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IV,2 - Castaneda disciple de Garfinkel
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( par Patrick Boumard )
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"L'affaire Castaneda" alimente
de nombreux débats et plusieurs ouvrages, polémiques souvent
et passionnés toujours. On s'interroge surtout sur le point de savoir
si ses récits sont la relation de faits de sorcellerie ou des délires
produits par l'absorption de drogues, et plus radicalement s'il sagit de
faits véridiques ou d'histoires inventées. En un mot, Castaneda
est-il un ethnométhodologue qui a touché à des domaines
inexplorés, un étudiant peu sérieux et délirant,
ou tout simplement un mystificateur génial, auteur d'un canular
sans précédent ?
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Mais on oublie toujours (mis
à part un article de R. de Mille dans The Don Juan Papers)
(De Mille 1980) de replacer Castaneda dans son contexte théorique,
ce qui semble pourtant essentiel pour comprendre sa demarche. Or, si on
y prête quelque attention, la référence est évidente,
centrale et massive : Castaneda a écrit ses textes (en tout cas
les premiers L'herbe du diable, Voir et Ixtlan) en s'appuyant
systématiquement sur la démarche et les concepts ethnométhodologiques.
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Ce n'est d'ailleurs nullement
un secret au strict plan de la réalité. Sur ses dix ans d'etudes
universitaires, il en a passé sept en ethnologie, dans la mouvance
Garfinkelienne ; Garfinkel a fait partie de son jury de thèse ;
il a suivit de prés son travail, qu'il lui a fait réécrire
trois fois, en lui donnant ce conseil méthodologique : " Je n'ai
pas besoin d'explications. Présente-moi simplement les faits
bruts, tels qu'ils se sont produits. La richesse du détail, voilà
l'essentiel " D.C. Noël 1981 ; d'ailleurs Castaneda exprime dans la
dédicace de sa thèse ( L'herbe du diable ), sa dette
théorique vis-à-vis de Garfinkel (Castaneda 1972). La psychanalyste
Mary Douglas parle, au sujet de l'analyse structurale de L'herbe du
diable, du "programme des ethnométhodologues présenté
de manière simple et classique" (Douglas, in De Mille, 1980)
; Paul Riesman remarque également la démarche typiquement
garfinkelienne de l'analyse structurale : "Plutôt que d'etudier ce
que sont les enseignements de Don Juan, l'analyse examine le fait qu'ils
paraissent systématiquement et coherents". (Riesmann, in Noël,
1981.)
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Certes, Castaneda ne "récite"
pas Garfinkel ; mais seul le recours à l'ethnométhodologie
permet de comprendre l'espèce de justification permanente qu'il
presente au fil des lignes. On ne peut accepter le discours de Don Juan
que dans le cadre d'une critique fondamentale des sciences humaines.
Le personnage du petit étudiant naïf qui plaque, évidemment
sans succès, ses schémas péétablis sur une
réalité humaine inaccessible, ne prend son sens qu'au crible
de la critique garfinkelienne des modèles sociologiques : "j'étais
"l'etranger", celui qui n'a pas la capacité de faire des interprétations
intelligentes et adéquates des unités de significations propres"
( Voir, p. 20 ). Carlos ne peut rien comprendre à cause de
ses préjugés intellectualistes. Les exemples abondent, éparpillés,
au long des pages ( Herbe du diable, p. 18 ; Voir, p. 56
; Ixtlan p. 69, etc...), jusqu'a la remise en cause de la conception
épistémologique du monde rationaliste : " tu nommes réel
ce que tu connais" ( Ixtlan, p. 132).
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L'ensemble ne se présente
pas, pour des raisons d'évidente lisibilité du grand public,
sous forme de citations explicites ; mais la référence à
Garfinkel est évidente pour les lecteurs universitaires : " Un événement,
s'il se produit dans un système étranger d'interprétations
sensées, ne peut se comprendre qu'en termes des unités de
signification propres à ce système (...).
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L'adoption de la méthode
phénoménologique est le corrolairede cet état de choses
: "j'enregistrais ce que je percevais, et je m'efforçais de suspendre
tout jugement personnel" ( Voir, p. 27 ).
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Don Juan se livre à la technique garfinkelienne
du "breaching" (De Mille 1980) : "Il avait pour tâche de déranger
cette certitude particulière que je partage avec tous les hommes
: la certitude que nos vues pleines de "bon sens" sont définitives"
( Voir, P. 21 ).
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La définition de Don
Juan est strictement celle d'un savant de l'intérieur : "
Par praticien j'entends un participant qui possède une connaissance
adéquate de toutes, ou presque, les unités de significations
entrant en jeu dans son système particulier d'interprétation
sensée" (ibid.). C'est très exactement la récitation
des définitions posées par Garfinkel dans les Studies...
