IV, 4 – Compétence impliquée et science spécifique
d’un état de conscience.
(par Georges Lapassade)
Dans son état ordinaire de
veille, la conscience est généralement routinière, elle fonctionne par
inductions vitales, est guidée par les allant-de-soi de tous les jours. Charles
Tart (1973 ; 1985) compare le concept d’EoC (Etat ordinaire de Conscience) avec
le concept de paradigme scientifique proposé par Kuhn (1962) : « un
paradigme est une construction intellectuelle sous-jacente à la science
normale, qui suscite et guide, dans leur activité scientifique, les chercheurs
qui y adhèrent… Les concepts de paradigme et d’EoC sont très voisins. Tous deux
constituent des ensembles complexes interreliés de règles et de théories, qui
permettent à une personne placée dans un environnement d’interagir avec lui.
Dans le cas d’un paradigme ou d’un EoC, les règles sont largement implicites ;
elles ne sont pas reconnus comme des hypothèses de travail provisoire mais
opèrent automatiquement. Dans ce cadre, la personne ressent son activité comme
évidente, naturelle ». ¾ C’est une activité allant de soi.
Toutefois, la déstabilisation de l’EoC n’est pas
suffisante à l’installation de la transe : il y faut certes, ce « breaching »
initial, pour reprendre ici le vocabulaire garfinkelien (utilisé ailleurs pour
décrire des exercices au cours desquels les étudiants de Garfinkel étaient
invités par le maître à « déranger » les habitudes ou routines de la vie
familiale, du langage, l’ensemble des règles généralement non élucidées,
retenus comme allant de soi dans les interactions).
D’un point de vue pharmacologique, cela paraît
paradoxal, ¾ mais pas du point de vue
systémique proposé par Tart : il montre que « l’action physiologique de la
marijuana pour rompre l’EdC (Etat de Conscience) ordinaire, et qu’il faut que
s’y ajoutent, pour faire brèche des facteurs psychologiques additionnels,
notamment « le petit coup de main donné par les amis », les instructions
données par des fumeurs expérimentés qui savent comment se défoncer. Leurs
conseils, qui facilitent la déstructuration de l’EoC, « servent aussi de forces
structurantes permettant de former EnoC-d (Etat non ordinaire de conscience
distinct), d’enseigner au nouvel utilisateur comment employer les effets
physiologiques de la drogue pour qu’il élabore un nouveau système de conscience
».
Des processus analogues de breaching et de
stabilisation se produisent dansl’induction hypnotique, ou encore dans les
phénomènes de personnalités multiples, chaque personnalité formant système et
se stabilisant.
La
quête de visions : ethnométhodes pour destranses.
Une importante littérature ethnographique a été
consacrée, notamment au chapitre du chamanisme amérindien, à décrire les
diverses méthodes utilisées par des « ethnies » pour produire la transe
psychédélique et la « vision » : c’est ce qu’on appelle généralement « quête de
vision ». Elle est caractéristique des rites de passage à l’âge adulte ainsi
que de ceux qui permettent l’accès à la fonction chamanique, ¾désignée plutôt par Don Juan et Castaneda
comme « sorcellerie ».
On n’y fait pas toujours usage de drogues
hallucinogènes. Chez les Indiens Sioux, par exemple, la quête de vision met en
œuvre des techniques de privation sensorielle diverses, ¾ isolement en forêt à l’adolescence, stress,
peur de la solitude, jeûne, loge de sudation intensive, etc… Ailleurs, par
contre, des plantes hallucinogènes peuvent être utilisées, soit de manière
permanente, soit au début seulement… Toutes ces techniques constituent des «
ethnométhodes » ; elles nous paraissent constituer une excellente illustration,
chez Garfinkel, comme « ethnométhodologie »,¾ comme investigation des
ethnométhodes et « ethnologie généralisée ».
Dans ces mêmes contextes culturels de quête de
visions, d’autres méthodes ont pour finalité, non plus de produire la transe,
mais de la gérer : on le voit bien par exemple dans le péyotisme amérindien,
mais aussi dans des pratiques plus anciennes de chamanisme indien aussi bien
que sibérien.
Un autre exemple d’EnoC est ce que la nouvelle
psychologie désigne comme « sortie du corps » : en anglais « out of body
expérience, en abrégé OBE ou OB.
