Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
5,2 - L'INTERPRÉTATION PSYCHOLOGIQUE DES COMPORTEMENTS D'ÉLEVÉS

(D'après H. Mehan, A. Merbureck, S. Combs, P. Flynn : « Teachers interpretations of Students behaviour »)
(par Patrick Bertier)

Dans toute classe, on dénombre de bons et mauvais élèves. Ce sont toujours, à part entière, des élèves. Vient un temps où l'institution sépare le bon grain de l'ivraie : les bons élèves suivent le cursus normal, les autres devenus non conformes sont « orientés ». La filière " normale" se déleste de ses "anormaux". Le système américain du transfert (referral) opère de curieuses mutations qui transforme un élève à problèmes (puzzling student) en élève répéré, dénoncé à l'administration et soumis à des tests (referral student) à l'issue desquels il deviendra « inapte à l'étude » (learning disable) ou « handicapé scolaire » educationally handicapped).

L'enquête de Mehan et ses collaborateurs porte sur le processus de catégorisation pemettant d'évincer un élève du cycle normal pour le reléguer dans l'éducation dite « spécialisée ».

En préambule, les auteurs rappellent les deux grands courants de pensée dans l'interprétation des données :
- d'un point de vue « réaliste », on estimera que la structure perçue réside dans le phénomène observé. C'est le "modèle médical" pour qui la maladie est inhérente au corps malade, « aussi dit-on qu'une personne EST tuberculeuse ou A la fièvre rouge » ; de la même manière on évoquera le handicap socioculturel d'un élève comme un attribut, quelque chose qu'il détiendrait en propre qui ferait partie intégrante de son être aussi réel, aussi matériel que la couleur de ses yeux où de sa chevelure;
- selon une attitude "mentaliste" par contre, on verra dans ces catégories, l'oeuvre d'une discrimination d'un criblage perceptuel de cette réalité qui n'est, intrinsèquement, qu' « un fatras grondant et tonnant » (booming buzzing confusion). Le monde n'est que chaos, bruit amorphe, seule la pensée crée du sens à partir du bruit et de la structure à partir du magma.

C'est donc la question de l'instance déterminante (« causal locus ») qu'on soulève ici, savoir lorsqu'on qualifie un enfant de « handicapé scolaire » (educationally handicapped), lui accolle-t-on une étiquette renvoyant à sa constitution, désignant une anomalie constitutive, aussi évidente, indiscutable qu'une atrophie morphologique, ou bien fait-on référence à l'évaluation aléatoire de la subjectivité d'un enseignant et corroborée par le verdict implacable de tests ad hoc passés dans l'angoisse de l'échec ?

C'est en faveur de cette dernière proposition qu'optent les théories de l' "attente" (cf. Rosenthal « expectancy theory » : l'effet Pygmallion) et de l'« étiquetage » (labeling theory) pour qui "les raisons du succès ou de l'échec ne doivent pas être recherchées dans les agissements ou les caractéristiques des élèves eux-mêmes ; mais plutôt dans les réactions de l'enseignant au comportement de l'élève" (p. 302).

La théorie de l' "étiquetage" va même jusqu'à prétendre que la plus grande des différences entre un « normal » et un « déviant » réside essentiellement dans le fait que les individus qualifiés de déviants ont été appréhendés et interpellés par l'institution" alors que les prétendus normaux ne l'ont pas été, bien qu'ils aient fréquemment agi de manière similairement déviante"(id).

Il s'agira pour les auteurs de vérifier l'assertion majeure de cette théorie qui, pour peu qu'elle se révélât exacte, ferait de l'enseignant le démiurge des profils d'élèves, l'auteur de leur identité scolaire.

Dans cette alternative théorique, le label « learning disable » est?il attribué en fonction d'une aberration (au sens propre). Idiosyncrasique de la perception de l'enseignant ou bien en fonction d'éléments constitutifs du comportement scolaire de l'élève considéré ? Dans ce problème se trouve enchâssé un second débat, à savoir celui qui confronte la théorie des traits pertinents ("critical features theory") à celle de la « ressemblance familiale » (family resemblance theory).

