Lapassade G.,  La phénoménologie sociale et l'ethnométhodologie, Texte distribué par l'auteur. Université de Paris 8 - Vincennes Saint-Denis, 1992. 
D.E.S.S. ETHNOMETHODOLOGIE ET INFORMATIQUE

LA PHENOMENOLOGIE SOCIALE ET L'ETHNOMETHODOLOGIE (par Georges Lapassade)

sommaire :
CHAPITRE I - LA PHENOMENOLOGIE SOCIALE
CHAPITRE II - L'ETHNOMETHODOLOGIE
CHAPITRE III - ETHNOMETHODOLOGIE (suite): NOTIONS FONDAMENTALES
 

CHAPITRE I - LA PHENOMENOLOGIE SOCIALE

C'est, essentiellement, par l'intermédiaire de l'ethnométhodologie qu'on en est venu à considérer l' oeuvre de Schutz vers la fin des années 60, -et donc après sa mort, survenue en 1959- comme constitutive des sciences sociales. Il avait pourtant produit dès 1932, à Vienne, où il était avocat d'affaires, un ouvrage passé presqu'inaperçu, et vite oublié, écrit à partir d'une lecture critique de Weber, effectuée essentiellement à la lumière de Husserl et de Bergson.

Schütz communiqua cet ouvrage à Husserl qui lui proposa de devenir son assistant. Mais Schütz déclina cette offre. On était à la veille de la montée au pouvoir, en Allemagne, des nazis. Au moment de leur prise de pouvoir en Autriche, Schütz allait partir pour toujours: il passa d'abord un an à Paris, puis se fixa définitivement à New York où il devait s'engager dans une nouvelle carrière. Il avait alors 40 ans. Ses relations amicales, mais surtout épistolaires, avec Husserl, ont donné naissance à la légende selon laquelle il aurait été son élève. Or non seulement il n'en est rien, mais on a pu montrer récemment que le point de départ de sa réflexion n'était pas la phénoménologie husserlienne; c'était avant tout le droit et la science économique tels qu'on les enseignait à Vienne lorsqu'il y était étudiant. L'oeuvre de Schutz occupe une place incontournable, et qu'on ne peut plus ignorer, dans la sociologie contemporaine. Elle a été à l'origine d'un nouveau paradigme en sociologie. Elle conduit à généraliser la notion même de "sociologie" et "d'enquête", non pas pour poser l'équivalence entre toutes les sociologies, "profanes" et professionnelles, mais pour établir leur connexion de fait et montrer dans le "sens commun" un mode de penser qui a sa cohérence interne. Voila le noyau central de la pensée de Schutz. L'objet principal de la recherche -qui va constituer également le premier programme de l'ethnométhodologie-, c'est l'étude des méthodes par lesquelles les membres d' unr société, y compris les sociologues professionnels, "construisent" le sens du monde social avec ses propriétés "factuelles". La factualité du monde, c'est le résultat d'une attitude qui pose ce monde comme indépendant de la perception. C'est ce "préjugé du monde" (Merleau-Ponty ) que Durkheim met à la racine du travail scientifique en sociologie.

Sociologie profane et sociologie professionnelle

Les notions de sociologie "profane" et de sociologie "professionnelle" viennent de l'ethnométhodologie. Mais c'est dans l'oeuvre de Schutz que les ethnométhodologues ont trouvé cette idée, fondamentale, d'une sociologie non professionnelle, qui a sa logique et ses méthodes, qui est celle du sens commun: "nous sommes tous , écrit Scütz dès 1932, des sociologues à l'état pratique."

Il montre les analogies entre les deux sociologies, -tout en marquant avec force les différences entre l'attitude, naturelle, celle de l'homme au travail dans son univers quotidien, et l'attitude scientifique. Par exemple la typification est une procédure de sens commun avant d'être une démarche scientifique, avec la production de types idéaux. Max Weber a élaboré cette notion de types idéaux qui constitue un élément fondamental de sa méthodologie sociologique. Pour étudier une administration, par exemple, il construit le "type idéal" de la bureaucratie qui permettra d'aller à la rencontre des documents historiques ou du terrain. On peut définir la bureaucratie comme un mode d'organisation sociale présentant un certain nombre de traits constitutifs: la notion de carrière, le recrutement par des examens et des concours, l'impersonnalité des tâches, la constitution de dossiers et d' archives, etc.

Ce travail aboutit à l'élaboration d'un type idéal; c'est un travail scientifique et pas, pour Weber, un procédé courant et quotidien. Mais notre vie quotidienne implique déjà constamment, des typifications. Par exemple: les enseignants se donnent, ou trouvent dans leur milieu de pratique, des types d'élèves qu'on peut découvrir, en relevant dans les "bulletins scolaires" les appréciations courantes du genre: "enfant à problèmes", "immature", ou "fait preuve de maturité", "étudiant moyen", "brillant"etc. (Leiter 1980).

Le sens commun selon Schutz

Schutz fonde une sociologie du sens commun. On peut la présenter en décrivant, successivement, ses trois composantes essentielles: a)l'attitude naturelle, b)le stock de connaissances (communes) à notre disposition et, enfin, c) ce que l'ethnométhodologie définira, avec Garfinkel, en termes de "raisonnement sociologique pratique".

L' attitude naturelle

Schutz décrit le monde social tel qu'il est rencontré par ceux qui y vivent. Cette description se fonde sur le rapport au monde en général:
  • Ce monde se présente au membre comme un donné objectif, préexistant à sa naissance, et survivant à sa mort;
  • il se présente comme disposant d'une histoire indépendante de celle du membre;
  • il présente une structure récalcitrante avec laquelle le membre doit compter s'il veut faire aboutir ses projets;
  • il présente une structure d'ordre;
  • il se présente de la même manière pour autrui si on met à part les effets de perspective liés aux différences temporelles, spatiales et biographiques.
  • Toutes ces thèses que la phénoménologie décrit comme rapport du sujet connaissant et agissant aux objets qui l'entourent, valent aussi pour le rapport du monde social. Le monde social a une constitution objective qui ne va pas de soi pour tout le monde. Il "fait monde" au même titre que le monde naturel, et au même titre que lui, il s'offre comme structure résistante aux projets du membre. Plus spécifiquement, les dimensions pertinentes du monde social pour la situation présente sont réellement inventoriées ou potentiellement inventoriées par des procédés ou des recettes. Ceci veut dire que le membre peut connaitre -disons qu'il peut le déterminer au moyen d'une investigation- les procédés ou les recettes à l'aide desquelles lui-même et les autres gèrent et comprennent telle activité" ( Zimmermann & Polner, 1970, p. 85) (Dulong 1985).