L’OB est un trait constitutif du chamanisme et
Mircéa Eliade, dans un ouvrage classique en la matière (1951) la traduit par la
notion de l’ek-stase, qui désigne en grec, précisément, cette sortie hors de
soi. Eliade a bien montré que dans sa transe, le chaman est censé avoir quitté
son corps pour se livrer à des excursions psychiques, courir après une âme
jusqu’à sa dernière demeure, ou encore entrer en transe divinatoire et s’en
aller pour un temps interroger les dieux sur ce qui va advenir, sur les
mouvements de l’ennemi caché non loin de là…
Toutefois, il importe de préciser que cette sortie
du corps chamanique est en corrélation avec le fait que l’OB est une donnée
socioculturelle générale dans la société chamanique sibérienne : dans cette
société, probablement à partir d’expériences assez communes et quotidiennes, il
est admis que l’âme peut quitter le corps mais sans qu’on le veuille, par
exemple sous l’effet d’un choc émotionnel soudain… Les enfants sont
particulièrement exposés à des OB involontaires. Et ces états, ces EnoC sont
des moments d’extrême vulnérabilité : si un mauvais génie passe par là, il peut
capturer l’âme qui vient de quitter son corps et l’entraîner au loin,
produisant ainsi l’irrémédiable. On convoque alors le chaman qui lui aussi sort
de son corps, mais volontairement parce qu’il s’est entraîné à le faire à
volonté, ¾ ce qui lui permet, comme on
l’a rappelé déjà, de se lancer à la poursuite du ravisseur, de le vaincre et de
ramener l’âme dans son corps, évitant ainsi la séparation définitive. A ce
moment-là, la victime peut enfin sortir d’un état de type cataleptique
ressemblant à une « petite mort » (une death trance) et retrouver la vie.
La différence entre le chaman et ses clients est
dans la maîtrise de l’OB qui suppose, ici encore, des ethnométhodes permettant
de gérer l’EnoC au lieu de le subir : cette maîtrise est le résultat d’une
initiation qui est à la fois épreuve pour la conscience et apprentissage
professionnel dans laquelle cette maîtrise de l’EnoC, mais aussi la capacité de
passer facilement de l’état de veille à l’état de transe est ce qui fonde le
métier de chaman : celui-ci non seulement, quitter son EoC, mais il peut aussi
stabiliser sa transe, la conduire, la développer (par exemple lorsque,
voyageant en d’autres monde, il raconte en même temps, en état somnambulique,
ce voyage ».
La quête de la transe est ainsi une quête de sa
maîtrise ; les ethnométhodes sont par conséquents à comprendre à ce double
niveau de la production de la transe et de son utilisation à des fins
spécifiques. L’œuvre de Castaneda est ici exemplaire en tant qu’elle fait
découvrir du dedans, par la coexpérience du chercheur et de son « objet
», cette aventure de la transe.
La
compétence impliquée (unique adequacy)
Revenant à Castaneda, nous avons rappelé que son
aventure a consisté à passer du statut de l’observateur extérieur qu’il voulait
être au début, ¾ quand il arrivait à Sonora
avec l’intention d’y préparer une thèse sur les plantes médicinales, en
1960 ¾, à celui de l’apprenti en
lequel est renversé le rapport de forces qu’il voulait initialement imposer, en
bon ethnologue venu de la faculté, à « l’Indien informateur ». Ce renversement
le conduit à faire lui-même l’expérience, indispensable, inévitable en la
matière, de la transe chamanique telle qu’elle est enseignée par Din Juan au
double registre de sa production et de sa gestion. Carlos découvre au désert de
Sonora la nécessité d’une démarche que personne n’applique vraiment, qui ne
consiste pas seulement en une « observation participante », mais devrait passer
par l’expérience d’un même état de conscience que l’autre, ¾ le « sorcier yaqui » ¾, expérience qui seule permettra de connaître
l’état chamanique de l’intérieur et de communiquer dans un même état de
conscience modifiée.
Pour connaître l’EnoC, il faut l’avoir éprouvé
soi-même : voilà la leçon de cette ethnologie du dedans, qui est aussi celle de
la psychologie de Charles Tart et de tous ceux qui travaillent dans cette
orientation.
Il s’agit de devenir, si l’on peut dire, « membre
d’un état non ordinaire de conscience » en tant que cet EnoC est production
intersubjective, expérience sociale, rite, ¾ et pas seulement aventure
individuelle.