Loin en effet que la production de catégories s'opère de façon univoque, il semble au contraire que celles-ci naissent de deux procédés très distincts :
- La théorie des traits pertinents, statuant essentiellement sur les abstractions de la logique formelle, stipule que l'appartenance à une catégorie repose sur la possession exhaustive d'« une série de traits distinctifs, nécessaires et articulés » (a set of necessary and jointly sufficient features critical for category membership) tel que la présence d'un certain nombre de traits ne saurait pallier la carence de l'un d'eux.
On élabore donc un critérium parfaitement fiable et satisfaisant dont la rigueur constitue la garantie.
- Ce qui prévaut dans l'univers des systèmes formels n'a malheusement pas cours dans la vie matérielle quotidienne. « Si on examine un lot d'objets rassemblés sous une dénomination commune, on ne trouvera pas une seule et unique série de traits partagés par tous les membres de la catégorie, mais... "un réseau complexe de similitudes, imbriquées et enchevêtrées, qui peuvent être des similutudes de détail" (p.298)

Ainsi, dans le «monde de la vie comme dirait Husserl (Lebenswelt), on ne peut user de critères univoques rendant possible la construction de catégories rigoureuses, on a simplement affaire à une recollection d'individus effectuée sur la base de ressemblances rhapsodiques en vertu desquelles ils reçoivent une dénomination unique.

Ce quadruple rappel théorique permet de restituer la recherche dans un cadre conceptuel et épistémologique précis :
- L'opération d'identification d'un élève qui relève de l'enseignement spécialisé, le « répistage » de ses carences doit être attribué à l'une ou l'autre de ces deux instances antithétiques :

- la réalité concrète de ces carences et déficiences incarnées dans l'élève comme des stigmates ;
- la vision idéelle, la représentation subjective que l'enseignant se fait d'un comportement en soi neutre ou peu signifiant.
- D'autre part, il s'agit de savoir si la grille catégorielle permettant de « ranger » les enseignés en « normaux » et « déviants » a été façonnée selon les principes formels assurant la rigueur de la discrimination ou selon un empirisme erratique et brouillon, pointant ici et là des ressemblances et des écarts à la signification floue et à la validité hypothétique. On perçoit maintenant clairement l'importance de l'enjeu, puisque si l'enquête en venait à vérifier les thèses de la théorie de l'étiquetage ("labeling theory") conjointement à celles de la « family resemblance theory » donc, à faire de la catégorie de la déficience scolaire un pur produit de l'activité de représentation, de l'imagination, au sens large, de l'enseignant, une sélection entreprise par un pragmatisme aveugle, tout élève écarté du système éducatif « normal » le serait en fonction d'une évaluation qui s'apparente à l'erreur judiciaire ! Celle-ci, en effet, prend pour le récit du réel le catalogue des apparences et ressemblances fortuites exhumées et mises en valeur par le procès. C'est le procès qui fabrique le coupable et la culpabilité en interprétant des événements muets par eux-mêmes (la simple concomitance devient preuve à charge, la simple consécution, cause...).
 
 
  • Un dispositif expérimental

  • Pour que l'étude fût féconde et concluante il fallait qu'on séparât nettement les observations des enseignants (teachers'accounts) des comportements effectifs des enseignés (students'behavior).

    Afin de réaliser cette exigence, les auteurs ont pris en compte plusieurs types de données, provenant des dossiers administratifs où sont consignées les raisons ayant présidé à la constitution d'un dossier de « réferré = (transfert), le résultat des tests et la décision prise ; de l'enregistrement au magnétoscope de séquences de cours ; des entretiens menés avec les instituteurs concernés et enfin des séances de projections de bandes vidéo commentées par l'enseignant de la section ou du groupe concerné.

    Par surcroît de précaution, un membre de l'équipe de recherche s'est immiscé dans chaque classe afin d'en observer les habitudes et pratiques de fonctionnement.