    Le stock de connaissances à ma disposition

    On peut décrire le "stock de connaissances à ma disposition" avec Leiter (1980) comme suit:
  • il vient de la société: "Une petite partie seulement de ma connaissance trouve son origine dans mon expérience personnelle. La part la plus importante est d'origine sociale (social derived), elle m'a été transmise par mes amis, mes parents, mes ma"tres et les ma"tres de mes ma"tres" (Schutz 1987).
  • il est socialement distribué, ce qui signifie que ce que chacun conna"t est différent de ce que conna"t l'autre; selon les sujets abordés, nous sommes tous experts ou novices.
  • la distribution sociale de la connaissance fait elle-même partie du stock de connaissances à ma disposition, de sorte que si quelqu'un est confronté à un problème qu'il ne ma"trise pas il sait qu'il peut trouver un expert en la matière.
  • le stock de connaissances est construit sur et formulé dans la langage quotidien, de sorte que ce langage commun est son médium.
  • Les typifications, maximes et définitions ont un "horizon ouvert de significations"; en d'autres termes, elles sont potentiellement équivoques. Les pièces et morceaux de ce stock équilibrent leurs significations en tant qu'il sont utilisés dans des contextes différents. Les sociologues y voient un trait négatif: ils citent par exemple le fait que quelqu'un, faisant usage de sens commun, pourra expliquer le mariage à la fois par l'attirance des éléments opposés et par la maxime "qui se ressemble s'assemble". Mais il faut voir que cela dépend des circonstances: quelqu'un peut utiliser la première maxime à propos de tel couple, la seconde à propos d'un autre, sans pour autant se contredire.
  • Le stock de connaissances ne doit pas être vu comme une sorte de magasin ordonné d'informations et de typifications. Il n'est pas ordonné selon des rêgles de la logique formelle parce que, comme on vient de le voir, la signification des éléments qui le composent est toujours dépendante du contexte d'usage (Leiter 1980).
  • Le raisonnement pratique de sens commun

    C'est là un point qui est esquissé par Schutz et qui sera surtout développé par l'ethnométhodologie: il s'agit de décrire les méthodes (constitutives du "raisonnement de sens commun") par lesquelles les gens produisent la facticité de ce monde, c'est à dire, pour parler comme Durkheim , "traitent les faits sociaux comme des choses", posent ce monde devant eux comme consistant, contraignant, indépendant, etc.

    Les pratiques dites "du raisonnement de sens commun" interviennent également dans le prélèvement méthodique des éléments du stock de connaissances en fonction des nécessités d'une situation donnée; les éléments de ce "stock à portée" ne contiennent pas en eux-même leur mode d'emploi, selon les conditions de leur usage circonstancié. Ils ont au contraire une "structure ouverte" qui nécessite à chaque instant des décisions "raisonnées" concernant leur emploi.

    Connaissances de sens commun et connaissances scientifiques

    Schutz oppose l'attitude naturelle et plus généralement la connaissance de sens commun et la connaissance scientifique. L'Essai sur "Les réalités multiples" est l'un des textes les plus élaborés à ce sujet.

    Cet essai ne se limite d'ailleurs pas à ces deux "réalités"; ils proposent en effet une description du monde "imaginaire", une analyse des rêves et des fantasmes qui est proche de celle des "états modifiés de conscience" des transes. On trouve une transposition directe de la notion de "réalités multiples" dans l'opposition chez Castaneda, contre "réalité ordinaire" et réalité non ordinaire". Casteneda, qui fût l'un des étudiants de Garfinkel dans les années 60, a très certainement lu et repris cette analyse schutzienne de la séparation entre la réalité ordinaire et le monde des transes.

    CHAPITRE II - L'ETHNOMETHODOLOGIE

    L' ethnométhodologie est un courant de la sociologie américaine qui commence à se faire conna"tre, en tant que courant marginal et critique, dans les années 60. Aujourd'hui, il a , plus ou moins, trouvé sa place dans la sociologie américaine et même un peu au delà, mais pas encore en France, où l'ignorance en la matière, d'ailleurs, n'est pas limitée à ce seul courant mais concerne l'ensemble de la sociologie qualitative.

    Historique

    Garfinkel, Cicourel et les débuts du mouvement

    Harold Garfinkel, fondateur de l'ethnométhodologie, avait commence ses études universitaires en 1946 à Harvard, sous la direction de Talcott Parsons qui avait organisé dans cette université un Département de Sciences Sociales regroupant les enseignements de la sociologie, de la psychologie sociale et de l'ethnologie. Entre 1950 et 1952, il a préparé et soutenu sa thèse de doctorat. Dans le même temps, il s'initiait à la phénoménologie, lit Alfred Schutz, -de telle sorte qu'on considère parfois ces deux sources, Parsons et Schutz, comme étant à l'origine de l'ethnométhodologie. Après l'obtention du doctorat à Harvard, en 1952, Garfinkel va enseigner la sociologie à l' Université d'Ohio jusqu'en mars 1954, date à laquelle il trouve un emploi à l'université californienne de Los Angeles, -emploi qu'il n'a plus quitté jusqu' à l'âge de la retraite, en septembre 1988.

    Ce passage d'Ohio à la Californie lui a donné le temps d' analyser des délibérations enregistrées d' un juré de tribunal sur la proposition de Fred Strodtbeck, directeur de cette recherche.C'est en cette occasion, dira-t-il plus tard, qu'il aurait produit la notion des ethnométhodes, qui servira de slogan au nouveau courant Installé à l'UCLA (Université de Californie à Los Angels) en septembre 1954, Garfinkel consacre encore quelque temps à son travail sur les jurés. A l' UCLA, Delf Hymes, spécialiste éminent de l'ethnolinguistique, compte parmi les collègues avec lesquels il est en relation. Ses recherches bénéficient alors de subventions de l'Institut National de recherches sur les maladies mentales (NIMH). C'est dans ce contexte que s'effectuera la célèbre recherche sur le "cas Agnès", - histoire d'un jeune transexuel qui occupera, en 1967, un chapitre entier de l'ouvrage fondateur intitulé Studies in ethnomethodology. L'activité de formation et de recrutement du courant ethnométhodologique naissant commence dès 1955, de manière encore informelle, avec l'organisation par Garfinkel, d'un séminaire de ma"trise en collaboration avec Aaron Cicourel, qui publie un des ouvrages importants de l'ethnométhodologie dès 1964 sous le titre: Méthode et Mesure en Sociologie. Dans le début des années 60, l'école ethnométhodologique reste limitée au petit groupe de ceux qui travaillent autour de Garfinkel et de Cicourel. Le lent développement de l'ethnométhodologie au début des années 60 doit être compris à la lumière de l'état de l'institution sociologique universitaire dans ces années là: cette institution reste dominée en 1950 et jusque dans les années 1960 par les centres de Harvard, Colombia, Chicago où s'effectuent des recherches importantes ainsi que les préparations des thèses de doctorat bien cotées. Dans ce contexte concurrentiel des universités américaines, la Californie n'est pas, à ce moment là, bien placée pour attirer des étudiants-chercheurs.

