Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
5,5 - L'AFFILIATION

Analyse de la constitution de l'intervention sur autrui
(par Albert Ogien)

L'ethnométhodologie est un courant théorique qui, parmi d'autres, participe de la tradition subjectiviste en sociologie (1). Comme les interactionnismes (2) et les théories de la désignation (3), il s'est institué dans l'investigation d'un domaine d'objet spécifique : le traitement social de la déviance. Mais à la différence des sociologues qui s'inspirent de ces deux écoles et essayent de fournir une explication constructive (4) des processus sociaux qui produisent et organisent

1) Cette tradition se bâtit sur la position, acteur, conçu en tant qu'il associe un sens subjectif à ses comportements, est l'unité Méthodologique à partir de laquelle il faut construire une science de l'action sociale.
2) Interactionnisme de l'école de Chicago, interactionnisme symbolique et interactionisme stratégique se différencient radicalement. Voir : I. Joseph, 1982 ; N. Herpin, 1973.
3) E. Schur, 1971.
4) H. Garfinkel, 1970.

la déviance, ceux qui se revendiquent de l'ethnométhodologie visent à répondre à une question de nature différente : comment est-il possible, pour l'observateur comme pour les acteurs qu'il observe, de formuler ces jugements et catégorisations qui constituent la déviance comme domaine de traitement social (5). Dans ce renversement du questionnement, le sens du travail sociologique se trouve redéfini : il lui faut devenir une description analytique des fondements conceptuels et pratiques des formes ordinaires d'action sociale (6), au rang desquelles on peut compter la sociologie tout comme les divers types de prise en charge professionnalisée d'individus classés comme déviants (malades mentaux (7), délinquants (8), criminels (9), pauvres (10), patients (11)", etc.).

(5) P. Mc Hugh, 1970.
(6) H. Mehan/L. Wood, 1975.
(7) A. Blum, 1977.
(8) A. Cicourel, 1968.
(9) L. Wieder, 1974.
(10) D.H. Zimmerman, 1969.
(11) M. Wadsworth/D. Robinson, 1976.

On ne discutera pas ici des incidences théoriques des thèses défendues par les tenants de l'ethnométhodologie dans le champ de la sociologie. On signalera simplement deux postulats à partir desquels ces thèses se sont développées et dont on se servira dans les analyses proposées dans cet article.
1) Tout acteur doit, dés lors qu'il agit, mettre nécessairement en oeuvre des procédures de cornpréhension et d'interprétation par lesquel les il donne, en permanence, un sens aux activités ordinaires dans lesquelles il est pris.
2) L'action sociale est un accomplissement pratique ,c'est-à-dire le produit de ce travail d'interprétation que doivent fournir les acteurs pour agir en assurant cette continuité des échanges qui fonde la possibilité d'une action.

C'est sur la base de ces deux postulats que l'on essayera, à présent, d'examiner la part que prend le client dans la constitution même de ces domaines d'activité pratique de nature bureaucratique que sont les diverses formes de contrôle social (12).

(12) Le caractère bureaucratique d'une activité est défini par cinq critères exposés par Max Weber dans son analyse de la domination légale : a) spécialisation des tâches et fonctions ; b) relations impersonnelles et codifiées ; c) statut reconnu de fonctionnaire ; d) système de direction hiérarchique ; e) importance des documents écrits comme garants de la bonne exécution de la mission confiée à un agent.
 

Concevoir les pratiques de l'intervention sur autrui

On analyse souvent les pratiques de l'intervention sur autrui, ou de réhabilitation sociale (psychiatrie, travail social, justice, médecine, etc.), à partir de la théorie de l'action sociale construite par P. Bourdieu : celle qui s'articule autour de la notion de champ et sur la base du modèle de l'acteur réduit à un habitus agi par un sens pratique (13).

(13) P. Bourdieu, 1980.

On sait que les analyses consistent à produire une description des positions de pouvoir "objectives" qu'occupent divers types d'individus à l'intérieur d'un monde social singulier et à fournir une explication des comportements sociaux fondée sur la représentation des rapports de domination que cette description établit (14).

(14) P. Bourdieu, 1970.