Cette démarche par laquelle le chercheur rentre dans
l’univers vécu de son sujet vise à l’acquisition, Garfinkel l’appelle « unique
adequacy », ¾ compétence « unique » ou,
mieux, « impliquée ». Garfinkel en parle en propos du travail scientifique, par
exemple des astronomes ; on doit comprendre ici qu’il ne s’agit pas seulement,
pour l’ethnométhodologue, de s’approprier les techniques de la recherche, d’y
devenir « compétent », de connaître la « science » de l’astronome mais qu’il
doit en même temps expérimenter le même état de conscience « scientifique », le
vivre, le connaître du dedans. Et chacun sait, faut-il le rappeler ? que
souvent la recherche procède par insight autant que par le raisonnement,
qu’elle suppose des illuminations, ¾ bref, des transes, comme le
rappelle encore Charles Tart dans une note du texte dont nous suivons ici la
leçon.
Tart qui encore, ¾ c’est même un élément
central de son discours ¾, que certaines religions
sont des exemples de ces sciences spécifiques d’un état (modifié, non
ordinaire, « altered ») de conscience qu’il voudrait construire. J’en donnerai
deux exemples pris ailleurs que dans l’œuvre de Tart où, pour des raisons
conjoncturelles (la contre-culture californienne des années soixante où il
s’est formé, avec le psychédélisme mais aussi la méditation) les illustrations
sont plutôt empruntées, souvent, au mysticisme oriental.
Mon premier exemple sera celui du père Surin,
exorciste des possédées de Loudun. Quand il arrive dans cette ville envoyé par
ses supérieurs, Grandier, qu’on avait accusé de sorcellerie, est déjà mort sur
le bûcher, mais les possessions diaboliques n’ont pas cessé pour autant. Surin
devient confesseur de Mère des Anges, il a des méthodes moins « directives »
que ses prédécesseurs, plus modernes dans l’exploration de l’état de conscience
possédée, ¾ jusqu’au jour où il est
lui-même possédé. Il est alors capable de décrire du dedans expérience de la
possession mais aussi, et dans le même temps, il permet à Jeanne des Anges de
connaître elle-même sa possession en tant que « conscience » qui se fait
possédée, qui « vise » la possession comme objet culturel donné dans un champ
historico-religieux et repris, subjectivisé dans la transe.
Ce travail de Surin est précédé d’une longue
tradition d’analyses psycho-théologiques de l’obsession » et de la « possession
».
L’autre exemple est celui des convulsionnaires de
Saint Médard, qui viennent sur la scène occidentale de la transe très
exactement un siècle après les possédées de Loudun, ¾ en 1732, à Paris. Les œuvres de Carré de
Montgeron, qui partage leur foi religieuse, comptent parmi les meilleures pour
la connaissance de ce type de transe, parce qu’elles développent une
connaissance du dedans, ¾ que le jansénisme de
l’auteur lui donne une « compétence unique » pour l’étudier.
C’est aussi une connaissance de l’indexicalité de la
transe. De même pour Puységur, dans ses Mémoires de 1784 sur le
somnambulisme artificiel, il explique comment sa pratique, ¾ issue du mesmérisme ¾, d’induction de la transe n’a d’effet que
dans un contexte limité par les frontières de son « canton ».
Le travail magnétique de Puységur marque en même
temps l’acte de naissance d’une autre découverte : celle des origines naturelles
de la transe. On expliquait la transe jusque-là, par des causes surnaturelles,
comme on l’a vu avec les possessions de Loudun, où la transe était attribuée à
l’intervention des « diables », puis avec les convulsionnaires de Saint Médard,
un siècle plus tard.
A partir de Mesmer et Puységur, on passe de
l’exorcisme thérapeutique traditionnel, ¾ tel qu’il subsiste
toujours, mais d’ailleurs, dans les rites de transe et de possession ¾, à la cure magnétique par induction
naturelle des « crises ». La science de la transe passe alors du champs
religieux, où elle était jusque –là confinée au domaine de la psychologie.
C’est pourquoi Charles Tart, tout en soulignant des
religions pour une connaissance de la transe qu’elles peuvent véhiculer,
travaille aussi, ¾ en cela, il est l’héritier
de Mesmer et de Puységur ¾, pour une laïcisation de
cette science. Il écrit, dans sa conclusion, ceci :
« Je n’ai rien contre les groupes religieux et
mystiques. Cependant, selon moi, la plupart d’entre eux ont élaboré des
systèmes de croyance qui ne souffrent pas la critique, plutôt que de véritables
sciences spécifiques d’un état de conscience. Mon interrogation sera alors la
suivante : étendrons-nous la méthode scientifique au développement des SSE,
afin d’améliorer notre condition humaine ; ou bien laisserons-nous cet immense
pouvoir que recèlent les EnoC entre les mains des nombreux cultes et sectes ?
J’espère que, devant cette alternative, nous opterons pour l’élaboration de
sciences spécifiques d’un état de conscience. »