Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
5,1 - NOTE POUR UNE HISTOIRE DE L'ETHNOMETHODOLOGIE EN EDUCATION
(par Rémy Hess)
 

Il n'est pas possible ici de refaire la génèse de l'ethnométhodologie américaine dans le détail.Rappelons cependant l'héritage linguistique de ce courant (filiation par l'Ecole de Vienne : Bar Hillel, 1954). D'un point de vue philosophique, la phénoménologie est très présente dans la pensée ethnométhodologique (Husserl, Merleau Ponty). Autre héritage important le sociologique. A ce niveau, on ne peut pas ignorer l'importance de l'influence de Goffman et de l'interactionnisme symbolique sur Garfinkel. Il y a encore la critique par Cicourel et plusieurs autres des techniques de recueil de données et modes en sociologie.

I) L'ethnométhodologie américaine

a) Asiles

De toutes ces filiations, la plus intéressante pour un institutionnaliste, c'est certainement Goffman. Asiles est un ouvrage qui intéresse directement l'analyse d'établissement (voir "L'Etablissement comme objet").

b) Garfinkel

L'apport de Garfinkel, c'est d'abord la production du terme ethnométhodologie. Ce faisant, il a montré que pour l'ethnométhodologie, la "sociologie" n'est pas seulement une affaire de spécialistes, d'experts ; elle est l'affaire de tous, et tous les jours. L'activité sociologique profane en tant qu'elle définit une réflexion active des membres sur leurs activités sociales est l' " accompagnement" permanent de l'action ; plus exactement, elle fait partie des actions dont le "déroulement" suppose presque continuellement des "commentaires" (accounts) par les membres. Le sociologue professionnel, au fond, ne procède pas autrement puisqu'il est lui-même "membre". Ses thèmes et objets d'étude ("topics"), ses "ressources" font déjà partie des pratiques ordinaires. La fameuse « coupure épistémologique » entre le savoir ordinaire et le savoir du spécialiste est un leurre (ce à quoi ne pourrait pas souscrire Bourdieu lorsqu'il distingue bien "savoir pratique et savoir savant"), mais n'est-ce pas là un
des paradoxes de l'ethnométhodologie que de nier la position du sociologue et de toute de même de la faire exister -  il faut bien vivre ! -, contradiction que vit également le sociologue institutionnaliste... Pour Garfinkel, les méthodes des sociologues sont elles aussi des "ethnométhodes". Il en est de même pour les "opérations" de la connaissance telle que les « classifications » auxquelles on procède continuellement « pour vivre », et pas seulement pour accéder à une connaissance abstraite et séparée : ces « procédures » que le sociologue professionnel utilise dans ses recherches se trouvent déjà en oeuvre dans la « sociologie profane » que tout le monde pratique dans la vie de tous les jours. On est ainsi conduit à l'idée que chaque moment de la
vie sociale ordinaire peut être considéré comme « instituant » : le social s'institue continuellement...Cette position explique pourquoi Garfinkel s'est tant intéressé aux recherches de Merleau-Ponty, un peu à la manière d'un Claude Lefort.

c) Agnès

L'importance du courant ethnométhodologique aux Etats-Unis et dans le monde est aujourd'hui telle qu'on ne peut l'ignorer. Mais, on ne peut que constater que par rapport à notre problématique, l'objet éducatif arrive assez tardivement comme préoccupation des ethnométhodologues américains. Garfinkel étudie bien le rapport que ses étudiants entretiennent avec leurs familles, mais il ne se passionne pas pour les rapports institutionnels d'éducation, si ce n'est toutefois au niveau de la formation de l'identité individuelle ( le "cas" d'Agnès) qui peut être considéré comme un problème relevant de l'éducation.

Lors d'un passage à Paris, Aaron Cicourel nous disait que le niveau, de recherche interne dans l'établissement était trop risqué... Proposer une analyse de fonctionnement de l'Université où l'on travaille en donnant à lire les notes ou observations qu'on peut faire sur les dysfonctions du système, risquait d'entraîner pour l'enseignant, nous disait-il, le renvoi des cette Université.

