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IV,3 - Journal de terrain, journal de recherche, - account
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( par René Lourau ) Le cas de la thèse
de Carlos Castaneda
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Curieuse " thèse de socio-anthropologie
soutenue par l'auteur à l'université de Californie, Los Angeles",
ainsi que l'indique une note à la fin du volume.
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Cette thèse se présente
comme la juxtaposition d'un journal d'enquête-initiation et d'un
travail très universitaire intitulé " Une analyse structurale".
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La juxtaposition d'un texte
"scientifique" et de son hors texte -le journal de terrain- est chose assez
rare. A ma connaissance, en anthropologie, on ne trouve guère que
l'exemple récent de Jean-Marie Gibbal, avec Tambours d'eau
(Le Sycomore, 1982) consacré à une enquête sur un culte
de possession au Mali occidental. Le journal, comme chez Castaneda, y précède
l'analyse anthropologique. Marc Augé, le préfacier, apprécie
cette innovation, qui consiste à offrir au lecteur "deux livres
qui n'en font qu'un".
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A vrai dire, le livre en deux
livres de Castaneda a surtout frappé les lecteurs par sa première
partie, la partie du journal, bien plus que par sa partie scientifique
ou même que par la juxtaposition des deux. Il ne faut pas pour autant
négliger cet effet voulu de construction en miroir.
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Le journal de Castaneda n'est
pas, à la différence du Journal d'un livre, d'Edgar
Morin (1981), le journal de l'exposé de la recherche. Il est avant
tout journal de terrain. Et quel terrain! En gros, il s'agit du corps et
de l'esprit du jeune anthropologue venu -- croit-il -- enquêter sur
les plantes médicinales de la région indienne du sud-ouest
des USA et du nord du Mexique.
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Très vite, immédiatement
même, dès le premier contact avec cet informateur bizarre
qu'est Don Juan, l'enquête bascule. Elle devient initiation à
Mescalito, au culte du Peyolt ou plutôt à un sagesse dont
Mescalito est le Maître. L'informateur indien est lui-même
le Maître en tant qu'il préside à l'initiation.
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Précisons que le journal
n'est pas vraiment quotidien mais, ainsi que Malinowski l'avait souvent
pratiqué et même théorisé, " rétrospectif
". Il n'est pas régulier et ignore souvent, volontairement, la chronologie.
Il s'étend de 1961 à 1965.
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Ce qui frappe beaucoup dans
le journal de Castaneda, c'est la précision du détail, la
richesse du compte rendu. Pour le lecteur de L'Afrique fantôme,
de Leiris, de Nous avons mangé la forêt, de Condominas,
ou encore de Corps pour corps, de Favret-Saada et Contreras, véritables
" mines d'observation ", la chose n'etonne guère. Cependant le compte
rendu de Castaneda possède sa spécificité.
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L'auteur ne décrit pas
toute les situations de la vie quotidienne. Il ne décrit que ce
qui a strictement un rapport avec sa recherche. Cette dernière n'a
plus rien d'universitaire, en l'occurence ethnobotanique... Toutes ses
expériences " initiatique ...", dans ce qu'elles ont de plus concret
( déplacements du corps, opérations à base de couleurs,
de sons, etc.) doivent être notées, restituées. Don
Juan, le chaman initiateur insiste beaucoup là-dessus. Il "exigeait,
précise l'auteur dans l'introduction, le souvenir précis
et loyal de tous les détails, ainsi qu'une relation complète
de chaque expérience ".
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Les choses qui arrivent, bizarres
ou non, ordinaires ou extraordianires, les états de conscience non-ordinaires,
- tout doit être décrit. L' account est ainsi soumis
à l'écoute et à la critique du maître. D'autres
témoins peuvent collaborer à cette mise en oeuvre collective
de l'accountability de la réalité surtout lorsqu'il
y a perte ou diminution de la conscience ordinaire, possession par Mescalito,
etc. Le compte rendu sur ce qui est advenu à l'auteur est alors
effectué par les autres ( un peu comme le journal de James Joyce
est tenu par son jeune frère, cf. Le journal de Dublin ).