    Le formulaire rempli par l'enseignant au sujet de l'élève en difficulté teacher referral), l'entretien (teacher contact), l'enregistrement au magnétoscope (videotaping) et la projection commentée (viewing session) constituent donc l'intégralité du corpus des data, le matériau analysé, bien qu'en fait seules soient vraiment importantes les distorsions manifestes entre ce que dit le pédagogue et ce que révèlent les images qu'il commente.

    On a demandé aux enseignants, lors de l'interview notamment, de dénombrer et de définir les motifs qui conduisent au rapport de transfert ("referral"), donc de brosser une typologie des traits et attitudes justifiant le recours à la procédure de relégation de l'élève.

    On obtient ainsi des genres tels que : « basses performances » (low acadamic performance) subsumant des catégories comme : " mauvaise prononciation" ou lecture" hésitante "...

    Cette taxonomie dûment fixée, les expérimentateurs ont ensuite procédé au décompte des catégories reconnues et mentionnées par les instituteurs comme étant effectivement à l'oeuvre dans tel ou tel comportement par rapport à toutes celles qui figuraient sur l'enregistrement.

    Le résultat est significatif :
    - sur sept enseignants retenus, trois ont laissé défiler sans les reconnaître près de 80 % des attitudes relevant d'une catégorie inventoriée ; par contre, l'un d'entre eux en a répertorié plus de 110 %, il a par conséquent identifié comme fautifs des comportements qui ne l'étaient pas ! un seul, avec 84 0/0 d'attitudes reconnues semble proche d'une évaluation fiable.

    Ce que ne disent pas ces pourcentages, c'est la part énorme de la reconnaissance sélective par laquelle l'enseignant reconnaît souvent toutes les conduites « déviantes » d'un élève qui fait l'objet d'une procédure de mise en éducation spécialisée, alors qu'il en dénombre peu, voir aucune pour ses camarades dont !e cours « normal n des études n'est pas remis en cause.

    Ainsi, l'un des éducateurs retenus, mentionne onze comportements déviants chez les élèves orientés (« referred »), sur les 28 que présente la bande vidéo, alors qu'il n'en dénombre qu'un seul chez les élèves « normaux » où ils sont pourtant aussi nombreux (29) ! (il repère ainsi 40 % des déviances chez les uns contre 3 % chez les autres !!) pis encore : trois de ses collègues n'observent aucun comportement relevant d'une catégorie préalablement fixée pour des élèves « non referred » alors que leurs attitudes déviantes sont respectivement au nombre de 19, 8 et 26!

    Dès lors, la cause est entendue, si plus de 46 % des attitudes déviantes manifestes chez les élèves "referred" sont repérées quand la proportion tombe à moins de 14 % pour les « non referred », c'est à raison de cette cécité nominale qui fait que, par définition, un élève « normal » ne saurait présenter de comportements « déviants a trop prononcés ; pourtant, ceux-ci, lorsqu'ils existent, ne sont tout simplement pas perçus !

    L'enquête montre donc de façon nette (encore qu'il faille se montrer réservé devant le petit nombre de cas retenus) que la discrimination : "normal" / "à orienter" (" referred" / "non referred") ne repose pas (en tout cas pas de façon significative) sur la présence ou l'absence d'attitudes ressortissant aux catégories de la déviance scolaire.

    Dès lors, si on ne déduit pas légitimement l'appellation de "referred student" de l'établissement d'un syndrome du handicap éducatif caractérisé par un ensemble de symptômes ascolaires facilement repérables, comment peut?on sans arbitraire décréter qu'un enfant n'est plus apte à suivre le cours normal des études ?

    Plus généralement encore, quel peut être la nature du processus qui délivre ce label d'ascolarité ?

    A ces questions, les auteurs répondent en alléguant la « Méthode documentaire » de Manheim qui traite tout objet ou événement comme le représentant, l'illustration concrète d'un modèle sousjacent (« standing on behalf of a presupposed underlying pattern »).