Garfinkel innove certes lorsqu'il pousse ses étudiants à se présenter dans leur famille comme s'ils étaient des étrangers, mais cette expérience est très brève. Garfinkel pratique en réalité une « sociologie du regard » et non une sociologie d'intervention.

d) Les concepts

Les concepts fondamentaux de l'éthnométhodologie (indexicalité, allants-de-soi, accomplissement, accountability, affiliation, routines, langage naturel, membre) seraient opératoires sur le terrain éducatif. Pourtant, dans un premier temps, les champs d'application de l'ethnométhodologie ont été les organisations au sens de processus de gestion d'un problème, la délinquance, les institutions au sens de "un jury de tribunal", le travail social, la ville... et enfin l'éducation.

Sur ce terrain de l'éducation et plus particulièrement celui de l'établissement scolaire, il ne semble pas que la recherche américaine ou anglaise en ethnométhodologie soit vraiment importante. Le travail le plus connu est celui d'Aaron C. Cicourel, in A.C. Cicourel et alii, Language Socialization and Use in Testing and Classroom Settings, 1972, mais on peut aussi mentionner l'étude de George C.F. Payne, Making a tesson Happen : an Ethnomethodological analysis, in The Process of Schooling, édité par Martyn Hammersley et Peter Woods, 1976. L'originalité de John U. Ogbu dans son article « School Ethnography a Multilevel Approach » (Anthropology and Education Quarterly, vol. XII, n° 1, 1981), c'est de dégager l'importance de trouver dans une approche anthropologique un niveau d'analyse qui soit fixe. L'ethnologue étudie la tribu. Le sociologue ou l'anthropologue de l'éducation doit étudier l'établissement. Certes, la classe, l'établissement, l'ensemble d'établissements (comme le montre Derouet dans sa lecture du livre de George Spindler, Doing the Ethnography of Scooling : educational anthropology in action, NY, Holt Rinehart and Winston, 1982, dans la Revue Française de Pédagogie), constituent autant d'unités possibles, plus ou moins isolables, plus ou moins cohérentes, mais "le choix d'une unité doit s'inscrire dans une problématique et découler du type de question traité" (Derouet).

e) Hugh Mehan

On ne peut pas non plus oublier l'apport de Mehan et de son équipe qui est à la fois central par rapport à l'ethnométhodologie et en même temps limité. En effet, Mehan se donne comme objet l'éducation, mais il ne fait pas porter ses observations sur les faits qui pour nous font sens, comme le montre ici même Ruth Kohn. Une autre réserve que l'on peut formuler par rapport à Mehan, concerne sa limitation du champ. Mehan ne rencontre jamais la dimension de l'établissement. L'Université de Paris 8 ayant invité durant au moins un semestre un petit groupe de ses collaborateurs, nous commençons à nous faire une idée du type de travail qui intéresse les ethnométhodologues américains de l'éducation. Un travail en commun engagé entre ethnométhodologues et nous aidera peut-être à cet élargissement du champ que nous souhaitons...
Pour terminer ce survol de l'évolution de l'ethnométhodologie, il reste à voir concrètement les interprétations françaises de l'ethnométhodologie et ses utilisations.

II) L'Ethnométhodologie en France

L'ethnométhodologie n'existe que dans la lecture indexicale que l'on en fait. D'où l'intérêt de la question de savoir si l'on peut faire de l'ethnométhodologie sans Garfinkel. Chacun lit l'ethnométhodologie à sa montre. L'obsolescence de la notion de légitimité a des effets pervers. Dans la mesure où tous les praticiens sociaux peuvent s'emparer de l'ethnométhodologie (l'ethnométhodologie : elle est là où vous la faites), si l'on veut être sérieux, on est obligé de passer en revue toutes les pratiques de recherche qui se réclament de l'ethnométhodologie. Passons rapidement sur celles qui ne concernent pas notre objet et présentons plus longuement celles qui vont dans le sens a d'une relation à l'éducation ». Actuellement en France, voici les lectures que j'ai repérées de l'ethnométhodologie