    Dès 1964, un "réseau" de communications et de travail est en place autour de Garfinkel et de Cicourel, qui en est l'organisateur. Des étudiants de plus en plus nombreux passent leur doctorat sous les directions des deux leaders et trouvent des emplois, notamment à l' université.On rencontre autour d' eux des gens comme Schegloff, Speier, Sudnow, Turner qui deviendront célèbres, par la suite, dans l'ethnométhodologie.Ces étudiants avancés font la navette entre Berkeley où enseignent alors Cicourel et Goffman, et Los Angeles où ils suivent les enseignements de Garfinkel. C'est à ce moment là également que le programme de l'ethnométhodologie s'installe: c'est l'exploration, qui doit beaucoup à la phénoménologie, des racines de la rationalité dans les pratiques courantes de la vie et dans les enquêtes profanes. Garfinkel n'a pas encore publié ses Studies in Ethnomethodology mais, déjà, les études qui seront réunies et publiées en 1967 sous ce titre sont reprographiées et circulent sous cette forme. C'est là, d'ailleurs, ce qui constitue l'un des traits importants et permanents de l'activité ethnométhodologique. Cette forme de travail objectif est née de l'ostracisme de l'institution sociologique américaine envers les ethnométhodologues qui trouvent meilleur accueil dans certaines revues de linguistique.

    Entre 1967 et 1971, l'Ecole connait un certain développement. Cicourel encourage ses étudiants à effectuer des recherches ethnométhodologiques pour le doctorat à partir de leurs activités sociales.
    Il anime également des recherches dans des écoles de Santa Barbara, puis en Argentine, avec la participation d'étudiants. Zimmermann enseigne à l'Université Irvine, toujours en Californie où Sudnow le rejoint en 1968, puis Craig Mac Andrew en 1970. Irvine devient ainsi un troisième pôle de développement du courant ethnométhodologique.

    Un autre groupe se forme à l'Université Columbia autour de Peter McHugh, qui s'associe à Schegloff.
    La ma"trise, par Cicourel et d'autres, de certaines méthodes quantitatives (l'informatique, notamment) tend alors à mettre fin à la rumeur selon laquelle "les ethnométhodologues ne seraient rien d'autre que des sociologues qui auraient raté leurs examens en méthodologie sociologique".

    Les analyses de la sociologie savante, et plus spécialement de la méthodologie sociologique, que développe l'ethnométhodologie ne constituent pas une critique au sens banal et courant du terme de la "sociologie standard". Leur but n'est ni d'améliorer les technologies de l'enquête, ni d'apporter des techniques qui pourraient s'ajouter aux procédures courantes du travail de terrain, qu' elles soient quantitatives ou qualitatives. Elles ont une toute autre finalité, qui s'inscrit dans le projet central et de l'ethnométhodologie: il s'agit de mettre à jour les procédures qui gouvernent la "construction sociale de la réalité", pour reprendre le titre d'un ouvrage de Berger et de Luckmann (1966).

    Ces deux auteurs ne sont pas des ethnométhodologues, mais des représentants de la phénoménologie sociale issue de Schutz. Leur titre est parfois repris dans le contexte de l'ethnométhodologie. Toutefois, Garfinkel remplace "construction" par "production". La réalité sociale est construite ou produite, par des procédures qui sont à la fois le fait et de la "sociologie profane" et de la "sociologie professionnelle":

  • a) en ce qui concerne la "sociologie profane", l'ethnométhodologie va donc développer et amplifier ce thème essentiel de Schutz, déjà signalé, selon,n lequel nous sommes tous, dans notre vie quotidienne, des "sociologues à l'état pratique";
  • b) en ce qui concerne la "sociologie professionnelle", les ethnométhodologues développent leur analyse à deux niveaux:
  • ils montrent que les procédures de la sociologie profane de sens commun, présentes dans celles de la sociologie professionnelle, sont l'impensé de cette sociologie;
  • ils montrent également, par une réflexion épistémologique sur les méthodes de la sociologie savante, que ces méthodes aboutissent à une distorsion fondamentale de la réalité qu'elles étudient. Il n'y a pas de "remèdes" à ces "distorsions" comme le soulignent, notamment, Mehan et Woofds (1975), deux ethnométhodologues de la seconde génération qui ont développé certaines analyses que Cicourel avait déjà présentées dans l'ouvrage sur La Méthode et la Mesure en Sociologie (1964).
  • La critique de la sociologie et l'hostilité des sociologues

    Cependant, à partir de 1967, l'hostilité de l'institution sociologique se précise: un article de J. Coleman qui rend compte des Studies en 1968 en est un bon exemple.

    A la fin des années 60, le courant ethnométhodologique se heurte de plus en plus à l'hostilité générale de l'institution sociologique qui se sent attaquée dans ses bases épistémologiques. Comme l'écrit Patrick Pharo:
    "Le fait même de s'interesser à ce qui, dans la vie ordinaire, ressemble le plus à ce qui se pratique dans le domaine de la sociologie, c'est à dire l'usage des méthodes pour rendre "rationnelles et rapportables", les affaires ordinaires de la vie sociale, c'est à dire encore les processus interprétatifs de la vie ordinaire, suffit à introduire un doute sur la spécificité de la posture sociologique classique. Tout se passe comme si, par le seul fait de proclamer l'identité formelle des raisonnements sociologiques classiques émanant des profanes et des professionnels, cette identité résidant dans leur commun caractère d'accomplissements pratiques, l'ethnométhodologie commençait par scier la branche sur laquelle la sociologie est assise" (Pharo 1984: 145). Le problème fondamental posé par l'ethnométhodologie de l'intérieur de la sociologie peut se formuler simplement ainsi: "Qu'est-ce que la sociologie?" Cette question doit être entendue comme "radicale " au sens de la phénoménologie (interroger à la racine ce qui fonde un savoir) mais non au sens de la "philosophie radicale" (contestataire) américaine du moment.
    L 'ouvrage de Cicourel (1964) sur la Méthode et la Mesure en Sociologie constitue une mise en question radicale de la sociologie établie.

    Pourtant, l'ethnométhodologie se développe, dès le début, dans le champ de la sociologie et de ses problèmes fondamentaux (l'ordre social, la théorie de l'enquête) et la plupart des ethnométhodologues ont reçu une formation sociologique traditionnelle. C'est un mouvement universitaire de recherche et d'enseignement avec sa vie institutionnelle interne, ses alliances et ses conflits intérieurs, avec sa participation aux congrès de sociologie. Cette période est particulièrement marquée par la publication d'ouvrages majeurs ainsi que par les soutenances de thèses importantes. Garfinkel publie en 1967 ses Studies in Ethnomethodology. La même année voit paraïtre un ouvrage de David Sudnow sur la mort à l'hôpital. L'année suivante, Cicourel publie une étude concernant les tribunaux pour enfants et adolescents. Parmi les thèses soutenues on peut citer, à titre d'exemple, en 1971, celle de Hugh Mehan sur les processus scolaires et celle de Marshall Shumsky (1971) sur les groupes de rencontre californiens dont il était alors l' un des animateurs.

