur le sens de la notion de « connaissance commune ». Supprimer des arguments de Garfinkel la distinction entre connaissance scientifique et connaissance commune, entre rationalité scientifique et rationalité pratique aboutit à rendre caricaturaux les articles des Studies. II est absurde de suggérer que l'ethnométhodologie s'est consacrée principalement à une entreprise de démolition de la sociologie, tellement il est évident que les problèmes qu'elle soulève sont essentiellement déterminés, comme l'a montré John Heritage (1984) par la théorie de l'action de Parsons, et ensuite par la théorie sociologique de l'enquête.

On a l'impression que dans le climat intellectuel français, l'ethnométhodologie ne peut intéresser certains sociologues que dans la mesure où on produit le maximum de contre-sens sur sa théorie. D'abord un temps considérée comme une nouvelle sociolinguistique à cause de sa théorie de la conversation par ceux qui, en sociologie, ont avantage, pour économiser leur capital, à considérer que l'intérêt de Garfinkel et Sacks pour le langage ne peut être que "linguistique", ce qui permet de limiter sa culture scientifique à ce qu'on a appris dans les années 70 sur ce qui était sociologique et ce qui ne l'était pas (profit 1).

Puis, maintenant, elle semble ne susciter d'intérêt que comme antisociologie, ce qui permet d'ingérer l'ethnométhodologie avec un profit maximum dans la mesure où, en tout cas à Saint-Denis, l'audience est déjà acquise et on n'a pas à créer un nouveau public (profit 2).

Il est curieux que l'on cherche ainsi à prendre une position tranchée sur le thème qui est probablement le plus difficile de la théorie de Garfinkel. Une grande partie de ces contre-sens sur les écrits de Garfinkel tient au fait qu'on ne peut le lire par morceaux choisis, mais qu'on doit le lire entièrement ou pas du tout. Dire aujourd'hui, dans le cadre dégradé de l'enseignement des sciences sociales à Paris 8, que tout le monde est sociologue, revient à annoncer à un malade incurable que tout le monde est médecin.

Mais adopter un tel slogan aboutit à concevoir la connaissance commune, dont on se veut le protecteur, sous le modèle de la connaissance objective, c'est-à-dire comme un corps de propositions objectives susceptibles de réfutation. Or c'est justement l'inverse que cherche à montrer Garfinkel, puisqu'il ne cesse d'insister sur l'aspect spécifique et irréductible de la connaissance commune et de la rationalité pratique. Cette identification des rationalités va directement à l'encontre de la question centrale des Studies : "Pourquoi la rationalité propre à la conceptualisation scientifique rompt-elle la continuité de l'activité gouvernée par l'attitude propre à la vie courante ?" (Garfinkel, 1967 : 282.)

On sait que Garfinkel a essayé de monter des expériences de violation des principes de base des "présupposés de la vie quotidienne" pour rendre observable cette question à ses étudiants. Or l'une des expériences les plus perturbatrices fut celle qui consistait à faire adopter à un de ces étudiants le langage de la connaissance objective à propos des thèmes de conversation avec un proche : "toute tentative de stabiliser les propriétés (de la rationalité scientifique) ou d'exiger une conformité à celle-ci dans la conduite de la vie courante produira de façon manifeste du non sens dans la conduite des personnes, et multiplira les traits de désorganisation dans le système des interactions." (idem : 283).
 

Les présuppositions de la vie quotidienne

"Que les sociologues cessent de traiter la rationalité scientifique comme une règle de méthode pour comprendre les actions."
(Garfinkel 1967 : 279.)
Garfinkel n'a jamais proposé d'adhérer aux formes de descriptions produites par les participants dans les contextes d'activité. Au contraire, les remarques empiriques qu'il fait dans les Studies sur les scènes de la vie quotidienne ou les activités pratiques dans les institutions tendent à mettre l'accent sur la différence de point de vue entre le "membre" et l'ethnométhodologue. Le caractère pratique de l'activité accomplie n'intéresse en effet pas le participant à cette activité, car son caractère pratique est pris comme allant de soi ("taking for granted") ; non analysé car inintéressant, justement étant donné les intérêts pratiques du participant.

Ce que Garfinkel appelle le "caractère non intéressant de la réflexivité des descriptions" pour les participants implique une analyse des rapports entre le langage de l'action pratique et celui porté sur l'action pratique après son accomplissement. Le membre, dans un contexte ordinaire de la vie courante, n'explicite pas ce qu'il dit ou ce qu'il fait plus qu'il n'est nécessaire pour les circonstances locales et pratiques dans lequel il se trouve placé. La connaissance explicite n'est pas la forme de connaissance dont il a besoin, ce dont il ne faut pas conclure qu'il n'est pas en mesure de le faire jusqu'à certain point, ou qu'il n'a pas recours à elle dans d'autres contextes. Mais les explicitations auxquelles il a alors recours restent partielles et fragmentées, car essentiellement motivées par les raisons pratiques de l'action. Il serait ici important de préciser les jeux de distinction qu'on trouve dans les Studies entre explicite et implicite, asserté et présupposé, objectif et indexical, professionnel et profane, car elles font référence tantôt à la connaissance, tantôt à sa forme linguistique, tantôt à son contexte de production.