    Ainsi, pour l'enseignant, certains comportements isolés non conformes à l'attente scolaire sont-ils considérés comme des exemples d'une catégorie fondamentale nommée Déviance. Il n'y avait que des enfants offrant des attitudes plus ou moins acceptables, plus ou moins bien réparties (certains, bons lecteurs sont plutôt asociaux, d'autres assez agressifs paraissent médiocrement habiles...) il y aura désormais des élèves normaux et d'autres déviants. Ce qui fait l'élève déviant c'est donc la déviance ! on songe ici à la vertu dormitive de l'opium chère aux médecins de Molière. Un trait de non-conformité fera diagnostiquer la déviance qui a son tour sera corroborée par des indices de non-conformité, engageant dans une spirale perverse qui sans cesse accrédite le déviant par la déviance et celle-là par celui-ci.

    A titre d'exemple, une des institutrices, évidemment de bonne foi, immobilise le défilement de l'image sur le récepteur pour indiquer au chercheur un cas typique de déviance pour incapacité : elle a donné un exercice de géométrie appliquée et l'élève incriminé ne cesse de manifester son désarroi devant la difficulté de la tâche, commentaire de l'enseignante :

    « c'est toujours trop dur pour lui, chaque fois qu'on lui propose de nouvelles tâches », ellipse de syllogisme où l'on voit que la difficulté invoquée renvoie à une faiblesse de l'apprenant dessinant les contours déjà nets du profil type du « referred student » (élève à orienter) ; pourtant, avant que la bande ne soit arrêtée, d'autres élèves se sont plaints de la difficulté (l'observateur rapporte même que cette plainte fut unanime ce jour-là !) sans susciter le commentaire.

    Mais, quand Duke dit que c'est dur, l'expression prend une autre signification que lorsqu'elle est prononcée par Shane car, pour l'institutrice, le comportement de l'enfant est inséparable d'une configuration d'ensemble, d'une impression enveloppante diffuse. « Les maitres n'opèrent pas de distinction entre le type de comportement (comme frapper un autre enfant ou dire : "c'est trop dur pour moi"), l'acteur (l'élève), la situation (la tâche à effectuer ou l'événement particulier) et l'observateur (l'enseignant). Au lieu de prêter attention au comportement isolé, les instituteurs ne prennent en compte que l'agissement dans le contexte qui comprend la personnalité de l'apprenant, la tâche, la leçon et la situation d'où émane l'action. C'est-à-dire que l'enseignant n'interprète ni ne perçoit les éléments discrets de l'information" (p. 313).

    Tout acte d'élève s'offre à son appréhension sous l'aspect d'une nébuleuse comportementale, d'un tout indifférencié immédiatement perceptible oblitérant par avance toute tentative d'analyse.

    C'est pourquoi le diagnostic irrationnel de "referred student" (élève orienté) s'apparente au phénomène de figure-fond révélé par la Psychologie de la Forme (Gestalt). De même que, dans la célèbre illusion de la vasque?visages, selon qu'on perçoit un cratère blanc sur fond noir ou deux profils noirs sur fond blanc, tel élément apparaîtra comme un nez ou un galbe du vase, l'enseignant qui « voit ? des comportements déviants sur fond de normalité interprétera une phrase comme : « c'est difficile » comme un indice de déficience scolaire, alors que la même formule proférée quand il est orienté par une attitude qu'il juge normale passera inaperçue.

    Ce qui paraît grave dans ce processus tient au fait qu'une difficulté spécifique (telle que la faible compréhension à la lecture) puisse retentir sur la perception de la globalité d'un comportement au point de devenir une déficience généralisée, officialisée par le système éducatif. Il y a pourtant loin de la lecture laborieuse à l'inaptitude scolaire, de la lacune sectorielle à la dysfonction totale, mais les catégories et surtout les modalités de la catégorisation appartiennent aux appréhénsions spontanées de la vie quotidienne et non aux raisonnements scientifiques.