    Bientôt, l'ethnométhodologie va déborder les frontières de la Californie où, jusque là, la "sainte famille ethnométhodologique" restait rassemblée avec ses rencontres, ses séminaires, ses clans universitaires, ses publications semi-confidentielles (ronéotypées), et sa polémique avec la sociologie établie.

    La deuxième génération (1970-1980)

    Avec la deuxième génération, entre 1970 et 1980, l'ethnométhodologie sort de son "ghetto" originel. La production des thèses , des recueils de morceaux choisis, de manuels et autres ouvrages de diffusion élargie installe le courant dans la sociologie universitaire, partiellement dans l'ethnologie, dans les nouvelles recherches sur le langage, dans les approches ethnographiques de l'éducation. Il déborde maintenant les frontières des USA, s'installe en Angleterre, en d'autres pays d'Europe et ailleurs dans le monde. Il n'a certes pas renversé l'orientation dominante en sociologie, mais il a fortement contribué, avec l'interactionnisme symbolique, à l'installation d'une alternative solide en sociologie.

    CHAPITRE III - ETHNOMETHODOLOGIE (suite): NOTIONS FONDAMENTALES

    Les ethnométhodes

    Au cours d'un colloque de sociologie qui se tient en 1968 à Purdue, en Californie, on demande à Garfinkel de dire comment il a formé ce terme: "ethnométhodologie". Le président de séance, qui lui pose la question, fait en même temps référence à l'ethnoscience, terme qui regroupe un ensemble de recherches anthropologiques, ou ethnologiques, parmi lesquelles figurent l'ethnobotanique et l'ethnophysiologie..Garfinkel raconte alors comment, en 1954, ayant quitté l'Université de l'Ohio où il avait enseigné pendant deux ans pour rejoindre celle de Los Angeles où il a fait l'essentiel de sa carrière universitaire, il s'était trouvé dans une période de transition administrative, sans occupation. Il accepta la proposition d'un ami enseignant en sciences juridiques: travailler à l'analyse de bandes enregistrées au cours des délibérations d'un jury de tribunal. La première possibilité à portée de la main, dans cette période, pour un sociologue américain, c'était la sociologie des petits groupes et plus précisément, comme l'indique Garfinkel, celle de Bales. Cet auteur, qui a travaillé avec Parsons, proposait des outils pour la recherche, des "grilles" pour l'observation des petits groupes ce qui impliquait d'ailleurs, mais ça n'est pas précisé par Garfinkel, une démarche positiviste en sociologie.

    Garfinkel dit que s'il avait travaillé avec ces instruments de Bales pour analyser les transcriptions des bandes enregistrées, il aurait simplement trouvé là une nouvelle illustration de ce qu'on connaissait déjà par de nombreux travaux. On aurait identifié, par exemple, des leaders du"groupe", -du jury-, des formes de communication, des types d'influence, etc. Mais ça n'intéressait pas Garfinkel qui, dans la ligne de Schutz, s'intéressa à la manière pratique de raisonner, qu'on appelle "le bon sens", mise en oeuvre par les jurés au cours de leurs délibérations. On pouvait voir comment ça fonctionne, comment on peut pratiquement séparer le vrai et le faux, le certain et ce qui est seulement probable, prendre des décisions censées, se prononcer sur la culpabilité ou l'innocence de quelqu'un, sur des circonstances "atténuantes" ou pas, et donner finalement un avis aux juges après avoir assisté aux débats de la cour. Garfinkel va donner un nom à ces procédures que les jurés ont apprises dans la vie courante et non dans les facultés de droit: ce sont des ethnométhodes. On a l'impression, en lisant ce récit, que Garfinkel découvre un nouveau champ de recherche. En fait, il suit la leçon de Schutz, mais sans le dire. Il montre que le sens commun n'est pas "une catégorie résiduelle" comme le pensent souvent les sociologues lorsqu'ils recommandent, avec Durkheim, de s'en méfier. Pour Schutz et pour Garfinkel, le sens commun ne doit pas être considéré comme une version inférieure, atrophiée, de la connaissance scientifique. C'est un autre mode de connaissance: il a sa cohérence interne, sa pertinence, on peut en faire un nouvel objet de recherche en sociologie. De plus, ce qui restait à l'état de programme chez Schutz peut maintenant être étudié "sur le terrain" grâce à ces transcriptions intégrales de bandes enregistrées au cours des délibérations d'un jury.

    Garfinkel ne donne pas le résultat de ce travail dans son intervention, brève et improvisée, de Purdue. L'analyse des bandes enregistrées et l'indication de la méthode suivie pour le faire, se trouve dans un chapitre des "Studies in Ethnomethodology". A Purdue, Garfinkel considère que ce qui lui est demandé est limité à la question suivante : comment ce terme nouveau, un peu étrange, "ethnométhodologie", a t'il été produit? comment l'avez-vous inventé?
    Dans la seconde partie de sa réponse, après avoir décrit son intérêt pour ces procédures de sens commun que les jurés mettent en oeuvre dans leurs délibérations, Garfinkel raconte que peu de temps après, il feuilletait des ouvrages d'ethnologie et que, arrivé au chapitre de l'ethnoscience, justement, la notion des ethnométhodes lui était venue par analogie.

    Les ethnologues appellent ethnoscience l'étude des savoirs de sens commun que l'on peut étudier dans les sociétés traditionnelles et qui concernent la médecine des guérisseurs, par exemple. Ces connaissances font l'objet d' une branche récente de l'anthropologie: l'ethnomédecine. Par une sorte de "libre association", un terme se proposait à Garfinkel comme spontanément: ces procédures mises en oeuvre par les jurés, on pouvait les étiqueter, les présenter comme des ethnométhodes, -en opposant ce terme à la notion de méthodes (savantes) qu'on trouve dans les manuels classiques de sociologie, ou de psychologie, ou dans d'autres branches du savoir scientifique. L'ethnométhodologie devenait ainsi la "science" de ces procédures, de ces ethnométhodes. C'était, au fond, une manière neuve de présenter le programme de Schutz avec la possibilité de passer à l'étude empirique, une approche sociologique nouvelle d'un objet nouveau, déjà là mais non remarqué, qui jusque ici n'avait pas retenu l'attention des sociologues et qui n'interessait pas davantage les gens dans la vie courante. On mettait les ethnométhodes en oeuvre dans la vie quotidienne continuellement, mais sans y prèter attention. On voit maintenant comment le terme est formé et ce qu'il désigne exactement: non pas, comme on le dit encore parfois, par un mauvais découpage du terme, une "méthodologie" pour "l'ethnologie" mais bien au contraire l'étude ("logie") des ethnométhodes. Ce terme, d'ailleurs, n'est plus employé; par contre, "ethnométhodologie est le terme qui a été retenu. Il est à la mode vers 1968 dans les campus californiens comme fut à la mode l'"existentialisme", terme formé à partir d'un mot oublié "existential".