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Le mimétisme dans la
démarche va jusqu'à l'imitation de l'expérience princeps
relatée par Garfinkel à propos des jurés de Wichita,
où il part d'un travail classique sur les groupes pour aboutir à
l'élaboration du terme d'ethnométhodologie : " J'acceptai
le fait que les sorciers participants étaient d'accord sur la nature
de la réalité, et cela sans aucun échange visible
de mots ou de signes. J'en conclus que pour obtenir un tel accord ils devaient
employer un code trés élaboré. Conclusion ethnométhodologique
on ne peut plus classique." ( Garfinkel, 1985). La démarche anti-sociologique
est répétée aussi bien dans l'analyse structurale,
organisée en quatre phases :
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1. La reconnaissance des codes et des ethométhodes ( les
sytèmes de classification de Don Juan).
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2. L'indifference ethnométhodologique aux modes de savoir l' "équivalence
entre les différentes formes de consensus" ( Herbe du diable,
P. 30 ), interrogation renvoyée à la réalité
"ordinaire", avec remise en cause du statut de la vérité
: " Mensonge ou vérité m'importe peu (...) Il répondit
que de toute façon je trompais tout le monde ( Ixtlan, P. 27 ).
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3. Le franchissement de la barrière de la forme sociale, chose difficile
et parfois décourageante : " Il me fut difficile de saisir ses méthodes
et ses concepts parce que les éléments de sa description
me restaient étrangers et surtout incompatibles avec ceux de ma
propre description" ( Ixtlan, p. 9).
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4. L'adoption du point de vue de Don Juan, qui arrivera à "inverser
les rôles" (ibid, p. 23). et à devenir l'initiateur de Carlos.
Mais ce lourd travail d' "adquiring membership" ne trouvera son succès
que quand Carlos deviendra lui-même un guerrier, c'est-à-dire
dans le cinquième ouvrage intitulé Le second anneau de
pouvoir.
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On a donc, à travers
les justifications théoriques de Castaneda, et plus encore tout
au long des échecs de Carlos pour comprendre vraiment le monde des
sorciers yaquis, une critique permanente et trés garfinkelienne
de la sociologie classique, d'où il ressort que seule l'approche
ethnométhodologique peut résourdre cette contradiction interne
à la sociologie. On peut toutefois penser que Castaneda transforme
quelque peu la réalité lorsqu'il se présente comme
un étudiant classique de la sociologie, contraint par la réalité
du terrain de changer de méthode et donc d'adopter "spontanément"
la démarche ethnométhodologique, alors qu'il était
étudiant de Garfinkel et même de Meighan, qui l'avait initié
au chamanisme.
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En allant plus loin , en posant
sur le récit de Carlos la grille d'une lecture ethnométhodologique,
on est frappé par le fait que Don Juan met en oeuvre, à la
fois dans ses actes et ses ensiegnements, tous les concepts de Garfinkel,
et que les progrès de Carlos sont directement liés à
l'application ou à la réalisation d'un des concepts centraux
de l'ethnométhodologie.
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On est d'abord frappé
par l'importance de l'indexicalité dans ce qui justifie la démarche
de Carlos. La conviction qu'il existe des réseaux de sens liés
à une cohésion sociale interne apparaît dès
l'herbe
du diable : " la règle était corroborée par un
consensus particilier" (p. 284).
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Tous les allant-de-soi, expressions
indexicales et ethnométhodes sont présents très précisement
en ce qu'ils marquent la coupure entre le sociologue et la forme sociale
étudiée. D'où les multiples exemples d'échecs
de Carlos, "jusqu'à se rouler par terre". Il ne s'agit pas de mépris,
puisque précisément Don Juan a choisi Carlos pour en faire
un "homme de connaissance", mais de scansion de l'importance décisive
de l'indexicalité. C'est pourquoi, à partir d'histoires de
pouvoir, où Carlos passe de l'autre côté de la barrière
sociale, le ton va completement changer, et le point de vue exterieur,
non-indexical et donc critique, faire place à un récit sur
le mode de l'évidence, c'est-à-dire ayant intériorisé
les allants-de-soi.
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La déconstruction de
la sociologie passe aussi par la reconnaissance de la compétence
unique (unique adequacy). La compréhension du sociologue n'est d'aucun
apport en face du "savant de l'intérieur", et échoue à
appréhender le sens : "Tu comprends que Don Genaro était
derrière toi. Bien que dans ce cas, comprendre ne soit pas le point
crucial" (Voir, p. 331). D'où un grand nombre de "ratages
d'interpretation" de la part de Carlos (comme l'episode des enfants désérités
; Voir, p. 34), et une remise en cause des certitudes rationalistes, qui
ne sont qu'un faut savoir (thème ethnométhodologique classique)
: " Pour un sorcier la réalité, c'est-à-dire le monde
tel que nous ne connaissons, n'est qu'une description" (Ixtlan, p. 9).