Puisque c'est le pouvoir et la lutte pour sa détention qui sont au principe de l'invention de la notion de champ, celle-ci se présente comme une construction théorique visant à figurer le modèle de toute structure sociale. Dès lors, l'étude d'un champ doit poursuivre un programme de dévoilement, à l'échelle d'un espace social restreint, de l'instauration de la légitimité d'un arbitraire qui reproduit la hiérarchie et l'inégalité sociales. Dans cette optique, au sociologue est dévolue la tâche de démonter le processus historique de naturalisation des catégories de jugement couramment admises dans le champ considéré puisque c'est le recours spontané à ces catégories qui en avère la légitimité, tout en reconduisant la rapport de domination qu'il marque. De sorte que ce genre d'analyse ne s'intéresse qu' au jeu sur les représentations symboliques officielles telles qu'elles trouvent à s'exprimer publiquement (colloques, articles, prises de position politiques, syndicales ou culturelles, textes administratifs formulation de principes d'excellences, etc.) dans la mesure où est postulé que le contrôle de celles-ci assure à ceux qui se l'accaparent, le monopole de la légitimation , donc celui du pouvoir dans le champ. En raison de quoi, cette analyse ne porte à l'observation que ceux des types d'acteurs qui, dans un champ, sont en situation de lutter effectivement pour le contrôle du discours légitime (15).

(15) J. Verdès-Leroux, 1978.

Lorsque la notion de champ s'applique aux domaines de l'intervention sur autrui et de la réhabilitation sociale elle est, donc, méthodologiquement impuissante à intégrer les clients, en tant qu'acteurs, à la dynamique qui préside aux rapports de pouvoir qui sont censés l'animer : il est inconcevable, en effet, de penser que ceux-ci puissent lutter pour le monopole des représentations légitimes. Conséquemment, la seule place qui leur soit assignée dans un champ quelconque est celle que leur reconnaît la théorie professionnelle sur laquelle se construit ce champ : celle de "patient", d' "assisté", de "délinquant" ; celle de sujet passif d'une intervention soumis à une double domination, vis-à-vis de ceux qui s'occupent de lui d'une part, et du fait de sa position dans la structure sociale globale d'autre part. De ce point de vue, la situation que connaissent les clients des diverses agences de contrôle social peut être pensée comme un cumul dès lors, les personnes qui sont astreintes à une forme d'intervention ou de réhabilitation peuvent être conçues en tant qu'elles sont prises dans un rapport social de type particulier, la tutellarisation (16).

(16) R. Castel, 1976.

L'interprétation des liens qui unissent professionnels et clients en termes de mise en tutelle s'échafaude sur cette idée que, dans une société hiérarchisée et inégalitaire, certaines instances légalement mandatées remplissent une fonction de régulation et de contrôle assurant la reproduction de I"ordre social, en contenant les comportements déviants, particulièrement ceux des classes dominées (17). Le traitement organisé de la déviance s'apparente, alors, à une oeuvre de moralisation au moyen de l'imposition, violente ou symbolique, des valeurs sur lesquelles repose cet ordre social (18). L'explication de la pratique du contrôle social qui repose sur le concept de tutellarisation n'a pas à rendre compte de la mise en oeuvre concrète des mesures qui constituent l'exercice d'une intervention sur autrui. C'est que cette explication concède aux groupes de professionnels engagés dans l'application de la tutelle un mode d'action qui se confond exactement avec la définition professionnelle de leur travail que ces praticiens formulent, pour eux-mêmes comme pour autrui. Autrement dit : cette explication élude la question du rapport concret entre les missions officielles que les professionnels de l'intervention sur autrui sont censés réaliser et l'accomplissement pratique de ces missions en situation d'intervention.

(17) J. Donzelot, 1977.
(18) M. Foucault, 1975.