    L' indexicalité.

    Garfinkel emprunte le terme d'indexicalité à Bar Hillel (1954) qui l'utilisait dans un sens linguistique restreint, à propos de quelques "expressions indexicales" appelées également deictiques: il s'agit de termes comme "ici", "maintenant", "ceci", "cela", qui n'ont de signification que par référence à un contexte. Si, par exemple, je dis: "ici, il fait froid", seuls les gens présents, "ici", avec moi, peuvent comprendre que je parle de ce parc où nous sommes ensemble en ce moment (c'est "ici") ou de notre salle de cours qui n'est pas chauffée. Pour des gens qui ne sont pas "ici", je dois préciser: "ici, au bois de Boulogne"; ou "ici, en salle c 423 de l'Université de Paris VIII à Saint-Denis", alors que pour ceux qui ont froid avec moi, le déictique "ici" était suffisant par une référence implicite au contexte. Si j'évoque après coup notre promenade au Bois de Boulogne un jour d'hiver, je dirai: "c'était Noel, il faisait beau mais froid , en plein midi, dans le Bois de Boulogne". Je remplacerai alors l'expression indexicale "ici" il fait froid" par une expression objective: "il faisait froid, à midi, en ce jour de Noel 1987, à Paris au Bois de Boulogne". La formulation indexicale "ici" ne pouvait s'adresser lorsque je l'ai prononcée, qu'à des gens qui partageaient mon "ici et maintenant", elle supposait notre co-présence dans le bois. Garfinkel généralise ce point de départ à l'ensemble de nos activités: elles sont toujours définies par une situation dans le temps (ce que je dis dans ce cours, ce que nous faisons maintenant dans ce bois est pris entre un avant et un après), et dans l'espace. Il le généralise aussi à l'ensemble du langage : l'indexicalité est à la racine du langage naturel et elle est irrémédiable. On peut, certes, réparer les formules indexicales mais en fait si on les réparait dans l'instant où l'on parle en utilisant le langage commun cela paraïtrait inutile, prétentieux, incohérent etc. Nous n'avons pas besoin de "réparer" l'indexicalité puisque, précisément, nous communiquons toujours dans l'indexicalité. Nous le "réparons" si nécessaire spontanément, et de manière tacite pour nous comprendre.

    L'indexicalité généralisée, si elle est prise de manière radicale, si on l'applique à toute situation constituée en objet d'analyse, conduit à un localisme radical en sociologie et limite toute pratique d'enquête à l'attitude monographique et ethnographique.

    La réflexivité

    Pour définir la réflexivité, on prendra l'exemple, courant dans la littérature ethnométhodologique, de la file d'attente chez le boulanger ou à l'arrêt de l'autobus sur la Place Saint germain des Prés. J. P. Sartre, en 1960, cite déjà l'exemple ethnographique de cette file d'attente qu'il pouvait observer de sa fenêtre au temps de l'existentialisme. Il l' utilisa pour illustrer le concept de la serialité et non celui de la réflexivité.

    Lorsque je prends ma place dans la file qui se constitue en attendant l'autobus, je contribue activement à la constitution de cette file. Je fais respecter son ordre: "faites la file comme tout le monde!" En même temps, réflexivement, je suis obligé de rester à ma place par l'ordre même que je contribue à constituer. Par mon arrivée et par mon installation dans la file à la fois je participe activement à son institution et je suis institué par elle. Il n'y a pas un moment dans le temps où je serais instituant de cet ordre, et un autre où je serait institué par cet ordre que j'institue en tant que j'y participe puisque sans moi et sans ces autres moi qui attendent l'autobus, il n'y aurait pas de file d'attente. L'instituant et l'institué ne sont dissociés ici que par une description après coup; ils ne le sont pas dans l'activité réflexive, ici et maintenant.

    Garfinkel trouve un modèle de réflexivité dans la "psychologie de la forme" (la gestalt-théorie) telle qu'elle est reprise dans la phénoménologie existentielle de Merleau-Ponty (1945). Si je considère ces objets qui sont là, dehors, devant moi (ce livre, ce cendrier) je vois dans un premier temps qu'ils paraissent s'imposer dans mon champ de vision et organiser du dehors ma perception. Mais, en même temps, cette perception n'est pas passive; elle implique une activité perceptive . Mon regard sur les choses les organise, les constitue par un découpage, par une vue sur le monde qui est mienne et qui en même temps s'impose à moi, comme l'exprime ce passage célèbre de Paul Valery méditant dans le cimetière de Sète: "Tout entouré de mon regard marin..."

    Selon la gestalt-théorie, tout élément d'une structure et la structure comme totalité se déterminent, se produisent réciproquement. La couleur que je vois sur la couverture de ce livre posé sur cette table est déterminée par son contexte de lumière et de colorations (c'est la dimension indexicale de l'activité réflexive); en même temps, la même couleur contribue à produire son contexte de coloration et de lumière.

    Ces deux notions, fondamentales chez Garfinkel, de l'indexicalité et de la réflexivité, sont indissociables. De plus, la réflexivité est, comme l'indexicalité, constitutive du langage et des descriptions du monde que je produis : si je décris une situation, je contribue à la constitution de la situation que je suis en train de décrire. Le reporter qui décrit l'évènement en cours, s'il le fait pour une émission en direct, contribue à la production de cet évènement. Dans la pratique ethnographique l'observateur participant contribue à produire par ses descriptions et son action la situation qu'il décrit (Schwartz et Jacobs 1979: 53-54).

    Une autre illustration se trouve dans la présentation garfinkelienne de la "méthode documentaire d' interprétation", une notion qu'il emprunte à Menheim dont il va généraliser la portée sociologique. La méthode habituelle de Garfinkel, c'est la construction ou l'exploitation d'un dispositif de visibilité, d'un analyseur qui dévoile le non visible. Une autre illustration du dérangement des routines nous sera fourni par le cinquième chapitre de l'ouvrage : ici l'analyseur ne sera plus "construit" mais en quelque sorte "naturel", si l'on veut bien désigner par ce terme le fait que le dispositif de visibilité ne sera ni la mise à jour, par voie expérimentale de procédures, ni un dérangement voulu des routines, mais le résultat d'une expérience existentielle.

    La méthode documentaire d'interprétation.