    La vie de la classe qui donne lieu à une appréciation négative de certains enfants, n'est en fait rien d'autre qu'une combinatoire qui fait jouer les différentes variables sus?mentionnées , acteur (avec son histoire, sa socio-culture...), type de tâche, genre de leçon, observateur (avec son idéologie, ses a priori, ses répugnances...) et situation. Mais cette combinatoire n'apparaît pas comme telle à l'éducateur dont la perception et le jugement pétrifient les variables, rendant monolithique et identifiable tel ou tel comportement, alors que celui?ci recouvre des données multiples, interdépendantes de facto dans la classe mais en soi libres, non correlées.

    Au bout de la chaîne éducative, les variables déjà figées et fixées dans un type de comportement, "normal" ou "déviant", produisent au niveau administratif une catégorie officielle, comme celle de "learning disable" (inapte à l'étude), qui vit dès lors une existence autonome dans le refoulement complet de ses origines (origines qui dénonceraient justement, pour peu qu'on les dévoilât, la réification de jugements qui doivent tout à l'impression et rien à l'analyse),

    En conclusion, puisque les pseudo-carences et déviances n'expriment pas des attributs constitutifs de l'élève sanctionné par le "referral", mais bien plutôt la conjonction de plusieurs éléments au premier rang desquels s'inscrit le contexte situationnel propre à la performance, les auteurs proposent d'effectuer des comparaisons intercontextuelles permettant de vérifier la validité d'un jugement grave de déficit général.On sait que les capacités à effectuer des tâches intellectuelles varient considérablement d'une situation à l'autre et que la fluidité verbale, par exemple, peut?être inhibée en classe et libérée au supermarché. Il faudrait donc donner l'opportunité aux enseignants de mesurer dans leur appréciation l'incidence du contexte sur la performance.
     
     

  • Commentaires

  • Cet article, tout à la fois dense en son exposé quand il redessine en un long préalable théorique les enjeux épistémologiques de l'enquête, et fragile dans ses assertions lorsqu'il avoue que le faible échantillon considéré peut ne pas être parfaitement représentatif, constitue à ma connaissance une des rares contributions pratiques de l'ethnométhodologie aux sciences de l'éducation, une de ses seules applications au champ pédagogique.

    En quoi le dispositif d'investigation, les postulats heuristiques, bref l'ensemble de la démarche, relèvent-ils de l'ethnométhodologie?

    Le processus de relégation présenté comme un système opérant paradoxalement à l'insu des instituteurs mais essentiellement grâce à leur concours ;l'enseignant, produit social comme individu et comme pédagogue, instrument de la sélection sociale-scolaire, inconscient des formations qui structurent sa perception, tout cela semble autoriser une lecture fonctionnaliste du texte Or, il ne peut en être ainsi pour la bonne raison que l'ethnométhodologie, en tant que "variante récente de l'interactionnisme" (JC. Forquin, 1983) s'est constitué résolument et fondamentalement contre la sociologie fonctionnaliste considérant la société, non comme un "système d'éléments fonctionnellement articulés", mais comme une "arène" en laquelle les "acteurs" sociaux s'affrontent et négocient lors d'interactions symboliques, "creusets où se construisent simultanément et symétriquement la personnalité individuelle et l'ordre social (id,, p. 64).

    Si donc une interprétation fonctionnaliste d'une contribution ethnométhodologique s'avérait possible, les mots perdraient leur sens, et l'ethnométhodologie tout contenu.

    On peut se rassurer sur ce point : comme on l'a vu, le problème n'est pas de reconstituer la genèse de l'échec scolaire, de démonter les mécanismes, les instances causales qui président à l'éviction des plus défavorisés, mais bien de savoir comment des individus dans une Institution parviennent à construire des catégories chimériques puis à les hypostasier en formes et statuts sociaux.

    A cet égard, il convient de rappeler que pour les ethnométhodologues, "les situations ne sont pas données toutes faites aux individus. Ils sont placés, le plus souvent sans l'avoir voulu, dans une ébauche de situation... et ils doivent travailler cette ébauche pour constituer un sens, préciser leur position, acquérir du statut..." (J.L. Derouet 85).