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La notion centrale, en actamment
dans le textes de Castaneda, est celle d'accountability. Rappelons
la définition qu'en donne Garfinkel : " Quand je parle du caractère
"accountable" des choses, je parle de la disponibilité pour un membre
de toute organisation courante d'un ensemble de pratique localisées."
C'est cette dimension sociale du langage, et plus précisement du
récit (les paroles de Don Juan), qui oblige Carlos à "entrer
dans le jeu". La parole de Don Juan est redoutablement efficace, mais il
faut franchir la barrière de la forme sociale pour en saisir la
portée. Faute de quoi on en reste à la magie banale, comme
quand Carlos se fait subtiliser sa voiture sous ses yeux par le seul pouvoir
de Don Genaro. D'où également le souci de l'authenticité
de la relation, telle que Don Juan l'organise, en ethnométhodologue
spontané : " il me faisait raconter mon experience jusque dans les
moindres détail" ( Herbe du diable, p. 291 ), et c'est bien
le sens de l'ensemble des récits de Carlos : " Ces notes décrivent
la version subjective de mes épreuves telles que je les ai senties,
éprouvées. Elles sont reportées exactement comme je
les narrais à Don Juan qui exigeait le souvenir précis et
loyal de tous les détails, ainsi qu'une relation complète
de chaque expérience" (ibid., p. 25).
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La démarche essentielle
consiste d'abord à devenir membre. Comme il est dit dans
l'Analyse structurale, (l'herbe du diable), il s'agit d'un
combat permanent, car il faut se débarrasser des réflexes
du sociologue. L'enfant de la tribu est "membre-adhérent" (Ixtlan
p. 9) alors que l'etranger ne peut devenir membre qu'en acquérant
l'indexicalité du groupe, au risque de perdre totalement son regard
distanciateur et critique, comme on le voit très exactement à
partir du Second anneau de pouvoir, et de plus en plus jusqu'au
Feu du dedans, où plus aucune imvraisemblance ne pose problème.
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Il n'apparait donc pas discutable
que la référence fondamentale de Castaneda est bien Garfinkel.
L'histoire de Don Juan se présente comme une vérification
clinique des thèses de l'ethnométhodologie : "Le sujet de
l'ethnométhodologie, c'est l'étude de l'organisation du savoir
d'un membre, de ses affaire quotidiennes, de ses propres activités
organisées, lorsque nous considérons le savoir comme faisant
partie du cadre même qui le rend organisable" (Garfinkel, 1985).
Ce qui est terme à terme la démarche de Carlos par rapport
à Don Juan.
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On pourrait donc prétendre
que l'oeuvre de Castaneda est une illustration exemplaire de la démarche
ethnométhodologique.
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A deux détails prés
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a) D'une part, il convient
de distinguer, dans l'oeuvre de Castaneda, la dimension garfinkelienne,
et tout ce qui est lié aux hallucinogènes, à la transe.
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S'agit-il seulement d'une approche
critique par rapport à la sociologie classique, et très proche
de la problématique de l'implication, ou d'une méthodologie
du voyage spécifiquement adéquate à l'etude des états
altérés de conscience ? En un mot, pourrait-on parler d'une
ethnométhodologie "froide", qui serait une nouvelle tendance de
la sociologie en face d'une ethnométhodologie "chaude", qui s'intéresserait
aux niveaux différents de conscience ? En ce sens, le rapprochement
avec Artaud, dont c'est un bien étrange hasard qu'il soit venu faire
des reportages aux endroits même où se situent les "aventures"
de Castaneda chez "les peuples du peyolt", ou avec Rimbaud (le dérèglement
systématique de tous les sens), ouvrirait des horizons passionnants.
Et même la référence, souvent reprise par l'ethnométhodologie,
à la philosophie de Sartre, prendrait un éclairage radicalement
nouveau, dans la mesure où lui aussi a mené à la fois
la construction d'une théorie du sujet et la plongée dans
un autre niveau de la réalité à l'aide de psychotropes.
La liberté passe par la déconstruction de la philosophie
classique et par l'atteinte d'autres niveaux de réalité...
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b) D'autre part, la question
de la véracité du texte castanédien demeure posés.
Si Castaneda, comme l'affirme De Mille, n'est qu'un giganteste mystificateur,
la dimension d'application ethnométhodologique sur le terrain s'en
trouve singulièrelement remise en cause, comme il semble que Garfinkel
lu-même l'ait reconnu récemment. Sans doute l'edifice ne s'ecroule-t-il
pas totalement, car il s'agit alors de penser l'interrogation castanédienne
non au crible de la réalité, mais de l'effet de sens qu'il
provoque. Néanmoins l'ensemble du courant ethnométhodologique
ne peut faire l'impasse sur cette lancinante question.
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Mais cela est une autre histoire...
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