    Pour étudier le fonctionnement de la méthode documentaire d'interprétation dans la vie quotidienne, Garfinkel va construire un dispositif analyseur. Dix étudiants de premier cycle d'université vont servir de cobayes. On leur dit que le département de psychiatrie a engagé une recherche sur les méthodes de la psychothérapie en tant qu'elles sont "un moyen de conseiller des personnes sur leurs problèmes personnels". En réalité, les sujets de l'expérience vont rencontrer un collaborateur de Garfinkel et non un psychothérapeute .Dans un premier temps chaque sujet doit "exposer le contexte de quelques problèmes sérieux pour lesquels il souhaite être conseillé". On leur dit qu'il sera répondu à ses questions seulement par "oui" ou par "non" . Le (faux) conseiller qui se tient, invisible dans une pièce voisine, enverra ses réponses au moyen d'un système émetteur récepteur que le sujet débranchera lorsqu'il enregistrera ses commentaires au conseil reçu..

    Le premier étudiant raconte qu'étant juif, il sort depuis environ deux mois avec une fille non-juive. Or son père, dit-il, n'est pas vraiement opposé à cette liaison, mais pas vraiment content non plus; sa mère pense qu'il peut continuer à fréquenter son amie aussi longtemps que le père ne s'y opposera pas explicitement. L'étudiant veut savoir si dans ces conditions il doit persister : c'est la question qu'il pose au "conseiller":
    ma réponse est non, réplique le "conseiller". Cette réponse a été tirée au hasard, avant l'expérience, comme toutes les réponses qui vont suivre. Mais l'étudiant ne le sait pas ; il la prend pour conseil d'un vrai psychothérapeute. Dans son commentaire, il déclare que cette réponse est interessante, qu'elle émane d'une personne non impliquée, qui, de ce fait, peut mieux juger ; elle a du , dit-il, sentir les risques de crise entre le père et le fils, et ce malgré l'attitude actuelle du père (je résume ici ce que le sujet enregistra en tant que commentaire après la réponse "non"). Il demande ensuite au "conseiller" s'il doit avoir avec son père une nouvelle discussion, La réponse est "oui". Commentaire du sujet: "En effet, je sens que c'est raisonnable mais je ne sais pas vraiement quoi dire...." Puis il formule sa troisième question :
    "Si mon père me dit que je peux continuer de sortir avec elle, mais si en même temps, il donne l'impression qu'il est contre, dois-je continuer à sortir avec cette fille?"
    "Oui" répond l'expérimentateur.
    Commentaire du sujet:
    Ah bon! Je suis vraiment surpris par cette réponse. J'attendais une réponse négative. Ceci s'explique peut être parce que vous ne connaissez pas mon père et ses réactions..." Et ainsi de suite.
    Garfinkel présente ensuite un deuxième entretien effectué dans les mêmes conditions expérimentales. Puis il commente les résultats. On constate "qu'aucun des sujets n'a eu de difficultés à aller jusqu'au bout de la série des dix questions ni à résumer et évaluer les "conseils" comme on lui demandait de le faire après chaque réponse. Les réponses étaient perçues par le sujet comme des "réponses-aux questions". Il "faisait l'hypothèse....que les réponses étaient des conseils".
    puis: "Il n'y avait pas de questions pré-programmées; la question qui suivait était motivée par les possibilités rétrospectives-prospectives de la situation présente qui étaient modifiées par chaque échange." Le sujet faisait l'hypothèse que si la réponse n'était pas évidente pour lui, "son sens" pouvait être déterminé par une recherche active consistant en partie à poser une autre question afin d'établir ce que le conseiller "avait à l'esprit"..."La nouvelle question apparaissait comme le résultat de réflexions sur le cours passé de la conversation".
    Les réponses du "conseiller" étaient inductrices, on l'a vu, de nouvelles questions: "les sujets commençaient quelquefois par ce qui avait été donné en réponse...La réponse identique...offrait une réponse à une question complexe qui en termes de stricte logique propositionnelle n'autorisait ni un simple oui, ou non.". "Lorsque les réponses étaient insatisfaisantes, ou incomplètes, les sujets désiraient attendre les réponses suivantes afin de décider du sens des réponses précédentes...Les réponses incongrues étaient résolues en attribuant de la connaissance et de l'intention au conseiller...Dans le cas de réponses contradictoires beaucoup d'effort était déployé par le sujet pour retrouver l'intention possible de manière à éliminer les contradictions et incohérences ou toute forme de non sincérité éventuelle chez le conseiller. Mais "lorsque l'éventualité d'être dupé éveillait les soupçons chez des sujets, la réponse du conseiller documentait le pattern de la tromperie au lieu du pattern du conseil". En outre, le sujet attribuait au conseiller ce qu'il avait mis dans sa question. Si le sujet avait demandé:"devrais-je aller à l'école pour étudier?" et que l'expérimentateur répondait "non" le sujet commentait ainsi:"il dit que je ne devrais pas aller à l'école pour étudier".
    Pour apprécier le conseil, décider de son caractère raisonnable, de sa légitimité, les sujets se référaient aux différentes structures sociales, mais pas à n'importe laquelle, -seulement les institutions que le sujet considérait connues du conseiller comme de lui même, et plus précisément encore "des structures sociales normalement évaluées". Ces éléments normatifs du système social "vus de l'intérieur, prouvaient l'appartenance du sujet aux collectivités auxquelles il faisait référence". Ces éléments étaient supposés faire partie d'un "corps de connaissances de sens commun admis par chacun concernant des aspects normatifs de la famille, de la maison, du travail...Chacun élaborait des "évidences" tout en étant en même temps élaboré par elles. Cette dernière formule est une définition illustrée de la réflexivité.

    Cette étude de la méthode documentaire d'interprétation généralisée à l'ensemble du "raisonnement sociologique pratique", à la sociologie de sens commun, montre comment la réflexivité est bien, avec l'indexicalité, à la racine de ces procédures par lesquelles nous interprétons continuellement le monde social en fonction de nos besoins et pas seulement dans des "démarches savantes". Constamment nous devons répondre à des questions comme: "De quoi s'agit-il?". Le dispositif de visibilité, l'analyseur construit par Garfinkel pour rendre possible la méthode d'interprétation documentaire qui constitue peut-être le coeur des procédures de la sociologie généralisée (Leiter 1980)

    Les "ruptures de routines"

    La sociologie de la vie quotidienne reste à faire. La raison de cela se trouve dans la situation des sociologues, qui sont à la fois des indigènes, des membres de leur société mais aussi des sociologues qui se veulent extérieurs. Chacune de ces identités joue son rôle pour nous empêcher d'observer la vie quotidienne Comment devenir les ethnologues de notre propre société? On notera la contradiction que cela implique. Ce sont toujours les natifs qui connaissent leur propre culture et l'anthropologue est celui qui vient du dehors et cherche auprès d'eux de l'information là-dessus. Mais lorsque les natifs se transforment eux-mêmes en ethnologues de leur société, que vont-ils trouver? Comment redécouvrir ce que déjà nous connaissons? Comment rompre avec cette familiarité originelle et "rendre étranger" le familier?