a) Lectures non axées sur l'éducation

1) Lecture sémiologique ou ethnosémiologique (Vérone, 1973, dans Communications),
2) Lecture conversationniste (Conein et Herpin),
3) Ethnolinguistique (Backmann et Simonin, et al.),
4) Lecture nominaliste et informatique (Lecerf),
5) Lecture sociologiques :
- Les méthodocritiques ou méthodographies (Briand, Chapoulie, Peretz, Pennef et Mellié, Actes de la recherche en Sciences sociales "Qu'est-ce que classer?"), Coulon - ligne Cicourel -, (critique de la saisie des données);
- La socio-épistémologie (Pharo, Quéré, Arguments ethnométhodologiques, MSH) ;
- Herpin (La Sociologie américaine, PUF, 1973) ;
- La sociologie radicale (plus allemande que française) ;
- Le quotidiennisme (De Certeau, dans L'invention du quotidien n° 1). De Certeau s'est intéressé à l'ethnométhodologie dès 1970. II ne comprenait pas (me confiait-il, quelques semaines avant de mourir, dans un jury de thèse où nous étions l'un et l'autre avec Yves Lecerf à Paris VII), l'intérêt soudain que cette école trouvait en France ces derniers temps ; lui qui connaissait bien les Etats-Unis la trouvait dépassée dans le champ des recherches sur la quotidienneté par des recherches nouvelles. Cette question du "pourquoi" de l'engouement des Français pour ce courant lui semblait rester entière.

b) Ethnométhodologie de l'éducation et des institutions

1) Institutionnalismes et psychosociologie. Cette option est principalement représentée par G. Lapassade qui, depuis plusieurs années, cherche à conforter avec la référence ethnométhodologique une certaine rupture qu'il a faite avec la sociologie scientiste ou positiviste ou idéologique. L'idée ethnométhodologique qu'il n'y a pas de rupture épistémologique, qu'il faut miser sur la sociologie profane, qu'il y a un potentiel d'analyse partout dans le social lui semble recouper des hypothèses de l'analyse institutionnelle. L'idée que le dérangement des routines permet d'en prendre connaissance recoupe les hypothèses de la socianalyse. Autre convergence, l'intérêt pour la monographie : l'établissement est un domaine possible d'objets; l'ici et maintenant comme héritage du T-Group, convergences notionnelles sur l'institué comme système de routines... Lapassade et ses collaborateurs inscrivent leurs recherches dans le champ éducatif. C'est dans le n° 234 des Cahiers pédagogiques que l'on trouve l'exposé le plus clair du point de vue de l'auteur dans « ethnométhodologie et analyse interne ».

2) Les microsociologues de Lyon. Gérard Dahan et Jean-René Loubat ont soutenu une grosse thèse de sociologie à Lyon II sur L'Analyse des situations (1984) qui paraîtra un jour ou l'autre sous une forme abrégée. Dans ce travail, ils font preuve d'une bonne connaissance de l'ethnométhodologie, mais aussi de la proxémie et d'autres courants proches de la sociologie américaine qu'ils appliquent à l'analyse d'établissement (un CAT, notamment). Pour le lecteur intéressé par ces auteurs, signalons un texte de J.-R. Loubat dans le n° 234 des Cahiers pédagogiques, intitulé « L'analyste-acteur ».

3) L'analyse ethnométhodologique d'établissement psychiatrique. Le sociologue belge Albert Ogien est l'auteur d'une thèse sur La Positivité de la pratique (Paris 8, 1985). Ce travail comprend deux parties. Dans la première, l'auteur oppose les notions de « pratique » chez Bourdieu et chez Garfinkel tandis que dans la seconde, il applique la démarche ethnométhodologique à l'analyse d'un service de psychiatrie. Ce travail est le premier à présenter l'analyse d'une « institution » à la lumière exclusive de l'ethnométhodologie. La monographie illustre l'usage qu'on peut faire de certains concepts de base comme ceux de l' « indexicalité », de l' « affiliation institutionnelle », de « membre », de « routines », d' « interprétation ».