    C'est bien ce que font les instituteurs face à leur classe par rapport à la procédure du « Referral » ; engainée dans les structures de l'institution et aveuglée par la routine, les présupposés... leur action tente de conférer un sens, voire de légitimer les situations qu'ils sont amenés à vivre i.e. tout à la fois à subir et à créer.
     
     

  • Le dispositif d'orientation

  • Qualifier le dispositif d'orientation (referral) de "forme sociale" c'est y voir un processus mettant en oeuvre une praxis (au sens large d'action pratique) reliant des subjectivités à des objets culturels ; de telle sorte que l'instituteur occupe l'instance de la subjectivité, les catégories (« compréhension lente, mauvaise lecture, manque d'assurance... ) celle de l'objet culturel (*) et que la praxis est représentée par l'étiquetage des élèves en « normaux » et « déviants ces derniers. relevant de la procédure d'orientation.

    (*) (Rappelons que si un objet apparaît conscience il existe ipso facto en tant qu'objet culturel quelle que soit par ailleurs sa réalité "naturelle" ; aussi "cheval" et "licorne" sont-ils tous deux également objets culturels.)

    Les enseignants ne sont pas les agents, les rouages de la simple transmission d'un système implacable et immuable, d'une combinatoire glacée et neutre, mais les acteurs d'un drame, au sens étymologique du terme, aux contours flous et au contenu vague qui prend sens et consistance DANS et PAR leur pratique, à l'instar de la comedia dell'arte portant la représentation à l'existence en "travaillant" une trame éthique et convenue : Ce qui n'était qu'esquisse, mince cannevas devient Forme Sociale, situation pleine.

    La Forme Sociale, notion emblématique de l'ethnométhodologie comme théorie interactionniste s'oppose ici directement à l'idée de combinatoire, fondement des théories fonctionnalistes.

    Ce qui l'atteste tient dans la comparaison des tableaux établis par les chercheurs répertoriant "scientifiquement" c'est-à-dire selon la théorie des traits critiques chaque attitude déviante de chaque élève et les tableaux résultant des repérages pour le moins "impressionnistes" voir fantaisistes des instituteurs.

    Le "Referral" n'est pas un mécanisme social aux engrenages subjectifs ou une grille sélective inique mais rigoureuse: c'est une construction intersubjective, une forme sociale.

    Comme on l'a vu, un enfant ne présente pas d'emblée les caractéristiques de la déviance scolaire, il adopte simplement par moment, comme tous les autres élèves des attitudes limites ou franchement ascolaires qui ne sont qu'ensuite et ensuite seulement interprétées comme s'intégrant dans un comportement général préoccupant qu'en fait elles induisent.

    C'est là ce que Mehan appelle « la réinterprétation rétrospective subséquente » qui rend compte, en transposant au champ social une analyse husserlienne, du fait que les percepts proposent à la conscience des objets indéterminés et incomplets, qu'ils n'offrent que des « caractéristiques indicatives » exigeant qu'on aille au-delà de l'information donnée.

    En termes philosophiques, les données sensorielles (data de sensation) n'entrent pas dans les catégories formelles, elles leurs sont radicalement hétérogènes, pour les y astreindre, il faut les dépasser en les interprétant.

    C'est par cette opération de "dépassement", d'interprétation, que l'impression devient objet, qu'une attitude perçue en vient à s'inscrire dans une représentation de comportement répertorié.

    Analogiquement, on peut dire que, comme la vue, la conscience « accommode », détachant d'un "fond" indifférencié des éléments transfigurés en objet ou les reléguant au contraire dans une configuration plus vaste et plus floue dans laquelle ils ne seront pas perçus en tant qu'objets.

    C'est cette sorte de focalisation, de mise au point, que Mehan retient de ce qu'il appelle le courant de la « Phénoménologie constitutive », dans la lignée de Brentano, Husserl, Gurvitch, Schütz : Il n'y a pas d'un côté la conscience et de l'autre les choses ; d'abord parce que ne saurait exister une conscience en soi, indépendante ( il n'y a pas de pensée, de crainte, de fantasme, de souvenir qui ne soient liés .à un objet de pensée, de crainte.. C.S. p. 78) ; ensuite en raison du fait que, depuis Kant, on sait le monde des choses en soi inaccessible. Nous ne connaissons que des phénomènes, c'est-à-dire des objets perçus, variant suivant le point de vue, l'orientation et l'attitude de !'observateur (id).