Comment peut-on admettre, sans examen, que les actes techniques dont se compose une intervention sur autrui se conforment exactement aux prescriptions qu'intime un certain savoir professionnel et remplissent fidèlement les injonctions d'un mandat légal particulier ? Il suffit de poser a priori que la maîtrise d'un savoir légitime confère à son détenteur qualifié une forme de pouvoir qui possède la qualité de déterminer, seul, la nature et le déroulement des activités concrètes qui constituent l'exercice quotidien d'un type d'intervention sur autrui. On voit que cette opération tend à naturaliser la perception qui se construit dans le cours même du travail des professionnels de la prise en charge et qui donne l'individu soumis à une tutelle pour un être diminué, qu'il faut protéger et guider dans un environnement hostile qu'il ne comprend pas. Dans cette perspective, le rapport entre clients et professionnels a peu de chances d'être pensé autrement que sur le mode de l'asymétrie.

Cette proposition d'explication de l'activité d'intervention sur autrui, qui se fonde sur l'utilisation de critères d'interprétation extérieurs au déroulement temporel de cette activité et aux considérations des acteurs qui y participent, ignore le fait que l'instauration d'une relation sociale, fut?elle de tutellarisation, doit, avant que d'être analysée, s'accomplir pratiquement : c'est-à-dire que toute intervention sur autrui comporte une histoire faite d'une dynamique propre qui émane des échanges et des conflits qui la jalonnent. Ainsi, dans la mesure où on peut poser qu'une relation sociale ne peut avoir lieu et durer en l'absence, ou en la présence passive ou muette, d'une des deux parties en contact, il convient de restituer à l'individu en situation de réhabilitation sa place de sujet agissant le rapport plutôt que le subissant. Dès lors, le rapport client/professionnel doit être appréhendé en ce qu'il porte en lui?même ses propres conditions de réalisation. Sous cet angle, l'analyse des activités pratiques de contrôle social (psychiatrie, travail social, justice, etc.) devrait se mener en leur appliquant des critères d'interprétation internes. Au rang de ceux-ci, on trouverait, d'une part, la mise en application des obligations légales et professionnelles définissant un certain métier d'intervention; d'autre part, l'émergence de contingences matérielles pesant sur l'effectuation des tâches d'intervention ; et, enfin, l'usage, par tous les acteurs pris dans une telle intervention, de catégories de jugement pratique leur permettant d'objectiver la situation avant d'agir dans le sentiment de le faire de façon adéquate.

Ces catégories sont, tout d'abord, celles qui constituent cet équipement conceptuel dont il est raisonnable de penser que tout un chacun le possède et qui organise la perception immédiate du monde tel qu'il se présente dans la vie quotidienne : ce qu'il est convenu d'appeler le sens commun (19), qui met en oeuvre :

"... par exemple, des notions morales : le bon, le mal, ta justice, la punition ; des concepts relatifs à la causalité, au temps et à l'espace; des idées des émotions : la tristesse, la peur, !a colère; des opérations mentales de toutes sortes : penser, croire, se demander, se rappeler, s'attendre, imaginer, etc. ; des modes de perception : voir, ouir, toucher, goûter ; des rangées entières de concepts classificatoires des types de gens, d'animaux, de plantes, d'objets naturels ou manufacturés, d'institutions et de rôles, de processus et d'événements ; et, finalement, des qualités ou propriétés de tous ceux-ci. (20)
(19) Ainsi qu'Il est conçu par la phénoménologie ou la philosophie analytique; et à leur suite, l'ethnométhodologie. Voir : R. Williame, 1973 ; Garfinkel, 1967 ; Putnam, 1984.
(20) P.F. Strawson, 1985 ; 13.

Dans le cas particulier des domaines de l'intervention sur autrui, à ces catégories du sens commun ordinaire s'adjoignent les catégories d'un sens commun "local" : ces concepts qui définissent ces formes d'activité pratique et dont l'emploi spontané autorise les acteurs à prendre un milieu institutionnalisé comme allant-de-soi (l'existence d'équipements destinés à prodiguer une intervention sur autrui ; la présence de professionnels exerçant une responsabilité de prise en charge ; la capacité d'en devenir le client ; etc.) ou à régler leurs échanges sur la base d'un savoir tacite produit de l'accumulation de l'expérience pratique (les attributs qui qualifient à être considéré comme client; la nature et l'objet d'une intervention ; la compétence des intervenants ; les droits et les devoirs d'un client ; la hiérarchie des fonctions professionnelles; les normes d'acceptabilité implicites d'une institution ; etc.).