Dans les contextes ordinaires (par opposition aux contextes des organisations), les membres sont engagés dans des activités (comme prendre un café, faire la cuisine, rendre visite à un voisin ou aller chez le coiffeur) où ils n'ont pas à produire une description exacte ou détaillée, ni une catégorisation de leurs activités, à la différence des contextes formels comme une plainte à la police, une demande d'aide à un travailleur social ou une consultation médicale.

Une connaissance est explicite lorsqu'elle est assertée ou rendue dans le langage par une forme propositionnelle déclarative. Or le langage employé dans une activité quotidienne est rarement déclaratif, dans la mesure où le membre est ici en position de participant et n'est pas engagé dans l'activité de produire une description exacte de ce qui se passe. Lorsqu'on accomplit un acte de parole, on ne décrit pas en même temps l'acte qu'on accomplit (cf. Austin 1062, Lecture 6 : 70).

On n'enquête pas sur l'activité au moment où on l'accomplit. Lorsque, par contre, un observateur, profane ou professionnel, demande à un interlocuteur de décrire ce qu'il fait en situation d'entretien (décrire c'est souvent répondre à une question) sous une forme explicite pour telles raisons pratiques (en tant que juge dans un tribunal, sociologue dans un entretien, conjoint dans un ménage), le membre est alors invité à produire ce que Garfinkel et Sacks appellent une formulation. C'est cette capacité ou cette compétence à produire des formulations que le sociologue oublie de prendre pour objet : "Le fait que dans une enquête empirique les membres ont la capacité de produire des formulations pour décrire de façon observable et cohérente constitue une source qui n'a fait l'objet d'aucune recherche." (Zimmerman et Pollner 1971 : 91.)

Loin d'arriver à une opposition simple entre connaissance commune et connaissance scientifique, l'ethnométhodologie invite à analyser les formes multiples que prend la connaissance sociale. Les formulations conversationnelles sont en effet plus assimilables à des clarifications ou des élucidations à propos des activités qu'à des interprétations ou des explications. La recherche hâtive d'explication et d'interprétation est probablement une attitude par rapport à laquelle l'ethnométhodologie prend une distance. Faire apparaître ce qui doit être décrit ne passe pas par le fait de prendre pour argent comptant ce que voit et dit l'homme ordinaire. Même si les présuppositions de la vie quotidienne sont aussi les présuppositions de toute description, y compris donc celle de la science, elles ne peuvent être prises comme mieux perçues par l'homme ordinaire ou le participant. Car les présuppositions de la vie quotidienne, en tant qu'elles sont d'abord des présuppositions de la vie pratique, ne sont pas de l'ordre de la connaissance, mais concernent essentiellement l'ordre social, ou ce que Wittgenstien appelle nos formes de vie. C'est dire que les principes qui régissent la connaissance commune sont d'abord acceptés avant d'être vrais, et c'est dans cette mesure qu'ils ne sont pas assertés, non formulables sous le mode de la connaissance explicite.
 

L'indifférence critique

Edward Rose: « Je pense qu'Harold devient trop gentil. Je pense que l'ethnométhodologie constitue une critique profonde et très dure de la sociologie.
(Colloque de Purdue, 1968.)
II est incontestable que l'oeuvre de Garfinkel, en particulier les Studies, prend le contre-pied des principes mêmes qui ont fondé ce que Raymond Boudon appelle a la révolution scientifique » inaugurée par Durkheim. Mais utiliser l'éthnométhodologie dans le sens d'une critique radicale de la sociologie et des rapports entre le sociologue et l'homme de la rue est un contresens aussi important que celui qui assimile connaissance scientifique et connaissance commune.

Garfinkel s'est en effet toujours refusé à adopter une position critique dans la mesure où, cohérent avec le principe d'indifférence qui est d'abord un principe pragmatique avant d'être un principe de savoir, il refuse toute attitude corrective vis-à-vis d'une activité et d'un langage (le langage sociologique) qui reste pratique de part en part. L'indifférence de Garfinkel à l'égard de toute opinion ou théorie sociologique particulière est constante dans toute son oeuvre.

Devant une telle attitude, on peut adopter deux positions opposées :

1) Traiter l'indifférence proclamée par Garfinkel comme une illusion, une idéologie qui cache une certaine philosophie politique derrière des principes de méthode.

2) Essayer de prendre au sérieux le principe d'indifférence à l'égard de toute théorie et d'entreprise critique ou de préférence conceptuelle.

La première position a l'inconvénient de chercher à poser un type de problèmes que Garfinkel considère comme ne valant pas la peine d'être pris au sérieux. Le principe d'indifférence n'est pas une position ou une opinion morale comme le principe de neutralité. L'ethnométhodologie est bien engagée dans une activité de recherche qui vise à faire comprendre le travail sociologique autrement qu'il ne se comprend lui-même, mais sans viser à corriger ou rectifier la sociologie telle qu'elle est.