4) La sociologie de l'éducation à l'Institut National de Recherche Pédagogique. Jean-Louis Derouet, professeur agrégé d'histoire, anime une recherche depuis plusieurs années à l'INRP. D'abord axée sur l'interdisciplinarité, cette recherche s'est réorganisée il y a 4 ans sur « l'étude du fonctionnement des établissements scolaires ». Dans le n° 72 de la Revue Française de Pédagogie (septembre 1985), Derouet présente ainsi son orientation : « nous avons le projet d'une anthropologie scolaire fondée sur une étude ethnologique des relations sociales et des pratiques culturelles dans les établissements scolaires. L'établissement joue pour nous le rôle que la communauté villageoise ou la tribu ont joué pour l'ethnologue classique... Nous nous intéressons aux formes spécifiques que prennent les liens sociaux à l'intérieur de cette unité... » (p. 113). Au niveau méthodologique, Derouet a constitué un réseau d'enseignants qui est géré par un groupe de coordination qui rassemble 6 enseignants et 4 coordinateurs locaux dans les académies d'Orléans et de Grenoble où se développe la recherche. Ces dix enseignants sont chercheurs à mi-temps. Ils enseignent encore à mi-temps pour garder contact avec l'« implicite des établissements ». Mais ils n'enseignent pas dans les établissements où se développe la recherche. Deux questions se posent à Derouet : « comment les observateurs peuvent-ils conjuguer leur engagement dans l'action et la rigueur scientifique ? Comment leur travail est-il perçu par les autres membres de la communauté scolaire ? Ne vont-ils pas être perçus comme des indicateurs ? »... Ces questions se ramènent à la question suivante : comment peut-on être sociologue de la société dont on est membre ? C'est une question qui se pose aux « institutionnalistes » impliqués dans l'analyse interne de leur établissement, mais aussi à tous les étudiants qui font des thèses sur leur pratique professionnelle d'établissement. Autre question de Derouet : « Comment faire pour que le travail d'aller et retour entre empirisme et théorie circule d'un bout à l'autre du réseau, afin qu'il n'y ait pas sur le terrain des enseignants qui accumulent des matériaux et, à l'INRP, des chercheurs qui théorisent ? »

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L'ethnométhodologie se propose donc d'étudier les méthodes ordinaires ou de «sens commun » par lesquelles des membres produisent continuellement le social en même temps qu'ils l'interprètent, le commentent.

Il faut ici préciser la notion de "membre" : être membre suppose l'accès à la maîtrise du « langage naturel » propre à une collectivité, à une organisation sociale donnée. On devient « membre » au sens qui vient d'être défini par une « affiliation institutionnelle » au cours de laquelle l'acquisition du « langage naturel » s'effectue. Cet apprentissage n'est pas une « acculturation » au cours de laquelle celui qui devient « membre » serait récepteur ; elle implique au contraire des « pratiques » réflexives. Les faits sociaux en effet ne sont pas des « choses ». mais des accomplissements » qui sont toujours racontables, descriptibles (« accountability »).

Le langage commun est fait de beaucoup de silences, de beaucoup d'allant-de-soi entre les membres d'une même communauté. C'est pour cela que Derouet pense que l'observateur extérieur ne peut pas y avoir accès. II faut être du dedans pour comprendre le fonctionnement d'un conseil de classe. Un observateur extérieur ne peut voir que l'explicite. Il ne peut rien comprendre de l'implicite. Cette situation est intéressante d'un point de vue ethnométhodologique parce qu'elle met en présence des gens de l'intérieur (les profs, notamment) et des gens de l'extérieur. Alors, le langage à demi-mot ne cesse de fonctionner... La recherche, pour le coordinateur, ne consiste pas à faire rechercher par les enseignants associés des choses qu'ils ne savent pas, mais « à leur faire exploiter tout ce qu'ils savent déjà et en quelque sorte à le déplier dans toutes ses dimensions ». (p. 115).