Si l'on admet que le contenu concret que prend une intervention sur autrui se définit dans le processus d'accomplissement de l'ensemble des conditions de réalisation que l'on vient de poser, on peut reconnaître que la mise en oeuvre d'une forme particulière de contrôle social n'est pas une activité pré?déterminée qui advient sous l'effet mécanique de raisons "objectives", comme le mandat social, les rapports de domination, le savoir professionnel ou le pouvoir légitime. Chacune de ces raisons "objectives" n'est pourtant pas absente de la définition du contenu de l'activité d'intervention : elles y trouvent place par l'usage que les acteurs en font, c'est-à-dire par la signification qu'ils leur accordent dans les échanges qui composent cette activité.

En somme, on peut poser que l'accomplissement pratique d'une intervention sur autrui procède, dans son déroulement temporel et en considérant le contenu effectif, de l'activité interprétative que les acteurs doivent nécessairement mettre en oeuvre dès lors qu'ils inscrivent leur action dans un contexte social particulier (21). On voit que, dans la perspective proposée ici, les rapports entre clients et professionnels sont conçus d'un point de vue dynamique : celui que définit la notion d'affiliation.

(21) A. Ogien, 1985.
 

L'affiliation en général

On a dit qu'analyser l'intervention sur autrui en tant qu'accomplissement pratique commande de considérer que son aboutissement dépend de l'enchaînement des séquences qui la constituent, de la façon dont sont satisfaites ses conditions de réalisation. En ce sens, on peut affirmer que chacun des domaines spécifiques d'intervention sur autrui représente un univers de relations sociales singulier, organisé par des règles d'échange et d'usage qui sont produites dans le cours de l'activité pratique et dans la dynamique qui lie l'ensemble des acteurs que concernent, dans une situation donnée, une intervention de même nature.

Participer d'un semblable univers, c'est, pour un acteur, mettre en oeuvre les ressources de son mode de connaissance pratique afin de lui permettre d'apprécier, en les interprétant, les intérêts et impératifs que lui confère sa position dans la configuration de relations sociales qui construit cet univers singulier; et, sur la base de cette appréciation, d'orienter son action vis-à-vis des autruis qu'il est amené à y rencontrer. C'est cette opération de raisonnement pratique que l'on propose ici de résumer sous la notion d' « affiliation ». En somme, et selon cette conception, connaître urge affiliation à un monde social comme celui de la psychiatrie, ou de l'aide sociale ou de la justice, c'est, pour le client comme pour le professionnel, pouvoir exposer une certaine forme de savoir, prendre part de façon adéquate aux échanges impliquant des références tacites, émettre des commentaires raisonnés et raisonnables au sujet du déroulement normal des activités d'intervention en s'autorisant de l'accumulation d'une expérience pratique.

Pour le professionnel impliqué dans la gestion quotidienne d'une clientèle dont il assure la prise en charge, cette description pourrait paraître proprement spéculative : il est vrai que la pureté du phénomène de l'affiliation ne se perçoit pas couramment dans l'ordinaire de l'intervention sur autrui. Cependant, cette formalisation théorique des rapports qui unissent professionnels et clients n'est pas totalement inepte : elle est, en effet, celle que l'observateur extérieur est en mesure de construire dès lors qu'il considère le régime de relations sociales qui s'instaure entre des intervenants et un certain nombre de personnes pour lesquelles est mis en place un programme a thérapeutique a dont on anticipe positivement les résultats. En analysant maintenant ce régime de relations sociales, celui qui concerne ces individus classés comme "bons clients", on gardera à l'esprit l'idée que ce qui apparaît en ces exemples particuliers pourrait probablement constituer l'arrière-plan des formes d'échanges les plus routinières qui sont aussi, généralement, les plus courantes.