    "La conscience n'a pas de dedans rappelait Sartre (1930) après avoir dit que la conscience et le monde sont donnés en même temps" (id.). Aucune possibilité ne nous est donc offerte d'isoler les choses de notre faculté d'en prendre conscience pour savoir, dans le cas qui nous intéresse, s'il existe des "entités taxonomiques naturelles" (CS p. 92).

    Les catégories de "handicapé éducatif" ou d'inapte à l'étude (learning disable) ne décrivent pas des qualités consubstantielles aux élèves incriminés, mais des objets culturels élaborés sur la base d'indices perceptifs par une visée de la conscience.

    S'ajoute à ce relativisme intentionnel (dans la constitution d'un tel objet, quelle est la part de l'interprétation et celle des indications perceptuelles ?) un relativisme contextuel interdisant de déduire la compétence de la performance

    Ainsi, l'intelligence, par exemple, "est une relation dynamique, mutuellement constitutive et réfléchie entre l'individu et l'environnement (qui inclut les autres) et elle peut changer d'un environnement à l'autre, c'est-à-dire que l'intelligence, comme les autres processus cognitifs, est « liée au contexte » de l'activité" (CS p. 88).

    Prêter attention à un élève qui bredouille péniblement revient donc simplement à constater que ici et maintenant, placé dans ces conditions-ci, à telle époque et avec tel maître, muni de tel manuel, cet élève lit difficilement, sans préjuger aucunement de son potentiel de lecteur.

    Entre la compétence latente dont à la limite on ne peut rien dire, et sa mise en oeuvre effective dans le cadre particulier d'une performance toujours contingente, jamais révélatrice d'une "nature", d'un "talent" ou d'une "carence", la coupure est donc totale.

    Certains concepts centraux de l'ethnométhodologie, tels l'indexicalité du sens et la contextualité de pratiques localisées, concepts selon lesquels la signification de toute pratique est nécessairement locale et contingente, ce qui conduit à une "sociologie sans induction" (donc à une sociologie uniquement descriptive non modélisable), me paraissent d'une richesse heuristique irrécusable ; alors que les notions de "membership" et d' "accountability" font difficulté.

    Ceci étant, il reste que, chez Hugh Mehan et ses collaborateurs, quel que soit par ailleurs leur souci d' "appliquer" l'ethnométhodologie au champ éducatif, l'exposé des recherches est partout grevé de scories positivistes. (A cet égard il est révélateur de voir Ruth Kohn déplorer le manque d' "esprit poétique" du texte, le manque d' "élan" dans le même temps où G. Lapassade dénonce une certaine "ethnométhodologie froide" qu'il oppose à l'ethnométhodologie dionysiaque.

    Le type de discours adopté par Mehan le conduit à critiquer les tentatives de Bales et Flanders (auxquels on pourrait adjoindre De Landsheere et l'école belge) dans un langage largement aussi scientiste et pesant que le leur : grilles d'évaluation, modèles et schèmes théoriques se voient inlassablement traqués, dénoncés comme fragmentaires ou abusivement généralisants, mais, dans ce rejet, l' a esprit positiviste ? fait constamment retour par la forme même du propos qui le dénonce!

    Pour ceux que tente l'investigation ethnométhodologique à l'école, un champ de recherche s'ouvre donc dans la double perspective :
    1) d'une élucidation des conditions de possibilité d'une "ethnologie du dedans" ;
    2) d'un abandon drastique de la langue de bois scolastique à prétention scientifique au profit de formulations phénoménologiques, tâtonnantes, impressionnistes et vibratiles.

    Comme Ruth Kohn, on voudrait que l'ethnométhodologie à l'école fût "incitatoire".