    De plus, l'attitude naturelle contribue à rendre invisibles les routines qui fondent et maintiennent nos échanges: la sensation généralisée et routinisée d'être dans un monde connu en commun avec les autres, ainsi que la présupposition que chacun peut entrer en communication avec les autres, qu'on peut se comprendre à demi-mot. Or comme l'a montré Schutz, l'attitude scientifique est à l'opposé de l'attitude naturelle . L'attitude scientifique est un luxe, que la société s'offre seulement en certaines occasions. Si la "clarté" et la raison sont des qualités appréciées dans les communications entre chercheurs, l'imprécision non seulement est quelque chose de normal, mais bien plus elle est une sorte de rêgle fondamentale de la vie quotidienne.

    Voici un exemple emprunté au chapitre deux des studies : un exercice effectué par une étudiante, Esther qui a conté ce qui s'est passé : "Esther: "Sam, mon mari, m'a déclaré qu'il était fatigué. Je lui ai dit : en quel sens ? Physiquement ? Mentalement ? Ou es-tu tout simplement énervé ?"
    Sam : " Je ne sais pas, je crois que c'est surtout physique..." Esther : " Tu veux dire que tes os ou tes muscles te font mal ?"  Sam : "Je crois que c'est ça. Mais ne sois pas si technique !" Cet exemple montre qu' on ne peut pas introduire dans la vie quotidienne l'attitude scientifique. Une illustration de la "méthode du breaching": ces"ruptures de routines", que Garfinkel utilise avec les étudiants, sont dit-il, des démonstrations. Ces dispositifs de visibilité sont des analyseurs construits.

    Un travail d'institution : Agnès

    Contrairement aux notions précédentes, celle d'un travail d'institution n'appartient pas à l'ethnométhodologie mais à un auteur français, Cornelius Castoriadis. Et c'est Louis Quéré qui l'introduira dans l'ethnométhdologie en l'illustrant, notamment, par l'exemple d'Agnès tel que Garfinkel le développe dans le cinquième chapitre de ses Studies.

    Agnès est une jeune fille de dix-huit ans, bien faite, très féminine. Elle est secrétaire dans une Agence à Los Angeles, lorsque en 1957, elle se présente à la polyclinique de l'Université où Garfinkel enseigne. Elle vient demander aux médecins de mettre fin à une anomalie dont elle est affligée : une verge, qu'on doit lui enlever pour mettre à la place un vagin. C'est dit-elle comme une verrue qu'il faut faire disparaitre ; ça n'est pas, ça n'a jamais été pour elle un organe sexuel effectif.

    Le docteur Robert Stoller, psychanalyste, ami de garfinkel, mène à ce moment là, dans cet établissement, une recherche sur les transexuels, problème assez nouveau dans le champ médical de l'époque : il lui consacrera en 1968 un ouvrage, Gender Identity, traduit en 1978 en français sous le titre de L'identité sexuelle. Un chapitre de ce livre de Stoller raconte l'histoire d' Agnès, sans lui donner de nom.

    Garfinkel fait partie du staff de Stoller et, c'est dans ce cadre, qu'il aura avec Agnès un certain nombre de conversations, pendant 35 heures, au terme desquelles il va reconstituer en partie l'histoire de sa vie, considérée seulement du point de vue de son identité sexuelle. Pour Stoller et ses collègues médecins, Agnès est un jeune homme qui a décidé de changer de sexe au moyen d'une intervention chirurgicale. On ne va pas intervenir aussitôt, on va d'abord procéder à une longue enquête. L'observation d'Agnès qui va durer plusieurs mois et donnera lieu à ce travail interdisciplinaire auquel Garfinkel va prendre part au coté de gynecologues, de psychologues et d'autres spécialistes en la matière. Agnès sera observée, interrogée et surveillée, on va fouiller son sac en cachette pour voir si elle ne prend pas des hormones.

    Son "cas" est en effet assez troublant : cette féminité, dira plus tard Stoller, ne pouvait s'expliquer que si depuis l'adolescence elle avait consommé des hormones ; mais comment aurait-elle pu s' en procurer facilement à cet âge là? Et comment aurait-elle connu la posologie adéquate, -la périodicité à respecter, les doses nécessaires?

    C'était inimaginable. Stoller apprendra cependant dix ans plus tard qu'Agnès avait cela. Pourquoi ? Elle était née femme, disait-elle ; elle avait toujours considéré qu'elle était une femme avec un sexe d'homme. Mais en 1957 l'équipe de Stoller a des doutes, malgré les apparences, ne comprend pas cette féminité presque parfaite dont Agnès affirme qu'elle est naturelle. Et on va finalement l'opérer. Garfinkel, lui, semble prendre Agnès au mot. Il va se comporter avec elle, comme le veut l'attitude naturelle à ce moment là, c'est à dire les normes de la société américaine en la matière, autour des années 50.

    Et voici, dès les premières pages du texte de Garfinkel, une illustration de ce qu'est l'attitude naturelle (concept, on l'a vu, qui est emprunté à la phénoménologie de Husserl et de Schutz) en matière de sexualité : un ensemble d'allant-de-soi, un système de routines qui produisent et maintiennent au jour le jour l'ordre social dans le domaine des identités sexuelles en tant qu'elles constituent des "faits sociaux" institués.

    Garfinkel commence donc par décrire, à la manière de Schutz, ce monde quotidien dans lequel la division des êtres humains en deux sexes, -si l'on met à part quelques exceptions qui "confirment la règle- se présente comme une évidence, un fait de nature.

    Agnès en tant que femme, s'inscrit "tout naturellement" dans cette division. Elle en est au contraire une sorte de propagandiste acharnée, et elle déteste tout particulièrement les homosexuels parce qu'ils transgressent cet ordre. Elle garde même ses distances par rapport aux transexuels qui fréquentent la même clinique, avec la même demande de changement de sexe. Car sa demande, dit-elle, n'est pas de "changer de sexe", puisqu'elle est depuis toujours de sexe féminin. Elle est née femme dit-elle malgré son état civil, -établi par erreur à sa naissance sur la foi de certaines apparences. Ce fut une erreur administrative, qu'il faudra aussi réparer.

    Garfinkel admet ce discours. Cela n'est pas affaire de conviction, il se peut même qu'il ait des doutes quelquefois, comme on peut le voir à la manière dont il reconstruit la vie d'Agnès à partir de ses récits et de ses souvenirs pleins de "trous". Mais il la reconnait en tant que femme et le montre par ses gestes quotidiens lorsqu'il est en présence d'Agnès dans la vie de tous les jours. Il ouvre pour elle la porte de sa voiture et s'assure que les coussins sont confortables avant de se mettre lui-même au volant ; il porte le sac d'Agnès lorsqu'il l'amène déjeuner au restaurant universitaire. Il met ainsi en oeuvre une sorte d'observation participante : Il partage en partie la vie d'Agnès et en même temps maintient un certain recul propre au sociologue, à l'observateur professionnel. Se comportant en galant homme, il constate qu' Agnès est très contente d' être reconnue par lui comme une femme de plein droit. Ainsi ils conspirent ensemble à produire et maintenir en permanence l'ordre sexuel du monde sur ses manifestations.