Le « bon client » est une figure connue des professionnels de l'intervention sur autrui. Il est cette personne qui présente et sait exprimer, du point de vue de certains intervenants au moins, soit un « cas intéressant », soit une personnalité attachante, soit une histoire de vie suscitant la sympathie. Dans le but annoncé de venir en aide à ces "bons clients", les professionnels peuvent se mobiliser déployer des initiatives originales et mettre en oeuvre des modalités de prise en charge perfectionnées. On peut tenir compte que la condition première de cette mobilisation exceptionnelle réside en la reconnaissance officielle du fait que le client concerné peut tirer bénéfice du programme d'intervention mis en place. Mais, on comprend que dès que cette reconnaissance est décrétée, des professionnels se trouvent engagés auprès du client qu'ils ont désigné à leur attention particulière : le succès ou l'échec de la prise en charge prend alors l'allure d'un test de leur capacité et de leur compétence. En ce cas, le rapport de prise en charge se complique : dans la mesure où professionnels et client en viennent à partager un objectif commun, une forme de concertation implicite s'instaure qui, en installant le rapport client/professionnel dans une temporalité, le tranforme en relation sociale (22). C'est dans cette temporalité, donc dans l'action concertée organisée autour de la réalisation d'une intervention, que crient et professionnels se constituent un savoir pratique Inédit : la suite d'événements qui construit l'histoire de cette relation sociale établit un univers de significations commun (anecdotes, conflits, prises de décision, revirements, etc.) aux parties prenantes de cette même relation. Et le partage de cette expérience pratique unique peut contribuer à obscurcir les limites coutumières qui distinguent l'intervention, en tant qu'acte professionnellement maîtrisé et techniquement limité, de l'implication personnelle, en tant que participation active de l'intervenant dans les détours de la vie sociale de son client.

 (22) D. Hendelman, 1976.

En ce sens, les aléas d'une relation de prise en charge façonnent une manière d'apprentissage celui que client et professionnel, chacun mettant en oeuvre ses propres modes de raisonnement pratique, font de nouvelles dimensions de l'activité impliquant un rapport à l'intervention sur autrui. Et l'on pourrait ajouter que cet apprentissage, en tant qu'il est un phénomène permanent d'élargissement de la e jurisprudence pratique qui définit les contours d'un domaine d'intervention, détermine, à son tour, des éléments nouveaux du savoir implicite dont un acteur doit se donner la maîtrise pour établir son affiliation. En quelque sorte, et pour qui accepte cette conception des propriétés constitutives de l'affiliation, on pourrait poser qu'un domaine d'intervention sur autrui ne cesse de se construire dans le processus même de l'accomplissement pratique des activités qui s'y réfèrent (23).

(23) On signalera que le point de vue développé ici peut s'apparenter à celui tenu dans l'analyse de l'activité médicale par G. Canguilhem, 1966. On retrouvera une même orientation conceptuelle chez M. Foucault 1969. C'est, en effet, sous sa plume qu'on lit, au sujet de la maladie mentale, qu'elle " a été constituée par l'ensemble de ce qui a été dit dans le groupe de tous les énoncés qui la nommaient, la découpaient, la décrivaient, l'expliquaient, racontaient ses développements, indiquaient ses diverses corrélations, la jugeaient, et éventuellement lui prêtaient la parole en articulant, en son nom, des discours qui devaient passer pour être les siens." (p. 45). Car, comme il le précise, il ne faut plus "traiter les discours comme des ensembles de signes (d'éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent ". (p. 67).

Si l'on a pu soutenir, précédemment, que pour qu'une intervention ait lieu il faut que clients et professionnels parviennent, dans le cours de leurs échanges, à satisfaire un ensemble de conditions de réalisation, on pourrait, à présent, affirmer que l'affiliation, parce qu'elle possède les propriétés constitutives que l'on vient d'annoncer, est une notion qui permet de rendre compte de l'émergence de ces conditions de réalisation. Autrement dit, que l'analyse des pratiques d'intervention sur autrui doit commencer par l'étude du phénomène qui les constitue en domaine d'activité descriptible : l'affiliation.

