-
IV,1. Politiques des paradigmes et questions des états
modifiés de conscience
-
( par Patrick Boumard )
-
-
( A propos de l'article de B. Jules-Rosette : " The politics of paradigms
: contrasting theories of consciousness and society ", in Human studies,
1978).
-
-
-
L'auteur, collaboratrice de Garfinkel,
remarque d'abord qu'il existe des approches différentes de la perception,
et qu'on doit donc se poser le problème de la validité des
paradigmes classiques occidentaux pour appréhender des éléments
de réalité sociale qui ne se réfèrent pas à
cette tradition culturelle. Les sciences officielles sont incapables d'aborder
les perceptions différentes, d'une part parce qu'elles négligent
ces réalités, et d'autre part parce qu'elles refusent
d'accepter des démarches rationalistes. La pensée occidentale
ne peut répondre à des états de conscience inadéquat
à ses paradigmes que sous la désignation de pathologie ou
comme l'expression de sociétés "plus simple" ou "primitives".
C'est pourquoi l'analyse sociologique du matériel concernant les
sociétés non occidentales se caractérise par un "réductionnisme"
typique du paradigme scientifique.
-
-
Pourtant, les états de
transes ne peuvent pas être réduits à la qualification
de pathologique, car on manque alors les états subjectifs significatifs
(alors que les cultures orientales, par exemple, présentent des
savoirs beaucoup plus élaborés sur les états modifiés
de conscience). Toutefois, l'opposition ne se limite pas à occident/orient,
puisque l'approche phénoménologique husserlienne avait déjà
critiqué la rationalité abstraite, et que Brentano avait
posé la question d'intentionalité à propos des phénomènes
psychiques. C'est la "dénommée révolution psychédélique
des années 60", en particulier à travers C. Tart, qui a développé
l'idée d'une dimension non pathologique dans la subjectivité
multiple des états modifiés de conscience. Il s'agit donc
bien aujourd'hui d'un affrontement de paradigmes, à l'oeuvre aussi
bien au plan psychologique que sociologique. La détermination linguistique
de la conduite et de la pensée amène à prendre en
compte les comportements linguistiques de l'interieur de leur logique propre.
Et les réactions différentes dans les situations sociales
de dialogue ou d'interview posent un problème fondamental dans l'etude
interculturelle de la conscience, en ce sens qu'elles interrogent tout
autant les déterminations linguistiques du chercheur que celles
du groupe étudié.
-
-
La comparaison entre paradigmes
logiques et styles de perception différents amène donc à
poser le problème du point de vue. Et ici le modèle
occidentale échoue à appréhender des réalités
humaines qui ne rentrent pas dans ses codes, rendant par là même
inopérantes les interprétations des significations des résultats.
En fait, c'est le modèle logique occidental lui-même qui se
voit renvoyer le questionnement ethnologique. Par exemple le raisonnement
syllogistique peut se trouver légitimement affronté aux modes
de pensée non occidentaux. Certains groupes ont des raisonnements
synthetiques, ou intuitifs, ou linéaires, mettant en evidence la
multidimentionnalité de la conscience. On ne peut donc plus soutenir
que les modes de pensée ne varient qu'en contenu, mais restent structurellement
universels, comme le confirme l'etude réalisée par l'auteur
auprès de population d'Afrique centrale (Vapostori).
-
-
Renversant le point de vue sociologique
classique univectorialisé, il s'agit d'aller "vers une ethnographie
de la decouverte". L'exemple de l'etude de la communication dans une classe
(Cicourel) fait apparaître le paradoxe selon lequel les théories
interprétatives préexistent à l'utilisation des résultats.
C'est pourquoi une ethnographie de la découverte commencera au point
de rencontre du chercheur avec le monde de l'experience et sa propre présence
aux événements. Refusant l'étayage mutuel des théories
pré-établies et des présupposés sociaux, la
démarche de communication doit placer chaque forme de pensée
sur un pied d'égalité, à travers la notion "d'interactions",
qui est présente même dans les formes les plus structurées
d'interviews.
-
-
B. Jules-Rosette est donc amenée
à proposer un "modèle de sociologie culturelle", où
elle affirme que la réalité et la définition qu'on
en donne sont au même titre des constructions que les participants
organisent dans l'interaction. En ce sens on peut dire qu'il n'y a pas
de lecture privilégiée ou plus pertinente, et que la définition
des "participants" est un miroir de la réalité, tout comme
le modèle véhiculé par l'ethnologue.
-
-
Cette approche suppose évidemment
un "méthodologie interprétative", qui s'affirme clairement
"documentaire et réflexive", et s'appuie sur les propositions suivantes
:
-
1. L'appartenance et la participation de l'ethnologue à un événement
doivent être considérées comme faisant partie de l'analyse.
-
2. Les interactions sociales qui en résultent doivent être
examinées dans leur termes mêmes, par rapport à la
communication.
-
3. On doit les considérer comme des constructions d'une réalité
sociale donnée.
-
4. On doit les considerer comme des métaconstructions ou des définitions
d'une réalité et des états de conscience générateurs
de cette réalité.
-
5. Le processus qui consiste à traduire les éléments
observés en assertions doit être pris comme une topique qui
comprend la présence du chercheur à l'événement
et le processus de fusion avec ce qui est décrit.
-
6. L'évaluation et la communication des découvertes doivent
être reconnues comme un trait permanent de l'analyse.
-
Les modèles conventionnels de description apparaissent,
on le voit, déficients à rendre compte du réel en
ce qu'ils n'ont pas accès à l'information de l'intérieur.
On peut parler ici d'un "paradoxe épistémologique", si on
considère que la participation à une dimension de réalité
est connotée négativement par la cité savante, alors
qu'elle devrait être valorisée en tant que source de
réalité. B. Jules-Rosette rejoint ici Tart, à travers
la critique du rationalisme objectiviste qui échoue à appréhender
la réalité, faute de penser autrement qu'en termes d'exteriorité
normative. Tart propose en effet la notion de "Science spécifique
des états de conscience", refusant l'objectivisme comme critère
d'analyse et requérant au contraire une compréhension existencielle
des situations. Il s'agit alors de construire, à travers l'expérience
vécue, "la description réflexive d'une action symbolique".
-
-
A travers la critique de l'approche
sociologique traditionnelle, il s'agit bien de proposer un paradigme alternatif
du lien entre la conscience et la société, i.e. une nouvelle
approche épistémologique. Bien plus qu'un simple éloge
de la subjectivité, on a affaire à la revendication d'un
modèle de conscience non-évaluatif, "translucide", où
on reconnaît à la fois la démarche ethnométhodologique
de la recherche de la competence unique, mais aussi une conception de la
conscience qui dépasse les états "ordinaires", quantifiables
en termes de psychologie expérimentale.
-
-
La critique de la cité
savante positiviste s'appuie d'ailleurs significativement sur la référence
aux approches non-occidentales de la perception, dont l'intégration
à la démarche de recherche implique un nouveau type de scientificité.
-