    Leurs conversations sont souples, Garfinkel semble se laisser guider en général par le discours d'Agnès avec parfois, cependant, quelques demandes de précisions qui ne sont pas toujours bien accueillies. Parfois, Agnès est fâchée, et alors il s'excuse. Il semble même avouer qu'il a gaffé, qu'il aurait dû laisser ce point dans l'ombre et accepter, comme il le fait en général, tous les non-dits sur l'enfance d'Agnès, le fait qu'elle refuse de présenter à l'équipe de Stoller sa mère, et Bob, son fiancé.

    Elle décrit Bob, comme un jeune homme parfait qui par amour pour elle accepte provisoirement son anomalie mais attend avec impatience l'opération qui doit parachever la féminité de sa fiancée. Il y a donc des trous dans le récit de sa vie : mais que peut signifier ici cette notion de "vérité" ? L'histoire d'une vie est toujours une reconstruction. A quelle nature pourrait-elle d'ailleurs renvoyer ?

    Agnès parce qu'elle était affligée d'un sexe d'homme, a été élevée comme un garçon. Contrairement à ce qui se passe avec les petites filles, on ne lui a pas transmis les rêgles de conduite qui, dans notre société, constituent la définition sociale du sexe: elle n'a pas appris, par exemple, à faire la cuisine. Or il semble que dans les années 50, aux Etats Unis, dans le milieu où vit Agnès en dissimulant à tout le monde, -sauf aux médecins et à Garfinkel-, son "anomalie" sexuelle, le fait de ne pas connaïtre du tout l'art culinaire soit plutôt étrange : il pourrait produire de la suspiscion, mettre en doute cette image de jeune fille accomplie qu'Agnès affiche dans le monde.

    Il lui faut donc ruser continuellement. Comment apprendre à faire la cuisine sans avouer qu'elle n'a pas déjà appris à cuisiner dans son enfance comme toutes les petites filles de son âge ? Une occasion se présente : la mère de son fiancé. Agnès ne lui dit pas qu'elle ne sait pas cuisiner du tout, ce qui pourrait éveiller quelques soupçons ; or elle a besoin d'être vue par tout, et par tous, comme une jeune fille accomplie. Elle a besoin de voir sa féminité, aurait dit Sartre, dans le regard des autres. Elle dit donc à la mère de Bob, qui est d'origine étrangère, qu'elle désire apprendre sa façon exotique de faire la cuisine. Ce faisant, elle apprend à se servir des fourneaux, des épices, bref, elle apprend à faire la cuisine, tout court. Et ainsi de suite. Elle est obligée d'observer continuellement ce que font ses copines, comment elles s'habillent, flirtent avec les garçons. Elle devient ainsi, par nécessité, l'ethnographe de la féminité américaine dans les années 50. Elle aide Garfinkel à l'analyser cette exhibition (account) de la féminité, sa production sociale et son maintien.

    Les rêgles sociales qui régissent les identités sexuelles, en tant que composantes sociales d'un ordre donné, ne constituent pas un ciel des normes déjà là et qui se reproduirait simplement par la socialisation des enfants. Ces rêgles n'existent que dans la mesure où elles sont continuellement reprises et re-produites, produites à nouveau, dans des circonstances pratiques, localisées, par les membres de la société. Comme l'écrit Wittgenstein "Il n'y a pas de règle au repos". Une règle sociale n'existe que si l'on en fait usage dans la vie de tous les jours où elle sert à régler nos relations quotidiennes.

    Par un travail incessant, mais non remarqué, car la société, écrit Garfinkel, "cache à ses membres" ce travail d'institution, nous construisons continuellement la distinction sociale des hommes et des femmes avec des attributs bien visibles et bien distincts. Cette édition continuelle des signes qui manifestent l'ordre social est nécessaire à son maintien.

    Agnès rend visible ce travail d'institution. Ce n'est pas son propre travail ; c'est le travail de nous tous dans la vie quotidienne. Lorsque Garfinkel prépare l'installation d'Agnès dans sa voiture, lorsqu'il porte son sac, il contribue lui aussi au maintien de cet ordre social réglé. En même ce travail est occulté par la société et l'ordre social apparait comme un ordre naturel. Agnès, comme nous tous, oublie ce travail permanent, de sorte que sa féminité se présente idéalement comme la marchandise chez Marx, comme un fait social donné, naturel et éternel.

    Garfinkel en tant qu'analyste, avec l'aide indispensable d'Agnès, son analyseur, rend l'invisible visible. Il dévoile ce processus de réification qui fonde l'attitude naturelle de l'homme dans le monde. Ce "préjugé du monde", c'est l'oubli de son institution. D'où le renversement -"le slogan de mon enseignement", disait un jour, à Paris Garfinkel-, qui constitue l'introduction aux Studies et à l'ensemble du mouvement ethnométhodologique:

    "Prenant le contrepied de l'enseignement de Durkheim, selon lequel le principe fondamental de la sociologie est la réalité objective des faits sociaux, on proposera -comme postulat et comme orientation de recherche- que, pour les membres qui font de la sociologie le phénomène fondamental est la réalité objective des faits sociaux en tant qu'accomplidssement continu des activités concertées des membres qui dans leur existence quotidienne utilisent pour cela des procédés ingénieux, considérés mais comme allant-de soi" (Garfinkel 1967) La tâche fondamentale de l'ethnométhodologue c'est d'abord la mise à jour du travail d'institution, de production de la "chose" sociale. C'est ensuite la description de la fétichisation généralisée des règles et des normes.L'ethnométhodologie met en pratique les enseignements de Marx, de Husserl et de Heidegger. Elle montre la production de facticité du monde dans le langage de la phénoménologie. "Ce préjugé du monde"(Merleau-Ponty 1945) qui fonde notre perception spontanée de l'"ordre social" s'enracine dans l'attitude naturelle qu'il faut suspendre et "déranger", ou "rompre", pour en révéler les effets.

    Garfinkel prolonge ainsi l'enseignement de Durkheim : il faut chercher le travail d'institution dont il est le produit et qui se dissimule dans les routines de la vie ordinaire. L'histoire de la sociologie et des sociologues, de Durkheim à Garfinkel, c'est, avant tout, l'histoire de cet approfondissement.
     

    Bibliographie de base :
    Collectif (coordonné par Y. Lecerf). N° spécial de Pratiques de formation sur l'ethnométhodologie
    Coulon (A). L'ethnométhodologie, PUF, QSJ.
    Garfinkel (H). Studies in ethnomethodology
    Conein (B), Quéré (L) et al: Arguments ethnométhodologiques.