Il entre dans le journal de Castaneda à côté des souvenirs
plus ou moins cohérents qu'a conservés l'auteur de ses sensations,
visions, paroles, mouvements.
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Sa " compétence
unique " en tant qu'il expérimente seul des états non-ordinaires
de conscience n'est donc pas, au niveau de la restitution, du compte rendu,
synonyme de témoignage unique, intime singulier, dans le genre "
J'étais là, telle chose m'advint " et par conséquent
" je suis le seul à pouvoir en parler ". La collectivisation de
la perception comme de son compte-rendu est ou devrait être, en anthropologie
de terrain comme en général dans la démarche clinique,
un point essentiel. C'est ce qui manque le plus cruellement à certaines
études de terrain strictement individuelles : Malinowski aux Trobriands,
à divers moments de ses quatres années de terrain, dont l'account
a
pu fournir à Freeman, animé ill est vrai d'intentions cachées,
une certaine justification à sa critique de la " falsification"
opérée par Margaret.
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Peut-être est-ce la prise
de conscience des limites et des difficultés de la publication du
compte rendu d'un processus purement individuel qui a conduit Jeanne Favret-Saada
à faire cosigner paradoxalement par son amié Josée
Contreras la version publiée de son journal...
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Pour légitimer l'existence
d'un compte rendu complet d'expériences dont la perception, le vécu,
le degré de crédibilité posent problème, Castaneda
fait appel, dans la partie "scientifique" de son livre, à la notion
de consensus particulier, qu'il oppose à la notion de consensus
ordinaire.
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La question du témoignage
des sens et de la mémoire individuelle, ainsi que celle, connexe,
de la bonnz foi, sont en effet posées par la narration de ce curieux
observateur-participant. D'autant que c'est avec son corps tout entier
que Castaneda observe et simultanément expérimente : "dans
ses enseignements, le consensus particulier signifiait un accord tacite
ou implicite sur les éléments composant la réalité
non-ordinaire, accord qu'il m'avait procuré en tant que maître,
car j'étais apprenti de sa connaissance ; consensus particulier
en aucune façon frauduleux ou falsifiés, comme ce pourrait
être le cas entre deux personnes qui se décriraient leurs
rêves ".
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Un peu plus loin, Castaneda
évoque la " valeur pragmatique " du consensus particulier. C'est
en effet le sentiment que l'on éprouvre, - un peu comme dans l'exposé
des concepts de l'ethnométhodologie ( cette dernière ne tient-elle
pas cette caracteristique du pragmatisme affiché de Peirce dans
sa sémiotique ?) : le consensus particulier est une sorte de contrat
moral passé entre Castaneda et son informateur-guru-contrôleur,
ce dernier mot étant pris au sens du contrôle en psychanalyse
didactique.
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Ici encore, nous avons beaucoup
à apprendre de ce dispositif qui tente d'interrompre la chaine infinie
des indexicalités, des interprétants (cf. mon texte sur Peirce,
et surtout celui de Robert Marty), bref, d'eviter le delire d'interpretation.
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Faut-il en conclure que le journal
de Castaneda s'eloigne fort de ce que " l'on" attend d'un texte ethnographique
? Ne faut-il pas plutôt penser, avec Clifford (Clifford, 1985), que
le texte ethnographique est tout à fait assimilable à un
texte de fiction ?
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A propos du livre de Castaneda,
on peut légitimement se demander lequel, du journal ou de " l' analyse
structurale" qui le complète, est le plus "fictif". En d'autres
termes, lequel est le hors texte, lequel est le texte
? Ce
qui est clair, c'est que le journal n'a nul besoin de " l'analyse structurale"
pour fonctionner à plein rendement, alors que " l'analyse structurale"
est rien sans le journal...
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Pour y voir encore plus clair,
et dépasser le problème de l'authenticité de Castaneda,
on aurait aimé que sa "thèse de socio-anthropologie" contienne
aussi le journal de recherche de la partie "analyse structurale".
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