Pour comprendre la signification de ce principe, il faut accepter la distinction entre deux types de problèmes sociologiques :

- ceux qui concernent l'analyse des historicités liées aux activités pratiques ;
- ceux qui concernent l'analyse des assomptions et des présuppositions liées à la rationalité pratique elle-même.
Si l'ethnométhodologie n'est pas intéressée à critiquer la sociologie ou tout autre théorie en sciences sociales, c'est qu'elle ne cherche pas à situer l'analyse des postulats de sens et des présuppositions de la vie quotidienne, sur un plan épistémologique. Ce ne sont ni des paradigmes, ni des axiomes, ni une épistémé qui gouvernent la connaissance sociologique, mais des assomptions liées à l'ordre social en tant que tel. Ces assomptions sont prises comme allant-de-soi, et leur mise en cause n'est pas d'ordre politique, ni d'ordre épistémologique, dans la mesure où elles sont constitutives de nos formes de vie et d'agir.

De ce point de vue, on peut dire que, pour Garfinkel, l'ordre social (à la différence de l'ordre politique) n'est pas quelque chose que l'on conteste ou que l'on critique. Car si l'ordre social était contestable, il ne serait pas ordonné comme constitutif de nos pratiques, il serait simplement normatif.

C'est donc à mon avis une erreur que de chercher dans l'ethnométhodologie des armes pour une critique de la sociologie, bien qu'elle en ébranle incontestablement certains concepts fondamentaux, en particulier dans le domaine de la théorie de l'action et de l'enquête. Il y a cependant une impolitesse beaucoup plus grave que celle prônée par la position critique chez Garfinkel. Cette impolitesse rappelle celle prônée par Austin à l'égard des philosophes français au Colloque de Royaumont en 1958 : « Je suppose qu'on peut nous accuser du péché de ne pas saluer les gens dans la rue. Je vous accorde que c'est un manque de politesse plus grave en un certain sens qu'une provocation directe. » (Austin, 1962 : 372.)

La critique suppose en effet la reconnaissance de l'autre, au moins en tant qu'adversaire. L'idée de réformer ou de révolutionner une pratique n'est pas pensable sans un minimum d'accord sur les objets et les faits, les enjeux et les opportunités. Or l'attitude réformatrice ou révolutionnaire n'est pas séparable pour Garfinkel de ce qu'il appelle l'attitude corrective qui cherche à modifier le sens et la signification des expressions du langage ordinaire. Le caractère iconoclaste des idées de l'auteur, bien réel, porte sur un ensemble général de pratiques dans lesquelles on doit inclure en bonne place l'attitude hyper-critique, ainsi que les notions qui l'accompagnent généralement comme celles d'urgence, de conjoncture, d'actualité et de problèmes fondamentaux. Or c'est une conception de l'ordre social liée à cette attitude qui est justement ici rejetée : « la recherche des bons problèmes en référence à des issues fondamentales suppose des macro-institutions collectives que l'on conçoit comme des machines à produire de l'ordre et qui conditionnent l'analyse même de cet ordre. » (Sacks, 1984 : 22.)

On ne peut trouver une meilleure peinture des présupposés de la culture intellectuelle que nous avons prônée dans les années 1970-1975 comme les principes de base de la sociologie nouvelle ou de celle que l'on voulait en tout cas promouvoir.
 

Pour conclure

Loin de tourner le dos à la sociologie, les textes de Garfinkel et de ses élèves nous incitent à reprendre les questions de sociologie les plus classiques. Loin d'assimiler connaissance commune et connaissance scientifique, l'ethnométhodologie essaie de détourner la sociologie de se nourrir, dans ses descriptions, du point de vue du sens commun, et de confondre les thèmes de ses enquêtes avec les ressources de ses recherches.

J'ai tenté ici de rendre explicites les raisons de mes désaccords avec un certain usage actuel des textes et des recherches ethnométhodologiques. Je ne prétends cependant pas à défendre une orthodoxie quelconque, mais simplement à dire ce que je crois devoir être défendu à propos de l'enseignement de Garfinkel de la manière dont on peut le traduire et le transmettre en France.

En particulier, je considère qu'il est important de lier les concepts de Garfinkel aux recherches actuelles en analyse de conversation (celle de Shegloff, de Pomerantz par exemple) malgré les mises en garde de celui-ci sur l'analyse des enregistrements. Par ailleurs, je pense qu'il est urgent que l'ethnométhodologie s'ouvre aux questions posées aujourd'hui par la pragmatique, la sémantique cognitive et la lecture de Wittgenstein (en particulier les travaux de Backer et Hacker 1980 et 1984.) Il découle de tout ce que je viens de dire qu'il est important de maintenir actuellement en France des formes de séminaires autonomes de recherches et d'enseignement en dehors des institutions officielles de recherche et d'enseignement.