On peut raisonnablement penser que cette affirmation sera tenue, par la personne que n'intéresse pas la théorisation sociologique, pour une élaboration obscure, ou, au mieux, pour une réflexion inutile. Pourtant, on peut espérer que celui qui prendra la peine de faire un retour sur ce qu'il vient de lire concédera que : cette assertion recèle, précisément, une incidence pratique : c'est que, en analysant les conditions conceptuelles qui fondent l'idée spontanée que tout un chacun peut se faire de la nature des domaines d'intervention sur autrui, on rend problématique l'évidence ordinaire qui postule la soumission absolue du client au professionnel qui s'occupe de lui.

On peut encore juger de la valeur de cette conclusion en réduisant l'échelle d'application de la notion d'affiliation, en la considérant dans une inscription locale ce que l'on nommera "affiliation institutionnelle".
 

L'affiliation en particulier

La notion d'affiliation, telle qu'elle vient d'être définie, désigne un phénomène social général à partir duquel il est possible de rendre compte d'une multitude de formes d'activité pratique réunissant un groupe d'individus. En effet, l'affiliation est conçue comme une procédure qui, à la fois, organise les échanges entre acteurs en constituant les règles qui gouvernent cette organisation et établissent, entre des individus en interaction, le sentiment qu'une compréhension mutuelle s'instaure.

Cette définition de l'affiliation en général peut être appréhendée dans un contexte d'action restreint celui d'une institution sociale spécifique (qu'il s'agisse d'un équipement - service d'administration, d'hôpital, d'université, d'entreprise, etc. - ou d'un domaine d'activités - scientifique, bureaucratique, politique, technique, etc.). Dans cette perspective particularisée, l'organisation des échanges peut être saisie en tant qu'elle est régie par des règles d'action distinctives : l'émergence d'une compréhension mutuelle entre acteurs y procède donc de la maîtrise que ceux-ci possèdent d'un savoir, explicite et implicite, au sujet de cette institution.

C'est en ce sens que la notion d' "affiliation institutionnelle" peut être tenue pour un cadre d'analyse pertinent des rapports qui lient clients et professionnels dans l'accomplissement pratique d'une relation de prise en charge. Elle peut, en effet, servir à décrire les phénomènes de la chronicisation tels qu'ils se produisent dans un ensemble de domaines d'intervention sur autrui (24), tout comme les manipulations que les clients mettent en oeuvre afin d'aménager les conditions de leur prise en charge, ou la dynamique qui conduit des professionnels à s'engager aux côtés de leurs clients dans des occasions "extra-thérapeutiques" de leur vie quotidienne (25).

24) A. Ogien/M. Toledo, 1985.
25) A. Ogien, 1983.

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Si l'on peut évaluer la rentabilité analytique de la notion d' « affiliation institutionnelle ' en considérant la variété de questions que son emploi permet d'éclairer, on rappellera que la formulation de cette notion dérive d'un développement théorique plus large : celui de la conceptualisation de l'affiliation en général. Pour clore cet article, on y reviendra donc en énonçant une proposition finale au sujet de l'interprétation ordinaire de la nature d'un domaine d'intervention sur autrui : Bien que clients et professionnels occupent des positions sociales définissant des impératifs et des modes de raisonnement pratiques dissemblables, ils participent de façon égale à la constitution simultanée du domaine d'activités dans lequel leur action s'inscrit, et de la relation sociale dans laquelle ils s'y trouvent pris.

De cette proposition, on peut tirer une conséquence concrète concernant le travail des professionnels de la prise en charge si l'on admet l'analyse de la constitution de l'intervention sur autrui que l'on vient d'exposer, il faut reconnaître que les catégories employées par un intervenant pour juger l'action qu'il mène auprès d'un client se transforment dans la dynamique de l'affiliation. De ce fait, il lui faudrait être attentif à ne pas prendre, dans le cours d'une prise en charge, ces catégories de jugement pour des paramètres stables, des invariants repris d'un savoir imposant des règles de validité exclusives et fixes à l'exercice d'un métier d'intervention. Au contraire, le professionnel devrait tenter d'appréhender ces catégories de jugement pratique dans le mouvement même de leur transformation, en s'efforçant de saisir, quand c'est le cas, comment il en vient à les appliquer différemment dans des moments distincts d'une même prise en charge.